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La République des livres

Grâce et disgrâce de la langue française

Par JOSÉ ORTEGA Y GASSET

L’exemple illustrant peut-être le mieux les vertus et les limites d’une langue est celui de la lutte opposant un écrivain à son traducteur. Du point de vue du premier, la caractéristique qu’il décèlera de prime abord dans chaque langue sera naturellement sa souplesse ou sa rudesse, sa malléabilité ou sa rigidité. Il est en effet des langues inhospitalières, ne tolérant pas la moindre infraction : c’est le cas, peut-être plus qu’aucune autre, du français. On aurait peine à le croire si l’on envisage, pour le dire ainsi, cette langue de l’extérieur : tout en elle ne semble a priori que douceur, grâce, légèreté, facilité. Quel délice – pourrait-on penser – que de pouvoir parler ou écrire dans une telle langue ! Mais tout ce qui ad extra revêt les habits de vertu vit ad intra grâce à une discipline de fer.Le charme de la langue française s’explique par son caractère implacable.

La langue allemande accepte au contraire, et dans une très large mesure, toutes les déformations qu’on serait tenté de lui infliger : tel le jabot de la poule tolérant quasiment tout ce qu’on serait tenté de lui infliger, les grains de blé comme le gravier. L’élégance lui fait en revanche cruellement défaut.

Chaque langue possède ses propres frontières, ses limites, et, au sein de celles-ci, ses bureaux de douane. Un auteur traduit en français remarquant soudain que ses bagages ont été saisis constatera, avec une surprise teintée d’innocence, que dans cette merveilleuse langue on ne peut pas dire grand-chose. Tout simplement ! Vous aurez beau supplier le traducteur en arguant que pouvoir exprimer telle ou telle chose est pour vous une question de vie ou de mort littéraire… C’est peine perdue. Courtois, mais impassible, il vous répondra : « En français, cela ne se dit pas. » Et le plus surprenant est à quel point il restera imperturbable et satisfait, pour ne pas dire fier. L’auteur écrivant dans sa langue, cette langue romantique, en haillons, exempte de toute discipline supérieure et permettant de dire bien plus de choses, ne comprendra pas comment il est possible de s’enorgueillir d’une langue dans laquelle on ne peut exprimer qu’une fraction de ce qu’il nous arrive. Et pourtant, notre traducteur français est dans son bon droit.

L’existence de la langue française, telle que nous la connaissons aujourd’hui, constitue un merveilleux et unique phénomène historique. Je ne m’étendrai pas ici de façon détaillée sur les qualités exceptionnelles de la langue française. Contentons-nous des plus notoires. Le français se distingue de toutes les autres langues européennes par sa clarté, sa logique ou son bon sens, son élégance et sa grâce. Comment une langue a-t- elle pu développer ces qualités ? Quelles conditions requiert- elle ?

Notons par ailleurs qu’une langue ne se réduit pas à une expression individuelle mais est à considérer collectivement, un système de signes verbaux et leurs combinaisons en vigueur au sein d’une communauté. Si chaque individu s’exprimait selon son bon vouloir, il atteindrait rarement son objectif, à savoir être compris, par la parole. Pour une efficacité optimale, il devra plutôt s’approprier des signes pré-conçus et les employer selon l’usage collectif. Chaque individu se trouve à tout moment face à une langue construite, dont il doit, pour être compris, s’accommoder, tel un automobiliste circulant à travers une ville, bien obligé de composer avec l’agencement des rues. La langue est un fait social et non un fait personnel : chacun de ses éléments, par conséquent, chaque tournure de phrase, chaque changement de prononciation trouve certes son origine chez un individu mais cette tournure et ce changement phonétique ne sont pas intégrés à la langue avant d’avoir cessé d’être la spécificité de cet individu, entrant alors en vigueur, anonymement, et imposés à tous, y compris à ceux qui l’avaient engendré.

Si les attributs susmentionnés ont bien lieu dans la langue française, nous devons en attribuer l’origine au peuple français, en tant que collectivité. Et vice versa, il suffirait d’observer la langue française pour en déduire les nombreuses qualités du peuple qui l’a construite.

Une langue ne peut de toute évidence pas exister sans quelques qualités indispensables au peuple la pratiquant. Ces qualités sont communes à toutes les langues et s’appliquent à tous les peuples. Sans un minimum de solidarité, si chacun suit sa propre voie, aucune langue n’est possible, ni aucune société. Sans un minimum de logique, le langage serait lui aussi dénué de toute structure – morphologique, syntaxique – et chaque expression équivaudrait pour ainsi dire à une devinette. Ces conditions élémentaires sont en conséquence exemptes de valeur symptomatique.

Mais les vertus de la langue française ne se réfèrent pas à cette strate primaire, indispensable et spontanée du langage. Elles sont le produit de phénomènes ne pouvant exister que délibérément. Et si ce qui est délibéré doit s’appeler artificieux, on peut alors affirmer que la langue française est l’unique langue à la fois autochtone et artificielle. C’est en cela un cas unique, du moins au sein des langues vivantes.

Les langues se forment par sédimentation. Chaque individu, chaque groupe territorial ou professionnel déverse dans le bassin linguistique d’une communauté ses modes d’expression propres. Cette abondance végétative et exotique est soumise à une première sélection, régie par l’impératif le plus élémentaire de la parole : l’intangibilité. Si la langue n’était que pure sédimentation elle ne serait que chaos et babélisme. Le besoin de se comprendre élimine une bonne partie des sédiments et n’en retient qu’une portion, consolidés et ainsi plus homogènes. Mais l’intangibilité ainsi obtenue est encore bien déficiente. Il y a toujours en elle un besoin de clarté. Pour Quintilien il s’agissait là de la valeur première d’une langue : Oratio vero cuius summa virtus est perspecuitas.

Une langue est claire lorsqu’elle évite toute expression équivoque ou compliquée. La marge de manœuvre est limitée dès lors que les idées ne sont pas clairement exprimées et cette clarté n’est pas offerte à tous les peuples. Ceux-ci doivent préalablement y aspirer et se soumettre séculairement à la discipline la produisant. (Pour obtenir quelque chose de précieux – comme nous allons le voir dans le cas du français –, un peuple doit se résoudre à penser, vouloir et ressentir en cohérence avec les siècles passés. Le caractère éphémère de la conduite des nations européennes actuelles – à l’exception de l’Angleterre – est la preuve la plus certaine que l’on ne crée rien de nouveau mais que, bien au contraire, on dilapide ce qui a été acquis, abandonnant par la même occasion son héritage.)

Nous ne rentrerons pas aujourd’hui dans le débat sur ce qui fait la fameuse clarté de la langue française. Ceux qui voudraient ne pas comprendre en quoi elle consiste pourront lire le livre de Daniel Mornet, Histoire de la clarté française (Payot, 1929) Son principal mérite est de souligner que la clarté de la pensée conditionne la clarté de la langue. Voici ce que nous pouvons donc en conclure : penser clairement est une grande vertu de l’intellect. Grande, mais unique. N’allez pas croire que penser clairement signifie penser correctement, penser tout ce à quoi il faut penser. La clarté française – dans les idées et les mots – consiste peut-être avant tout à renoncer à penser et à n’énoncer que le plus important. Car le plus important est toujours difficile, difficile…

JOSÉ ORTEGA Y GASSET

(traduit de l’espagnol par Mikaël Gómez Guthart)

P. S : Contrairement au vaste monde hispanophone où il demeure une figure incontournable de la pensée, José Ortega y Gasset (1883-1955) a toujours joui en France d’un statut relativement marginal. Sa seule et unique apparition dans les pages de La NRF, alors dirigée par Jacques Rivière, remonte en effet à quasiment un siècle, dans le numéro de janvier 1923. La sollicitation viendrait vraisemblablement de Jean Cassou et de Valery Larbaud, à l’occasion du numéro hommage à Marcel Proust décédé deux mois auparavant. Son article s’intitulait « Le temps, la distance et la forme chez Proust », et sera repris quelques années plus tard dans son livre Le spectateur. Son patronyme figurait alors à côté de ceux de Benjamin Crémieux, Jean Cocteau, Paul Valéry ou encore André Gide. José Ortega y Gasset, pourtant germaniste de formation et spécialiste de métaphysique allemande, était profondément francophile. En témoigne notamment sa production critique sur Stendhal et Anatole France. En 1923, il entame une collaboration transatlantique longue de presque trois décennies avec le quotidien argentin La Nación, dont son fameux article sur Proust aussitôt repris par La NRF sera sa première livraison. C’est également de ces colonnes qu’est tiré « Grâce et disgrâce de la langue française », article paru en 1937 dans le journal et jusqu’ici inédit dans notre langue. Ce texte est pari initialement dans cette traduction dans la Nouvelle Revue Française, No 653 de mars 2022. Mikaël Gómez Guthart

« Gracia y desgracia de la lengua francesa », 1937, La Nación © Herederos de José Ortega y Gasset. Nous remercions la Fondation José Ortega y Gasset-Gregorio Marañón pour leur aimable autorisation. Mikaël Gómez Guthart est nouvelliste, critique littéraire et traducteur. Dernier titre traduit : La mission du bibliothécaire de José Ortega y Gasset (Allia, 2021).

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