de Pierre Assouline

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La République des livres
Franz Kafka à la trace

Franz Kafka à la trace

Le lecteur passionné en nous a-t-il vraiment envie de convaincre l’autre réfractaire ? Même pas sûr. Difficile de résister pourtant. Quand j’entends dans la bouche de la romancière Cécile Guilbert, un esprit fin, pointu, curieux, qu’elle n’a jamais pu lire les romans de Kafka tant ils lui « tombent des mains », cela m’accable ; mais lorsque peu après elle reconnaît que le Journal du même Kafka la comble, cela me console et je me dis que tout n’est pas perdu. L’envie me vient alors de lui en donner le goût non par la force mais par la persuasion, de biais, en la faisant pénétrer dans l’univers romanesque de l’écrivain autrement que par la lecture de ses fictions. Ni même par son « impossible biographie », ce n’est pas le moment alors que ses biographes se demandent curieusement si sa vie ne résiste pas à la réduction biographique. Plutôt par l’image, par la déambulation dans le motif et par ses lettres.

Qui était Kafka ? est un DVD (Arte diffusion) de Richard Dindo, auteur suisse de très originaux documentaires consacrés notamment à des écrivains tels que Max Frisch, Rimbaud, Aragon, Genêt ou plutôt des « relectures filmiques » d’un de leurs romans qui se veulent un au-delà de la conventionnelle biographie filmée. Son Kafka est une merveille de recherche formelle basée sur la pureté de l’image statique. Toute en finesse et en subtilité. Prague y est une métaphore de tous les absents qui l’obsèdent, Kafka une ville faite homme. Escaliers, rues, façades, murs, fenêtres, ponts, portes : le documentariste les observe comme s’ils étaient le grain de sa peau. Rien n’est moins démagogique que de photographier ainsi le lieu le plus touristique d’Europe centrale pour en faire une ville-fantôme, surtout quand le spectateur est hanté tout le long par la voix du narrateur, Sami Frey. Ces lieux ne sont animés et incarnés que dans les documents d’époque du monde d’avant. Il arrive que l’on soit pris d’un sentiment d’étouffement comme le héros asphyxié tant par sa ville que par sa famille.5_Praha_36_Charles_B

Alors, qui était Kafka ? Celui de Richard Dindo est un être souffrant qui pousse si loin et si fort la haine de son père que ça le détruit, convaincu d’avoir été plus abîmé par son éducation que tous ceux qu’il connaît. Quelqu’un qui n’a aucune confiance en lui sauf lorsqu’il écrit. Quelqu’un qui sait des choses que les autres ignorent mais qui voit si clairement dans ce monde effrayant que cela lui est insupportable. C’est naître qu’il aurait pas voulu.

Richard Dindo s’est imprégné de cet univers. Les traces l’attirent, les lieux l’aimantent, l’absence le retient. Le monde de  Kafka tel qu’il en parle est un monde mort. Une Atlantide de la mitteleuropa engloutie dans la nouvelle Europe des consommateurs. Mais l’émotion est bien là qui affleure à chaque image. Milena Jesenska son amie, Felice Bauer sa fiancée, Dora Diamant et ses interlocuteurs les plus proches Max Brod et Gustav Janouch. Des comédiens disent leurs mots mais ne se déguisent pas. Ils ne jouent pas à faire semblant, préférant surgir en surimpression pour nous raconter chacun leur Kafka. Les documents d’époque sont nombreux naturellement, mais il y a manière et manière d’isoler un détail avec quelques notes de piano qui lui conféreront une touche joyeuse ou mélancolique. Ces tableaux sont un déni de carte postale. Ils nous font entrer dans le monde de Kafka par ses fenêtres aveugles et ses passages mystérieux. Des voix, les mélodies hébraïques de Ravel ou les lieder de Suppé, les mots de l’épistolier mêlés à ceux du diariste, des répétitions incantatoires. Pas de faux bruits d’ambiance de rue, pas de faux bruits de pas dans la neige, pas de faux.

Si on n’a pas la possibilité de se rendre à Prague, on peut encore sa kafkaïser sans quitter Paris. Il n’est pas de meilleur guide que Jan Jindra, un photographe tchèque de 45 ans, s’est mis en tête de photographier les voyages de Franz K dans l’ex-Tchécoslovaquie, en Suisse, en Italie….. Comme le fait remarquer Georges-Arthur Goldschmidt dans sa lecture de l’oeuvre parue sous le titre Celui qu’on cherche habite juste à côté (120 pages, 13 euros, Verdier) :

« Dès qu’on ouvre un texte de Kafka, on y lit ce qu’on y lit, on y voit écrit ce qui y est écrit. Il n’y a pas d’arrière-mondes chez Kafka ni de sous-entendus ».

Y compris dans ses Journaux qui appartiennent de plein droit à son oeuvre, les mots de Kafka ne sont rien d’autres que ce qu’ils racontent. Téméraire celui qui voudra déposer ses images sur de telles pages! Jan Jindra s’y est risqué, avec Judita Matyasova.

Stresa76panoramaA Paris, ils ont repéré vingt cinq lieux que le grand K. visita en 1910 et 1911. Son hôtel, le Sainte-Marie à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue de l’Arbre Sec, mais il ne fut pas facile de se mettre dans sa peau, du haut de son balcon au 5ème étage car depuis les magasins de la Samaritaine se sont étendus jusqu’à absorber l’immeuble ; or sa direction n’était pas très chaude, craignant d’avoir affaire à des reporters à scandale ; finalement, après trois jours de négociations, les photos furent prises. Puis il y eut une station de métro parmi d’autres (Porte Dauphine) car il avait été fasciné par ses bruits, ses odeurs, les grandres lettres de des noms sur les plaques en émail et ses tunnels… La gare de Lyon et la gare de l’Est… Des anciens omnibus au Musée des Transports… Un bordel du 7 rue de Hanovre où il avait été avec son ami Max Brod, mais la visite fut décevante car il n’y a plus que des bureaux…. Le Café-concert des Ambassadeurs au 10 place de la Concorde mais l’hôtel Crillon est demeuré insensible au projet… Le café Duval est-il toujours ouvert sur le boulevard Sébastopol ?

Au 26 rue Saint-Pétersbourg, l’hôtel Windsor où il avait également vécu a disparu. L’écrivain aimait aller au cinéma mais le KinoPathé a disparu, de même que le café Biard. Les Grands bains du Palais-Royal firent la joie du nageur mais ils ont disparu. Comment un tel registre des disparitions n’inviterait-il pas à la mélancolie ? A l’Opéra-Comique, pas de problème, tout est resté en l’état, contrairement aux Folies-Bergères où l’intérieur comme la façade ont connu des modifications. Les bouquinistes des bords de Seine sont toujours là, les grilles du Palais de Justice montent la garde à l’entrée, les galeries du musée du Louvre n’ont pas bougé, la Comédie-Française est immobile depuis Molière ou à peu près, les vieilles boîtes postales n’ont pas toutes rendues l’âme, le lac du bois de Boulogne n’a pas été soulevé par un monstre du Loch-Ness, le portrait de Voltaire qui avait tant amusé Kafka ricane toujours sur un mur du musée Carnavalet mais on aurait du mal à dire, comme il l’écrivit que « la rue de Cléry a l’air de tomber du ciel ».429castlestairway

Idéal pour des prises de vues rarement réalistes mais plutôt poétiques, allégoriques ou oniriques, toujours en noir et blanc, à la recherche de Kafka, son ombre, sa silhouette, son souffle. Une poignée de porte, une cage d’escalier, la pluie sur la vitre, cela suffit à ressusciter une atmosphère. Si nécessaire, il suffit de reprendre L’éducation sentimentale de Flaubert puisque Kafka avait visité Paris en le considérant comme un guide touristique…

Et si d’aventure vos pas vous portent un jour jusqu’au nouveau cimetière juif de Prague, lorsque vous vous retrouverez inévitablement face à la tombe de Franz Kafka, observez les pèlerins à vos côtés : leur curiosité est si puissamment aimantée par le nom gravé dans le marbre qu’elle en néglige les morts alentour. Il suffirait pourtant de pivoter à 180 ° pour découvrir dans l’exact prolongement du regard de Kafka un nom sur une plaque : celui de Max Brod. On ne saurait mieux cimenter une amitié pour l’éternité et un peu plus. Parce que ce fut l’un, parce que ce fut l’autre. On pourrait s’arrêter là et décourager toute explication. Ce serait dommage car elle existe bel et bien, si tant est que le mystère d’une si profonde et su durable amitié fut réductible à l’examen attentif d’une correspondance, fût-elle d’un autre temps, celui où l’on s’écrivait encore Lettres à Max Brod 1904-1924 (traduction de Pierre Deshusses, 325 pages, Bibliothèque Rivages). Leur recueil s’intitulait justement Eine Freundschaft (Une Amitié) à sa parution en 1989 chez Fischer ; encore qu’il ne s’agisse que des lettres de Kafka et non de celles de Max Brod, ce qui ampute la connaissance de leur relation de l’autre versant.

Pauvre Brod que la postérité, cette garce qui tapine sur le trottoir de l’histoire littéraire, a réduit au rang de « meilleur ami de » qui vous savez ! Qui connaîtrait encore l’existence de l’un sans la gloire de l’autre ? Le fantôme de Brod en rirait jaune en se souvenant que sa production fut, du moins en quantité de papier, supérieure à celle à celle de Kafka. L’injustice est amère mais une œuvre ne se juge pas au trébuchet des apothicaires. Le spectre de Maxime du Camp doit ressentir quelque chose comme ça en contemplant la renommée de l’ami Flaubert. Le traducteur Pierre Deshusses ne s’y est pas trompé qui attaque sa préface sur ce qui fait problème dans le couple Kafka-Brod. Non tant que l’un fut l’exécuteur testamentaire de l’autre mais qu’il « aurait »bravé ses dernières volontés. Rarement un conditionnel aura été lourd d’un tel poids de non-dits, de sous-entendus, d’insinuations. Que Kafka ait écrit à Brod, à la fin de 1921 et à nouveau le 29 novembre 1922, de « tout brûler sans être lu » au lendemain sa mort après que Brod le lui ait demandé ne change rien à l’affaire.

11_kancelar_3p_AGOn sait que celui-ci n’en a rien fait mais la question de sa trahison nous a toujours paru vaine. Au fond, seuls importent vraiment les ressorts de la décision de l’écrivain, non la réaction du dépositaire. Inutile de s’acharner à tuer la légende, le problème est ailleurs : si Kafka voulait vraiment faire disparaître son œuvre à paraître, que ne l’a-t-il fait lui-même ? Les deux congénères (un an de différence à peine) s’étaient connus un  soir d’octobre 1902 à l’issue d’un e conférence à Prague et ne s’étaient plus lâchés. C’est d’ailleurs chez son ami que, dix ans après, Kafka fit la connaissance de cette Felice qu’il voulut épouser nonobstant les aléas de leur relation (ni avec toi ni sans toi).

En creux, à travers tout ce que Kafka dit de Brod, on perçoit l’aveu de ses propres faiblesses, notamment dans l’admiration qu’il professe pour l’énergie et l’activisme que son ami déploie dans son travail littéraire. Il aimerait tant lui aussi être capable d’élever les murailles d’une citadelle afin d’y protéger sa solitude et de la mettre à l’abri des miasmes du grand dehors. On (re)découvre un Kafka moins casanier qu’on le l’a dit, les échos de ses voyages en Europe en témoignent ; son goût des chambres d’hôtel « où je me sens tout de suite chez moi, plus qu’à la maison, vraiment » ; ses lectures de Knut Hamsun et de Joseph Roth, de Faim et de La Marche de Radetzky ; le calvaire de son écriture

Kafka épistolier fait autant de fautes d’orthographe et de ponctuation que nombre de ses pairs mais ses lettres sont autrement plus intéressantes. Pas de récriminations contre les éditeurs, ni de petits comptes et autres mesquineries. Même si la vie quotidienne est présente à toutes les pages, sous sa plume elle ne prend jamais le masque de la banalité. Nulle affectation dans cette tenue : il était naturellement ainsi. Quoi qu’on en dise, la correspondance est ce qui ment le moins chez un écrivain. On y retrouve la densité de sa réflexion, la légèreté de son humour, sa forme tout simplement. Ses lettres ne déparent pas l’ensemble de son œuvre. On s’en était d’ailleurs rendu compte en 1984 lors de la publication des Lettres à sa famille et à ses amis aux côtés des Journaux et des romans par la collection de la Pléiade dans l’édition de Claude David, laquelle contenait déjà un certain nombre de lettres à Max Brod. Un mois avant de mourir, Franz Kafka envoie sa dernière lettre. Elle sera pour lui. Au fond, un ami, c’est quelqu’un à qui on peut un jour (1 novembre 1912) écrire juste une lettre de quatre mots :

 « Rien, Max, rien. Franz ».

(Photos Jan Indra. Toutes les légendes se trouvent ici)

 

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