Du cliché en traduction
Le traducteur est – doit être – un grand bricoleur de mots. Il est même par définition un bricoleur au sens le plus intime du terme. J’ai lu il y a longtemps cette étonnante définition du bricoleur : un type qui, confronté à un problème pratique à résoudre, va dans son atelier et farfouille parmi les objets ou fragments d’objets qu’il a pu récupérer (et dont il garde certains depuis des années, voire des dizaines d’années) pour fabriquer ou réparer quelque chose ou changer la destination du bidule d’origine. Étant bricoleur moi-même, je confirme que cette définition est tout à fait authentique. J’ajouterai seulement qu’elle s’accompagne d’un surprenant sentiment de satisfaction, quand le bricolage fonctionne. Or la traduction nous demande de constituer un objet – un texte – en nous servant des éléments qui sont dans notre atelier, puisque nous n’avons précisément pas accès, par définition, aux ‘pièces d’origine,’ soit la langue de départ. Autant dire que nous avons intérêt à avoir des réserves débordant de mots, d’expressions, de tournures de phrases, de ‘trucs’ divers et, bien entendu, de clichés.
Idée ou expression toute faite trop souvent utilisée, nous dit le Robert. Banalité, poncif, redite, stéréotype, ajoute-t-il comme synonymes. Et de nous renvoyer à lieu commun, pour donner comme exemple… un cliché doublé d’une redondance : un lieu commun rebattu. Comme quoi, on a fichtrement du mal à échapper au cliché. Le Grand Robert propose également trois citations excellentes pour servir de base aux idées que je veux développer sur le cliché en traduction :
On ne s’entend que sur les lieux communs. Sans terrain banal, la société n’est plus possible. (Gide) L’énergie du désespoir. C’est un lieu commun. Mais il est vrai. Il est tellement important de dire quelque chose qui exprime ce qui est réellement qu’il faut respecter les lieux communs, car huit ou neuf fois sur dix, ils expriment la réalité. Il est très bien d’être original, mais à condition d’être original en disant vrai. (Montherlant). Et Rivarol ferme le ban : À la fin, tout devient lieu commun en littérature.
Comment se fait-il qu’un mode de communication aussi universellement employé (et aussi manifestement indispensable) ait une si médiocre réputation ? Les origines typographiques du terme ‘cliché’ nous éclairent peut-être : la reproductibilité à l’identique, mécanique, d’une image grâce à une matrice. Le cliché serait le ‘prêt-à-porter’ de la pensée ordinaire (autre expression devenue cliché), qui nous permettrait de ne pas penser par nous-mêmes : de la confection intellectuelle en grande série, dans laquelle on se glisse en ayant simplement vérifié la taille. Toute l’ambiguïté du concept est là. Quand on critique l’emploi d’un cliché, on reproche implicitement à celui qui l’utilise de ne pas avoir pensé par lui-même, d’avoir fait preuve de paresse intellectuelle. Or – les situations humaines variant à l’infini sur des modèles fondamentalement identiques – rien n’empêche un cliché d’exprimer parfaitement “ ce que je veux dire. ”
(Digression : l’abus actuel, qui dure depuis quelques années, de l’expression “ j’allais dire ” est tout à fait significatif à cet égard : » Je vais dire quelque chose, mais ce n’est pas exactement ma pensée, j’emploie une commodité de langage, pardonnez-moi, mais vous comprendrez ce que je veux dire – et, en fin de compte, je le dis tout de même. » Le “ j’allais dire ” est un étiquetage dans un contexte où il faut avancer, fonctionner. Inutile de préciser que j’ai cette expression hypocrite en horreur.)
Le cliché joue donc un rôle indispensable dans la communication, et c’est pour ne pas l’avoir vu que Paul Valéry en est arrivé à proférer son incantation : “ Je n’écrirai jamais la Comtesse est sortie à cinq heures, ” [je cite de mémoire, c’est peut-être une marquise] qui est, en dernière analyse, un aveu d’impuissance : à force de vouloir éviter les clichés, les poncifs et la notion de banalité qui leur est systématiquement associée, on ne peut plus rien écrire, car si l’on raconte une histoire, on risque d’être obligé, à un moment donné, de préciser que la comtesse est sortie à cinq heures et qu’il n’y a qu’un moyen de le dire. Scriptum interruptum. En plus, il l’a écrit, finalement, que la comtesse…
Si je me suis bien expliqué (à l’abri de ces prestigieuses références) le lecteur doit se douter un peu où je veux en venir : le traducteur est un grand consommateur de clichés. Il n’a même pas le choix, à condition de prendre quelques précautions et de faire une distinction primordiale entre le lieu commun qu’il emploiera pour rendre un cliché de l’auteur et celui qu’il introduira. Prenons un exemple ultra-banal : …I wanted to cut her off at the knees se rendra très légitimement, dans la plupart des cas, par Je voulais lui couper l’herbe sous les pieds. L’expression anglaise est plus brutale et sanguinaire, mais sa ‘poncification’ atténue cet aspect ; ce qui importe ici, d’ailleurs, est le verbe couper, synonyme de priver quelqu’un des moyens qu’il utilise ou s’apprêtait à utiliser pour faire quelque chose. Soit dit en passant, il en est des clichés comme de l’humour ; l’anglais et le français disposent de nombreux correspondants. Ailleurs, il était question d’une voiture : A Ford… that had seen better days. Je vois mal comment traduire autrement que par une Ford qui avait connu des jours meilleurs. Parce que si l’auteur emploie un cliché (et avoir connu de jours meilleurs, en français, en est un breveté), on peut supposer qu’il le fait volontairement, qu’il convient tout à fait à son propos ; que ce raccourci lui permet de résumer un état des choses qu’il tient à ce que son lecteur connaisse (le délabrement du véhicule) sans avoir à en faire la description détaillée, parce que (par exemple) c’est un élément mineur de son récit. Que cette expression imagée existe à l’identique dans les deux langues a d’ailleurs un sens : elle évoque le temps qui passe ‘inexorablement’ le fait que les choses se dégradent, que nous vieillissons ; elle est pleine de nostalgie pour le passé, elle nous parle. Employé à bon escient, un cliché peut être chargé de sens, multiplicateur de nuances, communication directe avec l’inconscient du lecteur qui, pris par le récit, y trouvera peut-être, à son insu, un enchantement supplémentaire par ce renvoi à une richesse qui est en fait en lui, constituée de ce qu’il partage avec les autres membres, contemporains ou disparus, de sa culture.
Mais, quand on est ‘simplement’ traducteur, peut-on introduire un cliché là où il n’y en a pas dans le texte de départ ? Ma réponse est oui, à condition (comme TOUJOURS en traduction) de se poser la question de sa légitimité. On sait combien l’anglais, dans la description de tout ce qui est action, mouvement, a une rapidité et une efficacité remarquable, grâce (entre autres) à l’emploi des phrasal verbs et à la possibilité de créer des verbes à partir d’un substantif quelconque. L’emploi d’une expression toute faite, dans ces cas-là, peut avoir la même efficacité (voir infra, wiped out of existence).
En revanche, il faut fichtrement faire attention à ce qu’on écrit, et c’est en ce sens que le cliché peut être encombrant. J’ai entendu récemment un journaliste de la radio déclarer – après avoir dit que les militaires étaient prêts à intervenir en Serbie – que la diplomatie, cependant, ne désarmait pas. Le cliché qui tue. Les journalistes, d’ailleurs, sont les grands spécialistes d’une consommation abusive des clichés : plus personne ne peut arriver en tête des sondages sans y ‘caracoler.’ Quand le chômage augmente, il doit impérativement franchir une ‘barre’ mystérieuse, située en règle générale autour d’un chiffre rond. Ces deux exemples montrent combien on tombe facilement dans le grotesque, et le célèbre discours (à mon avis apocryphe) d’un député de la Troisième République nous vient alors à l’esprit : “ Il faut prendre le taureau par les cornes et l’étouffer dans l’œuf avant qu’il nous étrangle. ”
Comme le remarque avec justesse André Gide, le lieu commun, en ce sens fidèle à son étymologie, est ce sur quoi tout le monde est d’accord. Autrement dit, la base. En dernière analyse, les mots eux-mêmes sont des clichés. Les mots doivent être des clichés pour qu’existe la communication, puisqu’il est important, lorsque j’en emploie un, qu’il évoque dans l’esprit de mon interlocuteur une image aussi proche que possible de ce que ‘je veux dire.’ Dans les communications dont la finalité essentielle est la transmission d’une information, il n’y a en somme que des clichés. Voir par exemple les termes de la marine à voile, univoques, ultra-précis, car il s’agit de ne pas faire la moindre erreur pendant une manœuvre délicate ; le miracle est qu’ils en acquièrent parfois, en passant, une authentique poésie. C’est à ce stade, peut-être, qu’intervient le plus profondément le talent du traducteur. Car si tous les mots, pris un à un, sont des clichés, ce n’est en fait que parce que la démarche analytique les tire de leur contexte. S’ouvre ici une perspective de réflexion qu’il faut explorer. Il existe des phrases avec un seul mot : ‘oui’, ‘non’, ‘hélas !’ par exemple. Elles ne font sens qu’en fonction de leur contexte. ‘As-tu faim ?’ ‘oui’ – est un bout de dialogue d’une affligeante banalité [cliché] si je le donne tel quel. Mais présenté dans le contexte dramatique de gens perdus au fond des bois et commençant à crever de faim, il peut avoir une force, une intensité que sa mise hors contexte lui fait irrémédiablement perdre. Le cliché, au sens péjoratif, n’est pas dans les mots (bien évidemment, puisqu’on n’a pas le choix de ne pas en employer), mais pas davantage dans les expressions toutes faites ; c’est dans l’emploi de celles-ci soit à mauvais escient, soit par facilité, comme je viens de le faire moi-même en parlant ‘d’affligeante banalité’ pour ce fragment de dialogue. Encore que je peux me défendre en faisant remarquer que mon texte n’ayant pas de prétentions littéraires (voir infra), créatrices, artistiques, poétiques, il n’était peut-être pas plus mal d’utiliser cette expression figée, tout de suite décryptée et qui dit bien ce qu’elle veut dire, en évitant, en fin de compte, d’attirer trop l’attention sur quelque chose qui ne mérite pas tant d’honneur : ce qui se serait passé si j’avais parlé ‘d’insondable banalité’, par exemple, pour éviter le cliché tout cru.
Par ailleurs, mots et expressions toutes faites naissent, vivent et meurent. Certains mots, certaines expressions résistent mieux que d’autres, dont la durée de vie se réduit parfois à quelques mois ou années : simple phénomène de mode. C’est une logique qu’a bien vu Victor Hugo quand il écrit dans Tas de pierres, III, “ Ruisselant de pierreries, cette métaphore que j’ai mise dans Les Orientales a été immédiatement adoptée […] Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes les métaphores énergiques. Toutes les images vraies et vives deviennent populaires en entrant dans la circulation universelle. Ainsi ; courir ventre à terre, être enflammé de colère, rire à ventre déboutonné, tirer à boulets rouges […], être à couteaux tirés, prendre ses jambes à son cou, etc. ; autant d’admirables métaphores autrefois ; autant de lieux communs aujourd’hui. ” Il est amusant de constater que depuis qu’a été écrit ce texte (vers 1863) certaines de ces métaphores ont fort bien résisté : on court toujours ventre à terre en prenant ses jambes à son cou (même si on a un peu de mal à se représenter le tableau), mais on rit à gorge déployée et non plus à ventre déboutonné.
Pour en venir à la façon de traiter concrètement le problème tel qu’il me semble qu’il doit l’être en traduction, je vais prendre plusieurs exemples tirés de mes travaux récents. Je les ai relevés au fur et à mesure de mes traductions, dans la perspective de cet article, mais je ne les ai nullement ‘choisis’. Ce sont les ‘premiers venus*’. Le cas idéal, voisin de ceux cités précédemment : The wife got wind of courtship that her husband… devient sans aucun problème L’épouse eu vent de la cour que son mari… Cas idéal parce que l’image qui constitue ce cliché est identique dans les deux langues et occupe le même niveau de langue ; je n’ai pas eu la moindre hésitation à l’employer.
On pourrait presque dire la même chose de l’expression to split up the pie qui devient sans peine se partager le gâteau ; remplacer ‘tarte’ par ‘gâteau’ ne pose pas le moindre problème. Même chose ou presque avec to wear many hats, qu’on peut traduire soit par porter plusieurs casquettes (l’expression française classique) mais éventuellement par porter plusieurs chapeaux, car dans le texte, l’auteur dit que l’un d’eux est un chapeau de cow-boy : je ne pouvais dire que l’un d’eux était une ‘casquette de cow-boy’ ; le seul ennui est que porter le chapeau est une expression qui a un tout autre sens en français ; mais là, le contexte étant sans ambiguïté, j’ai décidé de garder la formule, pour privilégier le filage de la métaphore.
Autre exemple, qui pose davantage de problèmes. Il est question dans un récit d’un homme as friendly as a mad dog. Je ne suis pas sûr à la lecture (et ne le suis toujours pas) qu’il s’agisse à proprement parler d’un cliché en anglais ; plutôt d’une métaphore destinée à montrer à quel point le personnage était peu avenant. Aussi amical qu’un chien fou, en français, ne tient pas la route. On peut à la rigueur écrire aussi amical qu’un chien enragé ; c’est déjà mieux, mais ne correspond pas tout à fait au personnage qui, aussi peu sympathique qu’il soit, n’est pas agressif, ce que connote trop enragé. Mais l’idée du texte (le passage à citer aurait été trop long) est que celui qui fait cette métaphore est frappé par le mauvais accueil qu’il reçoit, et j’utilise finalement un cliché français légèrement détourné : aussi amical qu’une porte de prison (amical remplaçant accueillant). C’est d’autant mieux venu que l’individu décrit terminera bientôt en prison, clin d’œil que l’auteur n’avait évidemment pas prévu mais qui est un de ces petits enrichissements discrets par polysémie, si je puis dire, que l’on peut se permettre quand ils sont dans l’esprit du texte.
Autre cliché, donnant cette fois davantage de fil à retordre (du fil à retordre : irrésistible !) : to come out of the blue. On le rencontre régulièrement, et tout aussi régulièrement on se casse le nez dessus. On aimerait en effet trouver une image aussi efficace, aussi légère, aussi expressive. On peut parfois utiliser tomber du ciel qui a l’avantage de faire allusion à ce bleu dont sort la chose inattendue, mais le cliché français est très limitant, en termes de situation. Sorti de nulle part est évidemment ce qui vient à l’esprit, mais quelle fadeur, à côté du cliché anglais ! Il m’est arrivé d’employer l’expression tout à trac mais celle-ci doit l’être avec modération. Traduire quelque chose qui n’est pas un cliché par un cliché :
« The entire street, which had once been a cramped, stiffling heaps of tenements […] had been wiped out of existence. »
L’image anglaise, grâce au phrasal verb, est extrêmement dynamique : wipe out of existence. Dire que la rue n’existait plus ou avait disparu faisait perdre toute l’intensité de ce que ressent le héros, qui revient dans sa ville natale après bien des années pour constater que la maison de son enfance a été détruite, comme le reste du quartier. Il y a un côté radical, violent, définitif qu’il est important de rendre. J’ai eu recours à un cliché, qui a l’avantage de présenter cette même radicalité violente à cause du contexte dans lequel on l’emploie en général : toute la rue […] avait été rayée de la carte.
Voyons maintenant un texte anglais et la traduction que j’en propose :
« Paris […] was Sizzling hot that July […] The mood of Paris, always a magnet for alienated Americans, was hot as well. Ce qui donne : Il fit une chaleur torride, cet été-là, dans toute l’Europe […] L’ambiance de Paris, éternel pôle d’attraction des Américains déboussolés […] était au diapason. »
Prenons le temps d’analyser ce passage en détail, car je le crois significatif de l’esprit dans lequel je travaille. Nous sommes dans une biographie, non dans un roman ; le style de l’auteur est souvent lourd et surtout terriblement redondant et j’avais comme consigne verbale de l’éditeur de “ resserrer. ” L’auteur précise qu’il a fait chaud à Paris et dans toute l’Europe, ce qui est parfaitement inutile : s’il a fait chaud dans toute l’Europe, il a forcément fait chaud aussi à Paris. sizzling hot est un cliché que rend très bien torride (j’aurais pu dire caniculaire). Pour le Paris, magnet…, pôle d’attraction s’imposait, même si j’introduis presque un jeu de mots avec Américains déboussolés ; j’ai trouvé cependant que c’était complémentaire et rendait bien l’esprit de la phrase et je l’ai donc laissé. …was hot as well n’est pas un cliché, mais j’ai estimé que cette banalité pouvait être agréablement remplacée par le cliché au diapason, plus imagé, puisqu’on est de toute façon dans une métaphore. On a là un cas intéressant, si l’on y songe : le cliché est moins banal que la description plate du fait !
Je dois préciser ici que je fais tout de même une différence importante entre les textes à prétentions littéraires et les autres. Les premiers relèvent, ou cherchent à relever, de ce qu’on appelle la littérature ; ils ont un ton, et dans le meilleur des cas, un style, un je ne sais quoi qui fait dire que personne, fors l’auteur, n’aurait pu écrire cette histoire comme il l’a fait. Pensez à Proust, pour prendre tout de suite le meilleur exemple. En revanche, les textes classés dans la rubrique “ essais ”, biographies, histoire, documents, etc. – comme ce texte-ci, au fait – ont pour objectif fondamental de transmettre un savoir, de donner des informations ou de proposer une réflexion, et parfois les trois à la fois. À ce titre, la clarté, la précision, l’aisance de la lecture sont des impératifs primordiaux, ce qui n’empêche pas, si l’auteur a du talent, vraiment du talent, qu’un essai ait un ton, voire du style (dans ce cas, je vous dis pas, pour le traducteur…). Autrement dit, j’hésite moins à employer des clichés, et surtout à en introduire, dans le cadre de ce genre d’ouvrage que dans un roman ; d’autant que le cliché qui surgit dans un roman est souvent légèrement détourné par son auteur, et qu’il n’est pas sûr que l’on puisse obtenir le même effet en français. Ou alors, il est volontairement placé dans la bouche d’un personnage, lui donnant ainsi à la fois ses limites sur le plan intellectuel et son contexte culturel. J’en reviens donc à mon leit-motiv : il n’y a que des cas d’espèces, on doit juger à chaque fois de la validité de ce qu’on écrit. Bien employé, bien rendu, le cliché fera mouche.
Voyons maintenant un exemple intéressant en ce qu’il pose plusieurs problèmes à la fois. Il est tiré d’une nouvelle assez bien venue d’un auteur de suspense, Edward Lee. Elle met en scène un voyou criminel du plus bas étage qui se dit dans sa tête, à un moment donné, Hope springs eternal. Ce fragment de vers de Pope est assez connu des anglophones pour que l’auteur ne prenne même pas la peine de donner ses sources et que la citation puisse se retrouver dans la bouche d’un analphabète, même si c’est un peu tiré vers le haut, à mon avis, en termes de niveau de langue. La traduction littérale est à exclure, ne serait-ce que parce que la phrase est tronquée : …in the human breast, en effet, manque ; mais aussi, surtout, parce que si j’écrivais L’espoir jaillit, éternel, (par exemple) elle prendrait un tour littéraire élégant, en français, en totale contradiction avec le personnage qui pense la citation. Si la phrase ne fait pas cet effet en anglais, c’est à cause de son statut de cliché ; le voyou peut la penser, en anglais, à cause de ce statut ; la traduction littérale, pour séduisante qu’elle soit ici, est à proscrire ; je dois m’efforcer de trouver un équivalent (ce mot est important : équi-valent), lequel va être tout bêtement, ici, L’espoir fait vivre. Il a en outre l’avantage de coller à la situation du personnage, qu’il serait trop long de décrire. La valeur de cet exemple est aussi de montrer la filiation qui existe entre clichés et proverbes : si le cliché est le prêt à penser des situations quotidiennes, le proverbe est le prêt à penser du philosophe du dimanche, de celui qui tente un embryon de réflexion sur sa situation d’être au monde.
Dernier exemple, pour la bonne bouche, et parce qu’il est rigolo (les clichés correspondent en français et en anglais, en effet, et pourtant les deux phrases disent le contraire l’une de l’autre) :
« Another young woman might have thrown up her hands que j’ai évidemment rendu par Une autre aurait peut-être baissé les bras… [j’escamote évidemment exprès la redondance young woman – voir supra]. »
Mais l’homme habite le monde en poète, même s’il l’oublie trop souvent, et la plupart de ses communications sont parasitées d’une multiplicité d’affects, souvent bien plus importants que le contenu explicite du message. C’est d’ailleurs là que commence aussi la littérature, peut-être. Le lieu commun joue alors un rôle structurel, permet une reconnaissance ou une identification par le lecteur, Le traducteur est – doit être – un grand bricoleur de mots. Il est même par définition un bricoleur au sens le plus intime du terme. J’ai lu il y a longtemps cette étonnante définition du bricoleur : un type qui, confronté à un problème pratique à résoudre, va dans son atelier et farfouille parmi les objets ou fragments d’objets qu’il a pu récupérer (et dont il garde certains depuis des années, voire des dizaines d’années) pour fabriquer ou réparer quelque chose ou changer la destination du bidule d’origine. Étant bricoleur moi-même, je confirme que cette définition est tout à fait authentique. J’ajouterai seulement qu’elle s’accompagne d’un surprenant sentiment de satisfaction, quand le bricolage fonctionne. Or la traduction nous demande de constituer un objet – un texte – en nous servant des éléments qui sont dans notre atelier, puisque nous n’avons précisément pas accès, par définition, aux ‘pièces d’origine,’ soit la langue de départ. Autant dire que nous avons intérêt à avoir des réserves débordant de mots, d’expressions, de tournures de phrases, de ‘trucs’ divers et, bien entendu, de clichés.
Idée ou expression toute faite trop souvent utilisée, nous dit le Robert. Banalité, poncif, redite, stéréotype, ajoute-t-il comme synonymes. Et de nous renvoyer à lieu commun, pour donner comme exemple… un cliché doublé d’une redondance : un lieu commun rebattu. Comme quoi, on a fichtrement du mal à échapper au cliché. Le Grand Robert propose également trois citations excellentes pour servir de base aux idées que je veux développer sur le cliché en traduction :
« On ne s’entend que sur les lieux communs. Sans terrain banal, la société n’est plus possible. (Gide) L’énergie du désespoir. C’est un lieu commun. Mais il est vrai. Il est tellement important de dire quelque chose qui exprime ce qui est réellement qu’il faut respecter les lieux communs, car huit ou neuf fois sur dix, ils expriment la réalité. Il est très bien d’être original, mais à condition d’être original en disant vrai. (Montherlant). Et Rivarol ferme le ban : À la fin, tout devient lieu commun en littérature. »
Comment se fait-il qu’un mode de communication aussi universellement employé (et aussi manifestement indispensable) ait une si médiocre réputation ? Les origines typographiques du terme ‘cliché’ nous éclairent peut-être : la reproductibilité à l’identique, mécanique, d’une image grâce à une matrice. Le cliché serait le ‘prêt-à-porter’ de la pensée ordinaire (autre expression devenue cliché), qui nous permettrait de ne pas penser par nous-mêmes : de la confection intellectuelle en grande série, dans laquelle on se glisse en ayant simplement vérifié la taille. Toute l’ambiguïté du concept est là. Quand on critique l’emploi d’un cliché, on reproche implicitement à celui qui l’utilise de ne pas avoir pensé par lui-même, d’avoir fait preuve de paresse intellectuelle. Or – les situations humaines variant à l’infini sur des modèles fondamentalement identiques – rien n’empêche un cliché d’exprimer parfaitement “ ce que je veux dire. ”
(Digression : l’abus actuel, qui dure depuis quelques années, de l’expression “ j’allais dire ” est tout à fait significatif à cet égard : je vais dire quelque chose, mais ce n’est pas exactement ma pensée, j’emploie une commodité de langage, pardonnez-moi, mais vous comprendrez ce que je veux dire – et, en fin de compte, je le dis tout de même. Le “ j’allais dire ” est un étiquetage dans un contexte où il faut avancer, fonctionner. Inutile de préciser que j’ai cette expression hypocrite en horreur.)
Le cliché joue donc un rôle indispensable dans la communication, et c’est pour ne pas l’avoir vu que Paul Valéry en est arrivé à proférer son incantation : “ Je n’écrirai jamais la Comtesse est sortie à cinq heures, ” [je cite de mémoire, c’est peut-être une marquise] qui est, en dernière analyse, un aveu d’impuissance : à force de vouloir éviter les clichés, les poncifs et la notion de banalité qui leur est systématiquement associée, on ne peut plus rien écrire, car si l’on raconte une histoire, on risque d’être obligé, à un moment donné, de préciser que la comtesse est sortie à cinq heures et qu’il n’y a qu’un moyen de le dire. Scriptum interruptum. En plus, il l’a écrit, finalement, que la comtesse…
Si je me suis bien expliqué (à l’abri de ces prestigieuses références) le lecteur doit se douter un peu où je veux en venir : le traducteur est un grand consommateur de clichés. Il n’a même pas le choix, à condition de prendre quelques précautions et de faire une distinction primordiale entre le lieu commun qu’il emploiera pour rendre un cliché de l’auteur et celui qu’il introduira. Prenons un exemple ultra-banal : …I wanted to cut her off at the knees se rendra très légitimement, dans la plupart des cas, par Je voulais lui couper l’herbe sous les pieds. L’expression anglaise est plus brutale et sanguinaire, mais sa ‘poncification’ atténue cet aspect ; ce qui importe ici, d’ailleurs, est le verbe couper, synonyme de priver quelqu’un des moyens qu’il utilise ou s’apprêtait à utiliser pour faire quelque chose. Soit dit en passant, il en est des clichés comme de l’humour ; l’anglais et le français disposent de nombreux correspondants. Ailleurs, il était question d’une voiture : A Ford… that had seen better days. Je vois mal comment traduire autrement que par une Ford qui avait connu des jours meilleurs. Parce que si l’auteur emploie un cliché (et avoir connu de jours meilleurs, en français, en est un breveté), on peut supposer qu’il le fait volontairement, qu’il convient tout à fait à son propos ; que ce raccourci lui permet de résumer un état des choses qu’il tient à ce que son lecteur connaisse (le délabrement du véhicule) sans avoir à en faire la description détaillée, parce que (par exemple) c’est un élément mineur de son récit. Que cette expression imagée existe à l’identique dans les deux langues a d’ailleurs un sens : elle évoque le temps qui passe ‘inexorablement’ le fait que les choses se dégradent, que nous vieillissons ; elle est pleine de nostalgie pour le passé, elle nous parle. Employé à bon escient, un cliché peut être chargé de sens, multiplicateur de nuances, communication directe avec l’inconscient du lecteur qui, pris par le récit, y trouvera peut-être, à son insu, un enchantement supplémentaire par ce renvoi à une richesse qui est en fait en lui, constituée de ce qu’il partage avec les autres membres, contemporains ou disparus, de sa culture.
Mais, quand on est ‘simplement’ traducteur, peut-on introduire un cliché là où il n’y en a pas dans le texte de départ ? Ma réponse est oui, à condition (comme TOUJOURS en traduction) de se poser la question de sa légitimité. On sait combien l’anglais, dans la description de tout ce qui est action, mouvement, a une rapidité et une efficacité remarquable, grâce (entre autres) à l’emploi des phrasal verbs et à la possibilité de créer des verbes à partir d’un substantif quelconque. L’emploi d’une expression toute faite, dans ces cas-là, peut avoir la même efficacité (voir infra, wiped out of existence). En revanche, il faut fichetrement faire attention à ce qu’on écrit, et c’est en ce sens que le cliché peut être encombrant. J’ai entendu récemment un journaliste de la radio déclarer – après avoir dit que les militaires étaient prêts à intervenir en Serbie – que la diplomatie, cependant, ne désarmait pas. Le cliché qui tue. Les journalistes, d’ailleurs, sont les grands spécialistes d’une consommation abusive des clichés : plus personne ne peut arriver en tête des sondages sans y ‘caracoler.’ Quand le chômage augmente, il doit impérativement franchir une ‘barre’ mystérieuse, située en règle générale autour d’un chiffre rond. Ces deux exemples montrent combien on tombe facilement dans le grotesque, et le célèbre discours (à mon avis apocryphe) d’un député de la Troisième République nous vient alors à l’esprit :
“ Il faut prendre le taureau par les cornes et l’étouffer dans l’œuf avant qu’il nous étrangle. ”
Comme le remarque avec justesse André Gide, le lieu commun, en ce sens fidèle à son étymologie, est ce sur quoi tout le monde est d’accord. Autrement dit, la base. En dernière analyse, les mots eux-mêmes sont des clichés. Les mots doivent être des clichés pour qu’existe la communication, puisqu’il est important, lorsque j’en emploie un, qu’il évoque dans l’esprit de mon interlocuteur une image aussi proche que possible de ce que ‘je veux dire.’ Dans les communications dont la finalité essentielle est la transmission d’une information, il n’y a en somme que des clichés. Voir par exemple les termes de la marine à voile, univoques, ultra-précis, car il s’agit de ne pas faire la moindre erreur pendant une manœuvre délicate ; le miracle est qu’ils en acquièrent parfois, en passant, une authentique poésie. C’est à ce stade, peut-être, qu’intervient le plus profondément le talent du traducteur. Car si tous les mots, pris un à un, sont des clichés, ce n’est en fait que parce que la démarche analytique les tire de leur contexte. S’ouvre ici une perspective de réflexion qu’il faut explorer. Il existe des phrases avec un seul mot : ‘oui’, ‘non’, ‘hélas !’ par exemple. Elles ne font sens qu’en fonction de leur contexte. ‘As-tu faim ?’ ‘oui’ – est un bout de dialogue d’une affligeante banalité [cliché] si je le donne tel quel. Mais présenté dans le contexte dramatique de gens perdus au fond des bois et commençant à crever de faim, il peut avoir une force, une intensité que sa mise hors contexte lui fait irrémédiablement perdre. Le cliché, au sens péjoratif, n’est pas dans les mots (bien évidemment, puisqu’on n’a pas le choix de ne pas en employer), mais pas davantage dans les expressions toutes faites ; c’est dans l’emploi de celles-ci soit à mauvais escient, soit par facilité, comme je viens de le faire moi-même en parlant ‘d’affligeante banalité’ pour ce fragment de dialogue. Encore que je peux me défendre en faisant remarquer que mon texte n’ayant pas de prétentions littéraires (voir infra), créatrices, artistiques, poétiques, il n’était peut-être pas plus mal d’utiliser cette expression figée, tout de suite décryptée et qui dit bien ce qu’elle veut dire, en évitant, en fin de compte, d’attirer trop l’attention sur quelque chose qui ne mérite pas tant d’honneur : ce qui se serait passé si j’avais parlé ‘d’insondable banalité’, par exemple, pour éviter le cliché tout cru.
Par ailleurs, mots et expressions toutes faites naissent, vivent et meurent. Certains mots, certaines expressions résistent mieux que d’autres, dont la durée de vie se réduit parfois à quelques mois ou années : simple phénomène de mode. C’est une logique qu’a bien vu Victor Hugo quand il écrit dans Tas de pierres, III, “ Ruisselant de pierreries, cette métaphore que j’ai mise dans Les Orientales a été immédiatement adoptée […] Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes les métaphores énergiques. Toutes les images vraies et vives deviennent populaires en entrant dans la circulation universelle. Ainsi ; courir ventre à terre, être enflammé de colère, rire à ventre déboutonné, tirer à boulets rouges […], être à couteaux tirés, prendre ses jambes à son cou, etc. ; autant d’admirables métaphores autrefois ; autant de lieux communs aujourd’hui. ” Il est amusant de constater que depuis qu’a été écrit ce texte (vers 1863) certaines de ces métaphores ont fort bien résisté : on court toujours ventre à terre en prenant ses jambes à son cou (même si on a un peu de mal à se représenter le tableau), mais on rit à gorge déployée et non plus à ventre déboutonné.
Pour en venir à la façon de traiter concrètement le problème tel qu’il me semble qu’il doit l’être en traduction, je vais prendre plusieurs exemples tirés de mes travaux récents. Je les ai relevés au fur et à mesure de mes traductions, dans la perspective de cet article, mais je ne les ai nullement ‘choisis’. Ce sont les ‘premiers venus*’.
Le cas idéal, voisin de ceux cités précédemment : The wife got wind of courtship that her husband… devient sans aucun problème L’épouse eu vent de la cour que son mari… Cas idéal parce que l’image qui constitue ce cliché est identique dans les deux langues et occupe le même niveau de langue ; je n’ai pas eu la moindre hésitation à l’employer.
On pourrait presque dire la même chose de l’expression to split up the pie qui devient sans peine se partager le gâteau ; remplacer ‘tarte’ par ‘gâteau’ ne pose pas le moindre problème. Même chose ou presque avec to wear many hats, qu’on peut traduire soit par porter plusieurs casquettes (l’expression française classique) mais éventuellement par porter plusieurs chapeaux, car dans le texte, l’auteur dit que l’un d’eux est un chapeau de cow-boy : je ne pouvais dire que l’un d’eux était une ‘casquette de cow-boy’ ; le seul ennui est que porter le chapeau est une expression qui a un tout autre sens en français ; mais là, le contexte étant sans ambiguïté, j’ai décidé de garder la formule, pour privilégier le filage de la métaphore.
Autre exemple, qui pose davantage de problèmes. Il est question dans un récit d’un homme as friendly as a mad dog. Je ne suis pas sûr à la lecture (et ne le suis toujours pas) qu’il s’agisse à proprement parler d’un cliché en anglais ; plutôt d’une métaphore destinée à montrer à quel point le personnage était peu avenant. Aussi amical qu’un chien fou, en français, ne tient pas la route. On peut à la rigueur écrire aussi amical qu’un chien enragé ; c’est déjà mieux, mais ne correspond pas tout à fait au personnage qui, aussi peu sympathique qu’il soit, n’est pas agressif, ce que connote trop enragé. Mais l’idée du texte (le passage à citer aurait été trop long) est que celui qui fait cette métaphore est frappé par le mauvais accueil qu’il reçoit, et j’utilise finalement un cliché français légèrement détourné : aussi amical qu’une porte de prison (amical remplaçant accueillant). C’est d’autant mieux venu que l’individu décrit terminera bientôt en prison, clin d’œil que l’auteur n’avait évidemment pas prévu mais qui est un de ces petits enrichissements discrets par polysémie, si je puis dire, que l’on peut se permettre quand ils sont dans l’esprit du texte.
Autre cliché, donnant cette fois davantage de fil à retordre (du fil à retordre : irrésistible !) : to come out of the blue. On le rencontre régulièrement, et tout aussi régulièrement on se casse le nez dessus. On aimerait en effet trouver une image aussi efficace, aussi légère, aussi expressive. On peut parfois utiliser tomber du ciel qui a l’avantage de faire allusion à ce bleu dont sort la chose inattendue, mais le cliché français est très limitant, en termes de situation. Sorti de nulle part est évidemment ce qui vient à l’esprit, mais quelle fadeur, à côté du cliché anglais ! Il m’est arrivé d’employer l’expression tout à trac mais celle-ci doit l’être avec modération. Traduire quelque chose qui n’est pas un cliché par un cliché :
« The entire street, which had once been a cramped, stiffling heaps of tenements […] had been wiped out of existence »
L’image anglaise, grâce au phrasal verb, est extrêmement dynamique : wipe out of existence. Dire que la rue n’existait plus ou avait disparu faisait perdre toute l’intensité de ce que ressent le héros, qui revient dans sa ville natale après bien des années pour constater que la maison de son enfance a été détruite, comme le reste du quartier. Il y a un côté radical, violent, définitif qu’il est important de rendre. J’ai eu recours à un cliché, qui a l’avantage de présenter cette même radicalité violente à cause du contexte dans lequel on l’emploie en général : toute la rue […] avait été rayée de la carte.
Voyons maintenant un texte anglais et la traduction que j’en propose :
Paris […] was Sizzling hot that July […] The mood of Paris, always a magnet for alienated Americans, was hot as well. Ce qui donne : Il fit une chaleur torride, cet été-là, dans toute l’Europe […] L’ambiance de Paris, éternel pôle d’attraction des Américains déboussolés […] était au diapason »
Prenons le temps d’analyser ce passage en détail, car je le crois significatif de l’esprit dans lequel je travaille. Nous sommes dans une biographie, non dans un roman ; le style de l’auteur est souvent lourd et surtout terriblement redondant et j’avais comme consigne verbale de l’éditeur de “ resserrer. ” L’auteur précise qu’il a fait chaud à Paris et dans toute l’Europe, ce qui est parfaitement inutile : s’il a fait chaud dans toute l’Europe, il a forcément fait chaud aussi à Paris. sizzling hot est un cliché que rend très bien torride (j’aurais pu dire caniculaire). Pour le Paris, magnet…, pôle d’attraction s’imposait, même si j’introduis presque un jeu de mots avec Américains déboussolés ; j’ai trouvé cependant que c’était complémentaire et rendait bien l’esprit de la phrase et je l’ai donc laissé. …was hot as well n’est pas un cliché, mais j’ai estimé que cette banalité pouvait être agréablement remplacée par le cliché au diapason, plus imagé, puisqu’on est de toute façon dans une métaphore. On a là un cas intéressant, si l’on y songe : le cliché est moins banal que la description plate du fait !
Je dois préciser ici que je fais tout de même une différence importante entre les textes à prétentions littéraires et les autres. Les premiers relèvent, ou cherchent à relever, de ce qu’on appelle la littérature ; ils ont un ton, et dans le meilleur des cas, un style, un je ne sais quoi qui fait dire que personne, fors l’auteur, n’aurait pu écrire cette histoire comme il l’a fait. Pensez à Proust, pour prendre tout de suite le meilleur exemple. En revanche, les textes classés dans la rubrique “ essais ”, biographies, histoire, documents, etc. – comme ce texte-ci, au fait – ont pour objectif fondamental de transmettre un savoir, de donner des informations ou de proposer une réflexion, et parfois les trois à la fois. À ce titre, la clarté, la précision, l’aisance de la lecture sont des impératifs primordiaux, ce qui n’empêche pas, si l’auteur a du talent, vraiment du talent, qu’un essai ait un ton, voire du style (dans ce cas, je vous dis pas, pour le traducteur…). Autrement dit, j’hésite moins à employer des clichés, et surtout à en introduire, dans le cadre de ce genre d’ouvrage que dans un roman ; d’autant que le cliché qui surgit dans un roman est souvent légèrement détourné par son auteur, et qu’il n’est pas sûr que l’on puisse obtenir le même effet en français. Ou alors, il est volontairement placé dans la bouche d’un personnage, lui donnant ainsi à la fois ses limites sur le plan intellectuel et son contexte culturel. J’en reviens donc à mon leit-motiv : il n’y a que des cas d’espèces, on doit juger à chaque fois de la validité de ce qu’on écrit. Bien employé, bien rendu, le cliché fera mouche.
Voyons maintenant un exemple intéressant en ce qu’il pose plusieurs problèmes à la fois. Il est tiré d’une nouvelle assez bien venue d’un auteur de suspense, Edward Lee. Elle met en scène un voyou criminel du plus bas étage qui se dit dans sa tête, à un moment donné, Hope springs eternal. Ce fragment de vers de Pope est assez connu des anglophones pour que l’auteur ne prenne même pas la peine de donner ses sources et que la citation puisse se retrouver dans la bouche d’un analphabète, même si c’est un peu tiré vers le haut, à mon avis, en termes de niveau de langue. La traduction littérale est à exclure, ne serait-ce que parce que la phrase est tronquée : …in the human breast, en effet, manque ; mais aussi, surtout, parce que si j’écrivais L’espoir jaillit, éternel, (par exemple) elle prendrait un tour littéraire élégant, en français, en totale contradiction avec le personnage qui pense la citation. Si la phrase ne fait pas cet effet en anglais, c’est à cause de son statut de cliché ; le voyou peut la penser, en anglais, à cause de ce statut ; la traduction littérale, pour séduisante qu’elle soit ici, est à proscrire ; je dois m’efforcer de trouver un équivalent (ce mot est important : équi-valent), lequel va être tout bêtement, ici, L’espoir fait vivre. Il a en outre l’avantage de coller à la situation du personnage, qu’il serait trop long de décrire. La valeur de cet exemple est aussi de montrer la filiation qui existe entre clichés et proverbes : si le cliché est le prêt à penser des situations quotidiennes, le proverbe est le prêt à penser du philosophe du dimanche, de celui qui tente un embryon de réflexion sur sa situation d’être au monde.
Dernier exemple, pour la bonne bouche, et parce qu’il est rigolo (les clichés correspondent en français et en anglais, en effet, et pourtant les deux phrases disent le contraire l’une de l’autre) : Another young woman might have thrown up her hands que j’ai évidemment rendu par Une autre aurait peut-être baissé les bras… [j’escamote évidemment exprès la redondance young woman – voir supra].
Mais l’homme habite le monde en poète, même s’il l’oublie trop souvent, et la plupart de ses communications sont parasitées d’une multiplicité d’affects, souvent bien plus importants que le contenu explicite du message. C’est d’ailleurs là que commence aussi la littérature, peut-être. Le lieu commun joue alors un rôle structurel, permet une reconnaissance ou une identification par le lecteur, projette des images : c’est le sens de la citation de Montherlant.
Pour conclure, je reviendrai sur mon histoire du bricoleur : le cliché, vu ainsi, est le bidule que l’on a en réserve ‘au cas où’ et qui va réparer, qui va jouer le rôle de, remplacer, faire que tout fonctionne, même si la pièce n’est pas d’origine et ne peut pas l’être. En fin de compte, la seule question qu’on a à se poser n’est pas : cela est-il un cliché ? (avec pour corollaire, haro sur le poncif !) mais l’emploi de telle expression ou lieu commun est-il pertinent ici, en fonction des critères habituels : niveau de langue et intentions de l’auteur. Tout le reste n’est que…non-littérature. Comme quoi on peut, en prime, s’offrir le luxe suave de détourner le cliché.
* Qu’on me pardonne de profiter de l’occasion pour donner ce magnifique exemple de la dynamique que peut créer le cliché employé à bon escient : “ Si l’on veut savoir de quel droit j’interviens dans cette douloureuse affaire, je réponds : De l’immense droit du premier venu. Le premier venu, c’est la conscience humaine. ” C’est, évidemment, de Victor Hugo..
13 Réponses pour Du cliché en traduction
comme votre billet me ravit au souvenir de l’indignation d’un psychanalyste-traducteur que quelqu’un ait parlé de bricolage à propos de l’écriture de Lacan alors que vous donnez à ce mot la dignité du sacrosaint concept : dommage que vous n’en proposiez pas une traduction en english !
mais d’accord que si un jour un homme a pris sa femme pour un chapeau, ce n’est pas une raison pour manger ses casquettes
merci Monsieur de vos réflexions : j’espère que vous en réunissez d’autres du même tonneau et que le temps venu , on l’apprendra même sur la RdL .
Une fausse manipulation (un copier/coller ?) a coupé l’article en deux, et fait apparaître le début de l’article au beau milieu de la dernière partie. C’est un peu compliqué à expliquer, mais, voyez par vous-même 🙂
Très intéressant, à part ça !
« Je sortis de la marquise à cinq heures. »
(Jean-Bernard Pouy)
ayant relu récemment chez Michon
répondant à une question sur ses sous-titres « ferveur tistesse légèreté »
« »donc il se dépossède de tout et devient gai léger d’où le troisième sous-titre légèreté »
Mais je ne suis pas non plus un adepte à tout crin de la légèreté » qui est devenu un mot fétiche dénué de sens . Du Nietszche à l’usage des ânes »
je me demandais s’il ne formulait pas là la question (ou le crincrin ?) à laquelle vous vous confrontez sous le nom de cliché
…
…le style du cliché,…à traduire,…
…
…suivant les raccourcis techniques de l’écrivain original,…
…réflexions sur le vif,…et l’expérience immédiate des mouvements en cours,…par analogie spontanée,…
…traduire l’écrivain sans dogmes,…ou, déjà écrire pour pouvoir être traduit facilement par des tiers,…en somme,…
…etc,…
Merci pour ce libre propos, qui se lit bien agréablement par un jour de canicule.
« Les journalistes, d’ailleurs, sont les grands spécialistes d’une consommation abusive des clichés ».
Les légendes toutes faites qu’ils déposent au pied des clichés (photographiques) sont elles-mêmes des clichés.
Exemple: votre service dispose d’une photo montrant deux personnages, Ronnie qui lève le doigt et François qui l’écoute. Tous les deux se fendent la gueule.
Si le contexte est positif, on lira en bas: « Ronnie and François sharing a joke ».
Si quelque chose s’est passé, rupture ou disparition, on mettra sous la même photo: « Ronnie and François in happier days ».
Maintenant, si François ne fait plus partie de l’histoire, on peut couper la photo en deux et écrire sous le premier personnage: « Ronnie making a point ».
Cette dernière expression est du reste pas si facile à rendre en Français et dans des discussions académiques, nous n’avons pas, je crois de d’expressions abondantes (ruisselantes de pierreries) comme celles dont les anglophones disposent autour du mot « point ».
« What’s your point? »
« Well, that’s MY point, you see »
« I’d like to make a couple of points »
« It’s pointless »
–sans parler du « driving one’s point home », qui est assez contourné (in a Ford? in a Chevy?).
Il est rarissime qu’on puisse conserver le mot en Français (« c’est un point qu’il n’a pas abordé »…), la plupart du temps il faut chercher dans son atelier des bidules plutôt lourds (argument, remarque, etc.)…
J’ai entendu un Français dire « c’est exactement mon point » dans une discussion savante. A mon avis, les réactions subconscientes de l’auditoire pouvaient être de trois ordres:
– ce mec est un snob
– ce mec est un peu bizarre
– que veut dire ce mec?
Merci à ceux qui ont lu ce papier en dépit de son aspect rébarbatif et y ont pris plaisir. Pour répondre à celui d’entre vous qui a remarqué la difficulté qu’il y avait à traduire le terme anglais « point » je dirai que dans ma pratique, je n’hésite pas à utiliser un « jeu » de termes ou d’expressions, (comme quand je donne l’exemple « out of the blue »)pour rendre le sens, même s’il est un peu irritant de ne pas avoir d’équivalent parfait – ce qui est, entre parenthèse, une solution de facilité; par exemple, « What is your point? » peut très bien se rendre, a plupart du temps, par: « Où voulez-vous en venir? » et cette formule est tout aussi efficace…
Amitiés à tous ceux qui sont fascinés par le langage, les mots et les explosiosn de sens que jeur conjonction peut provoquer!
WOD
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MERCI!
Merci William Desmond pour cette réhabilitation du bricolage — inventif, industrieux, malin, souvent satisfaisant, parfois jubilatoire. Cela nous change de ces traducteurs qui se prennent pour des artistes, voire des créateurs. À ma petite échelle, je pratique le bricolage en traduction, lorsque l’un des auteurs que l’on me confie se fait plaisir (mais fait-il plaisir à ses lecteurs ?) en pondant des nouvelles où abondent les allitérations. Je ne vois pas d’autre solution que le bricolage pour rendre cette manchette de gazette à scandales visant Sinatra : “Sexy songster packs pint-sized pecker”, et aboutir faute de mieux à : « Le torride ténor est monté comme un tétard.»
Merci monsieur Desmond pour cet article enrichissant et pour ces exemples de traduction qui ont rejoint ma propre boîte à outils.
J’ai moi-même rencontré la métaphore du bricoleur dans plusieurs ouvrages y compris les deux suivants qui étaieraient bien votre propos et que je ne cite pas de mémoire mais tout simplement d’Internet :
1. Stephen King, dans le chapitre intitulé « boîte à outil » de « Écriture, mémoires d’un métier », 2001 (traduit de l’américain par vos propres soins) :
« … si vous voulez écrire au mieux de vos possibilités, il vous incombe de construire votre propre boîte à outils, puis de vous muscler suffisamment pour pouvoir la transporter. De cette façon, au lieu de vous retrouver devant des difficultés propres à vous décourager, vous pourrez peut-être disposer du bon outil et vous mettre sur le champ au travail. »
2. Claude Lévi-Strauss, « La pensée sauvage », 1962 :
« … son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens […] se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. »
J’ai lu cet article avec intérêt et plaisir car j’aime beaucoup les clichés parce qu’ils racontent ce que l’on ne dit pas, et qui transparaît juste au travers d’eux (j’ai d’abord écrit au travers d’eau, je trouve ça joli).
Il y a une chose qui m’a interpellée, dans votre traduction de « Paris was sizzling hot » etc. c’est ce diapason qui arrive en fin de phrase, il m’a emmenée tout à fait ailleurs, bien loin de cette chaleur torride de Paris. Et puis j’ai lu votre commentaire, qui dit que « was hot as well » est une description plate, et j’ai compris pourquoi le diapason m’avait dérangée. Il me semble qu’au contraire, hot as well est assez ingénieux, il cache derrière sa banalité le cliché « hot as hell », quelque chose d’assez rythmé, et plus brut, quand le diapason me rappelle mes années de chant choral (c’est pas très torride la polyphonie vocale).
Bref, je ne suis pas traductrice, mais je me suis demandé comment j’aurais aimé la lire, cette fin de phrase, et ç’aurait été :
Il fit une chaleur torride, cet été-là, dans toute l’Europe […] L’ambiance de Paris, éternel pôle d’attraction des Américains déboussolés […] était toute aussi chaude.
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