de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 110 Les voies du petit Jimbo

N° 110 Les voies du petit Jimbo

La glorieuse constipation de Luther, coincé, occlus, souffrant mille morts. Poussif. « Tu chieras à la sueur de ton front. »

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Reprendre à zéro = reprendre à neuf !

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« Presse le pas,
facteur,
l’amitié n’attend pas ! »

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Cette jeune femme, tous les matins, sur le quai de la gare, à la même heure et au même endroit. Toujours tapant des sms sur son téléphone, le bout du pied droit marchant sur le bout du pied gauche, à quatre-vingt dix degrés, comme si elle avait envie de faire pipi. Très jolie femme, très moche posture.

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« C’est tout une histoire », ou « c’est toute une histoire » ? Le pion hésite, confronte les auteurs, écrivains ou grammairiens, et se retire sur la pointe des pieds sans trancher.

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Les romans écrits à la première personne, et où le narrateur raconte une scène à laquelle il n’a pas assisté. Très désagréable impression d’hiatus, d’anacoluthe. Et pourtant, cette impossibilité est parfois délicieuse, comme dans Proust la scène où le Narrateur raconte ce qu’il ne peut pas savoir, et qui fait tout le sujet du paragraphe.
« Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire, « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile. »
(Noter le renversement de ce qui regarde et de ce qui est regardé : une maison de plaisance « qui ne voyait rien du monde », des lieux « qui ne l’avaient jamais vu ». Dès l’épisode des clochers de Martinville, tout premier texte écrit par le Narrateur, le procédé apparaît ; ce sont les clochers qui regardent le Narrateur : « Nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. […] et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. »)

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(Suite)
Même incertitude dans Debussy, ses Children’s corner. La « Jimbo’s lullaby » : on ne sait si la berceuse est chantée au petit éléphant (par qui, par sa mère ?), si au contraire elle est chantée par lui, ni même si c’est Debussy qui la lui chante, ou son auditeur qui est invité à le faire.

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Un étalon saillit ou saillissait une jument, des muscles saillent ou saillaient sous la peau.

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Exercice : Regarder sa maison depuis la rue, comme si on l’avait quittée trente ans plus tôt, avec la même nostalgie, la même impression d’en savoir beaucoup plus maintenant, d’avoir grandi.

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Dans Le port de l’angoisse, quand Lauren Bacall, avec son contralto suave et sombre, se met à chanter Am I blue avec Cricket, le pianiste qui chante en jouant, leurs deux voix s’enchaînent sans rupture : elles sont identiques. C’est une parabole. Mais de quoi ?

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Personne ne sait
Laquelle des deux provoque l’autre, de la tachycardie et de l’angoisse. Bien entendu, les médecins ont une idée sur la question, très précise, entière et définitive : la moitié d’entre eux défend une cause première, l’autre moitié l’autre.

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Pour vérifier la délivrabilité de ses mels, il faut tester leur indésirabilité.

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Le « devoir de mémoire » : boulevard des Fusillés, rue des Torturés, impasse des Éventrées, avenue des Défenestrés, passage des Exterminés, square Gégène, cité des Pendus, place du Poteau, quai des Violées, port des Égorgés, faubourg des Baignoires, route des Gazés, parc du Tortionnaire-Inconnu, carrefour du Garrot, rond-point de la Décapitation, cours de la Répression-Sanglante, passerelle Bourreau, sentier des Émasculés, pont Kalachnikov.

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« Ultime Liberté », association qui milite pour « le droit à une mort autodéterminée », et dont le seul but est de perdre des adhérents.

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Le féminisme radicalisé, vu comme une seconde Révolution culturelle, avec ses gardes rouges, ses repentirs publics, ses « coupables » promenés en charrette avec un écriteau pendu au cou, ses délations, ses procès sans avocat et torchés par sa minorité aboyante, ses lâches, ses profiteurs, ses vengeances, ses têtes coupées, sa guerre à la langue maternelle.

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Dernière minute

Personne ne sait
Si, dans les couloirs de la Scala, le chef d’orchestre Riccardo Muti a dit à l’autre chef d’orchestre Riccardo Chailly « Fuori dai coglioni » (lâche-moi les couilles) ou « Non rompere i coglioni » (me casse pas les couilles).

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Dans un train anglais, une annonce par haut-parleur : « Ladies and gentlemen… » Protestation de personnes ne se reconnaissant dans aucune de ces deux catégories. Excuses de la compagnie ferroviaire.

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Personne ne sait
Ce que signifie exactement une manifestation de policiers à laquelle participe, outre des candidats à l’élection présidentielle et des députés de la majorité, le ministre de l’Intérieur. Personne ne le sait, mais on craint de le comprendre.

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VIENT DE REPARAÎTRE

Nous autres Français devons faire notre deuil d’une bonne part de Shakespeare. La meilleure, disent les Anglais : sa poésie. Admettons-le. Mais offrons à ce réprouvé de naissance au moins l’hospitalité d’une langue qui s’affirme haut et clair comme une vraie langue, digne de ce nom, comme une langue qui ne se prêtera pas plus à la traduction que la sienne, et qui peut-être lui sera douce dans son lointain exil. Il faut retraduire tout Shakespeare, avec courage, orgueil et patience. Rendre à ce théâtre génial sa violence et sa rapidité, y mettre toute le savoir-faire possible, en écoutant notre langue et notre voix autant que les siennes : en satisfaisant aux exigences du théâtre français. Nabokov : « Qu’est-ce qu’une traduction ? Sur un plateau, la tête pâle et flamboyante d’un poète. » Décapiter l’auteur est suffisant ; ne jetons pas le plateau.

VIENNENT DE PARAÎTRE



Les problèmes parus entre 2011 et 2017 dans le Nouvel Observateur. Les Belles Lettres, 480 pages, 17,90 €

On ne saurait se faire une juste idée de l’homme Gide si l’on méconnaît sa passion pour la crapette, jeu de cartes immortel, jeu de cartes nobélisable mais cruel, qu’il a pratiqué toute sa vie, et dont son amie, la Petite Dame, fut une régulière victime consentante.
De même, il a paru indispensable de colliger toutes les allusions que dans son Journal il fait au jeune adolescent nommé Victor. L’auteur de Corydon l’a rencontré en Tunisie pendant la guerre. Il focalise sur lui toute son attention, montre sa perspicacité, sa finesse, et laisse apparaître dans le même temps sa partialité, son dépit, sa petitesse de grand homme.

Du Lérot, 72 pages, 15 €, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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commentaires

3 Réponses pour N° 110 Les voies du petit Jimbo

Lucien X. Polastron dit: à

Quand j’étais chef d’orchestre à la Scala, je disais plutôt « Non mi rompe le scatole ! »

rose dit: à

Jacques Drillon

Ai trouvé Wimbo hey, que j’ai pris, las,pour Jimbo hey, dans le livre de la jungle. J’aurais bien aimé trouver les voix du petit Jimbo. Hey.

Je ne pense pas que cela soit lié à l’angoisse mais à un stress affectif.
L’angoisse, ita est, la crise d’angoisse, ai traversé sans symptômes cardiaques.

Là c’est très particulier, depuis un temps certain.

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