Penser à neuf avec Heidegger en dictionnaire
Est-ce de l’honnêteté mâtinée de conscience professionnelle, une manière de désamorcer la critique du projet même, ou la manifestation d’un certain masochisme ? Toujours est-il que, dès leur avant-propos au Dictionnaire Martin Heidegger (1440 pages, 30 euros, cerf), ses maîtres d’œuvre Philippe Arjakovsky, François Fédier et Hadrien France-Lanord tendent des verges pour se faire battre. Ils y expliquent à quel point le philosophe auquel ils consacrent cette somme remarquable n’aurait pas apprécié. Non en raison du résultat mais à cause de son principe même. Il est vrai qu’il était du genre à veiller à ce que le prix de ses livres ne soit pas prohibitif afin que sa pensée soit diffusée au-delà du cercle restreint des chercheurs ; il avait également demandé, et même exigé, que l’édition intégrale en 33 volumes soit dépourvue d’index afin d’être véritablement lu et non grappillé.
Voilà pourquoi ce dictionnaire s’efforce en permanence, dans chacune de ses 600 entrées, de donner à penser tout en renvoyant à l’œuvre. Il est permis de le sillonner comme un océan. On imagine bien que nul n’aura le sentiment d’avoir fait le tour de la question après les cinq pages consacrées à « Chose », ou les six pages de « Être », mais il en saura suffisamment pour oser approfondir ailleurs. On n’attendra donc pas d’une telle réunion d’informations, de savoir, de connaissances, de pistes, d’intuitions, d’analyses qu’elle transmette le rythme intérieur de la pensée du grand pédagogue qu’il était aussi, ce fameux Zögern qui, davantage qu’une hésitation, est une « retenue méditative ».
« S’engager avec une franche sérénité dans l’esprit de la méditation pour donner à entendre la question qu’est la pensée de Heidegger, tel est le but de ce dictionnaire ».
Le projet est clairement affirmé dès l’avant-propos. Encore faut-il s’entendre sur ce qui est digne de question. Un tel livre nous invite à une plongée vertigineuse dans l’œuvre et la vie du philosophe dont la pensée a dominé le siècle. Cela va de « Abîme » (Der Abgrund) à «Zvétaieva, Marina Ivanovna »» en passant par « Image », « Peuple », « Solitude », « Il y a « , « Brutalité » ou « Tonalités fondamentales ». On ne s’étonne pas d’y trouver de longs développements à « Dasein », « Temps », « Racisme », « Antisémitisme » (« Pas une seule phrase antisémite dans toute l’œuvre de Heidegger publiée à ce jour » assure Hadrien France-Lanord, auteur de la notice). Sans oublier bien sûr « Ereignis » : davantage qu’un mot, c’est LA parole qui montre le chemin, celle qui mène sa pensée depuis 1936. Ou sur son admiration pour Gérard de Nerval. On retrouve avec intérêt des précisions sur son identification à « Cézanne ». Ou sur « Rashomon », le film de Kurosawa. Ou encore sur la « Musique » qu’il commenta beaucoup moins que la peinture, et dans laquelle il vit avant tout un art des sons, jusqu’à penser que la poésie l’incluait, même si différentes entrées de ce dictionnaire reflètent un inconditionnel de Mozart doublé d’un wagnérophobe hostile tant au compositeur qu’au théoricien de l’oeuvre d’art (« Wagner, c’est déjà Hitler »). Ou même sur le « Silence », si précieux en ces temps de tintamarre généralisé, ce silence qui donne à entendre ce qui n’est pas dit. On est plus surpris, en bien, de lire par exemple une notice consacrée à « Beckenbauer, Franz » révélant l’admiration que l’ancien ailier gauche vouait au Kaiser de la pelouse dont il jugeait « génial » (terme pesé au trébuchet, voir également à l’entrée « Génie ») le jeu défensif et le grand art du placement.
Bien sûr, rien n’est oublié, et surtout pas « la faute de sa vie », comme l’appellent les maîtres d’œuvre : son inscription au parti national-socialiste en 1933 dans le cadre de sa fonction de recteur de l’université de Fribourg dont il démissionna un an après. Les entrées « Führer », « Rectorat », « Nazisme , « Silence de Heidegger », entre autres y reviennent en détail, avec la rigueur des sources. Ce qui ne suffira certainement pas à clore les polémiques. On voudrait développer, entrer dans le vif et le détail de bon nombre d’entrées pour en restituer la densité, quitte à les discuter, mais l’ensemble est si profus et si riche, renforcé régulièrement par de brefs extraits et une bibliographie, et il se lit avec une telle fluidité, qu’on ne peut qu’en donner une vision panoramique. C’est aussi vrai pour les concepts, dont il disait qu’il nous fallait chaque jour « les penser à neuf », mais également pour les entrées sur les personnes (Arendt, Celan, Husserl, Simmel etc)
Etrange de constater comme « l’événement philosophique de la rentrée » a suscité peu d’échos critiques, en tout cas moins qu’il n’en aurait dû, surtout dans le pays qui lui a permis de « revenir » en Allemagne, de s’y faire à nouveau accepter après la dénazification (entrée très complète à ce sujet). Pas un hasard si une telle entreprise voit le jour pour la première fois en France et non ailleurs. Une vingtaine d’auteurs se sont partagés les notices, pour la plupart des professeurs de philosophie dont plusieurs anciens élèves de Jean Beaufret qui fut, au-delà du grand ambassadeur de Heidegger en France dès 1946, un tempérament philosophique à l’état pur qui éleva leurs trente années de conversations amicales au niveau d’un questionnement inépuisable. Ni « Dictionnaire amoureux de Heidegger », ni « Heidegger pour les Nuls », les collaborateurs de cette somme de référence, qui ne tend pas une inaccessible exhaustivité, semblent avoir été animés d’un semblable questionnement à son endroit. Questionner/Fragen nach, sans volonté inquisitrice mais dans un mouvement d’approche débarrassé de toute velléité d’emprise.
Ce passionnant recueil est d’autant plus indispensable à notre intelligence de la pensée de Martin Heidegger (1889-1976) que son œuvre est toujours en cours de publication. Même si elle est par définition inactuelle, comme toute œuvre philosophique, une vingtaine d’ouvrages sont encore à paraître pour boucler la boucle des Œuvres complètes. Ou plutôt : de l' »Edition intégrale ». Davantage qu’une nuance puisqu’elle fait l’objet d’une longue notice expliquant que tout l’effort de Heidegger tendait justement à quitter le monde de l’oeuvre (Werke). 102 volumes tout de même ! (même s’il a exprimé l’essentiel de ce qu’il avait à dire dans les livres publiés de son vivant). Et encore : seule une mince partie des 38 volumes de cours et séminaires parus en allemand a été traduite en français. Le chantier de la traduction française de textes de Martin Heidegger a commencé il y a quatre-vingts ans mais, de l’avis de ceux qui ont la main à la pâte (plusieurs traducteurs de Heidegger parmi les collaborateurs de cet ouvrage), la tache est tellement difficile, parfois même impossible, que cela prendra bien plus de temps que pour n’importe quel autre penseur. Avertissement à ceux qui voudraient s’immerger dans son histoire de la métaphysique et du sens de la destination de l’être : il est préférable auparavant, ainsi qu’il le conseillait à Jean Beaufret lorsqu’il le rencontra pour la première fois, de passer d’abord une vingtaine d’années à lire Aristote…
Au vrai, toute approche de la pensée de Heidegger paraît immédiatement si superficielle et insuffisante à qui ne le lit pas dans la langue dans laquelle elle a été formulée, que ce dictionnaire est appelé à en devenir l’introduction idéale. Nécessairement réducteur, jamais simplificateur. Rarement le principe qui préside à ce genre de recueil n’aura prouvé son utilité avec tant d’éclat et de clarté.
(Photos D.R.)
Rajout du 7 décembre 2013 : Comment réagiront les auteurs du Dictionnaire Heidegger aux révélations annoncées de ses inédits des « Cahiers noirs » notamment sur le question du nazisme et sur celle de l’antisémitisme ? Ici la réaction de Hadrien France-Lanord, auteur de la notice sur l’antisémitisme.
625 Réponses pour Penser à neuf avec Heidegger en dictionnaire
@ F. Delpa
Bah, depuis les années 1990, Schmitt est devenu une référence presque omniprésente chez les intellectuels français, surtout de gauche (radicale).
Comme s’il fallait compenser sur le tard une longue méconnaissance (mais Aron ou Freund l’ont lu dès l’après-guerre), comparé aux Italiens par exemple, pour ne rien dire des Japonais.
On n’ignore rien de ses turpitudes, mais il reste l’auteur de textes très remarquables (un dangereux séducteur).
Pour le reste, il n’y avait pas de raisons de mettre dans le Dictionnaire Heidegger une entrée trop longue sur CS.
En dépit des apparences (les origines catholiques, le contexte idéologique, quelques coups de chapeau et de piston autour de 1933), leurs pensées respectives ont peu de chose à voir.
« Même si après elle, les historiens ne sont pas resté inactifs… »
l’inverse, comme le prouve Hilberg, serait plus honnête !
Si on regard notre présent, déjà, Arendt (Hannah, non Anna, n’est-ce pas…) n’est d’aucune utilité ; si puis on pense aux usages possibles des matériaux intelligents polymorphes — utility fog — ou à toute autre perspective technique sans succomber à la paranoïa ni aux délires visionnaires, elle est carrement obsolète… J’ai aussi aimé la lire… évidemment, la culture n’étant qu’un grand champ de foot, chacun et chacune reste sur ses mythologies…
« Avertissement à ceux qui voudraient s’immerger dans son histoire de la métaphysique et du sens de la destination de l’être : il est préférable auparavant, ainsi qu’il le conseillait à Jean Beaufret lorsqu’il le rencontra pour la première fois, de passer d’abord une vingtaine d’années à lire Aristote… »
C’est un non-sens absolu pour la raison, d’affirmer cela.
Voilà, j’arrive au bout de ma réflexion ( après avoir relu l’entier de l’introduction aux traités de métaphysiques)
« C’est un non-sens absolu pour la raison, d’affirmer cela.
Voilà, j’arrive au bout de ma réflexion ( après avoir relu l’entier de l’introduction aux traités de métaphysiques) » (végétalien).
C’est déjà très bien.
uh, uh, je voulais préciser que c’est un non sens absolu pour ceux/celles qui ont reçu une formation mathématique et sciences; ce qui n’est pas votre cas, d’évidence !
« uh, uh, je voulais préciser que c’est un non sens absolu pour ceux/celles qui ont reçu une formation mathématique et sciences; ce qui n’est pas votre cas, d’évidence ! »
Est-ce bien généreux?
Alors que je ne suis qu’amitié?
Justement, il y a un rapport entre les pensées de Schmitt et de Heidegger : leur effacement devant celle de Hitler, qui s’est traduit par un grand parallélisme de leurs relations avec son régime, puis des stratégies de disculpation mises en oeuvre après la guerre par eux-mêmes, leurs amis et leurs disciples.
Cela ne dit peut-être pas grand-chose sur eux et sur l’usage qu’on peut faire aujourd’hui de leurs écrits mais cela en dit long en tout cas sur Hitler : à la fois sur sa force d’attraction, et sur sa capacité de s’affranchir, une fois qu’ils l’eurent aidé à asseoir son pouvoir, d’admirateurs qui s’étaient fait un nom sans lui et dont il importait de rogner les ailes.
Cela aurait mérité une longue entrée dans un dictionnaire cherchant à présenter la question, et non à la fuir.
Moi, par exemple, je ne suis pas étonné qu’un gars qui n’est jamais sorti de la forêt amazonienne comprenne le sens de « Casta Diva » (par Callas) sans en piger un mot — ce qui n’est pas le cas du publicitaire qui salit nos écrans avec un truc d’un mauvais goût exemplaire (sans faire dans le kitsch, malheureusement)… Enfin, ce qui est certain c’est que l’amazonien n’a pas lu Heidegger… ni Aristote, d’ailleurs… pourtant…
Nul besoin de lire Aristote pour faire la différence entre la théorie des idées et la théorie des causes.
Compte tenu qu’il y en a qui l’ont lu et ils sont con comme avant…
Renato, jeter des insultes au hasard dans le cyber-espace peut peut-être vous soulager. En cela vous restez singulier.
Que vous imaginiez » un amazonien » comme Delpla imagine « son » Hitler, tout cela reste au niveau de l’art.
Je ne jette rien et n’insulte personne. Vous vous êtes senti visé ? Je n’y peux rien. Cela dit, vous ne pouvez pas nier qu’il y en a qui l’ont lu et ils sont con comme avant…
Quant à l’amazonien, c’est un fait vérifiable : un chercheur qui avait séjourné en Amazonie en référa sur Arte, il y a de là +/- une année…
Renato,
On va y aller mollo, je sens que le système Ribadier va marcher avec vous, pour dissiper un flou artistique.
1/sauf à prendre les lecteurs pour ce qu’ils ne sont pas, à qui vous adressiez-vous à 18h22 ?
2/ en quoi ce reportage sur Arte auquel vous faites référence – lequel ?- aurait un rapport avec Heidegger ou Aristote, cités dans votre même phrase, sauf à n’en avoir aucun ?
3/ si vous êtes épuisé par vos propres mots, il est temps de de vous endormir.
1. à personne, c’est un constat qu’il m’est arrivé de faire ;
2. vous avez déjà répondu à cette question à 17 h 59 min — reste qu’il serait chic si les lecteurs de MH et de A pouvaient à tous les coup faire la différence ;
3. faites-vous du souci pour votre épuisement… plutôt…
Renato,
Pour rebondir sur votre insulte de 18H22 et donner corps à un constat- on ne saura jamais la teneur du votre, de constat; faut-il qu’il soit abscons !, en voilà un qui ne l’est pas:
http://www.youtube.com/watch?v=kAATPjCRjS4
Et je n’ai pas l’esprit de l’escalier ce soir.
So, vous pouvez continuer votre monologue.
Mais c’est vous qui voyez une insulte où il n’y en a pas… et puis c’est vous qui vous êtes collé à ma chaussure comme un vieux chewing gum (et ça c’est une insulte) puisque c’est vous qui me posez des questions futiles… mais vous avez peut-être lu Aristote…
en ayant feuilleté le dictionnaire, relu les livre de Fédier et de Farias et soupesé notre débat, je continue de trouver regrettable l’absence d’un article sur Schmitt.. d’autant plus qu’il aurait permis une comparaison à l’avantage de Heidegger.
Voici ce que je comte écrire dans un ouvrage à paraître :
La répression qui suit le 20 juillet frappe bien entendu un certain nombre d’universitaires, et nous fournit l’occasion d’une conclusion sur le parcours nazi de Martin Heidegger. Toujours sur la brèche pour promouvoir un philosophe encore un peu maudit en Allemagne, la philosophie française a accouché en 2013 d’un « dictionnaire Heidegger » . Son introduction rappelle le témoignage émis en 1946 devant une commission de dénazification par un auditeur de son séminaire :
« Au plus tard fin 1934, début 1935, et avec une netteté croissante, Heidegger n’a cessé de saisir l’occasion, dans ses cours, de préciser son point de vue à l’égard du ministre de la Propagande, Goebbels, et d’autres coryphées du national-socialisme, même souvent avec une telle acuité dans la critique et une telle clarté dans le refus que ses étudiants pouvaient au moins craindre d’être inquiétés politiquement. »
Le propos, qui se veut apologétique, se retourne : c’est plutôt vers la fin que vers le milieu de 1934 que s’opère une silencieuse rupture (ce qui dément plusieurs paroles de Heidegger lui-même, datant de la nuit des Longs couteaux le moment où le régime aurait jeté le masque) ; ce sont les subalternes qu’il raillait, non le chef. Voilà qui étaye aussi l’idée que sa démission du rectorat de Fribourg, le 21 avril 1934, était liée à des querelles universitaires plutôt qu’à une désaffection envers le gouvernement.
S’il reste membre du parti jusqu’au bout et si l’argument de ses défenseurs, qu’il n’aurait pu le quitter sans prendre de gros risques, est peu étayé, on peut tout de même dater de 1944 un infléchissement. En novembre, il est retiré de l’université pour être enrôlé dans le Volkssturm -signe qu’on se méfie de lui et préfère priver ses étudiants de sa présence pour la période qui s’annonce.
Il faut constater que sur ce plan son parcours se distingue de celui de Carl Schmitt, à qui non seulement cette mobilisation ridicule est épargnée, mais qui, à part son essai sur Hobbes, a publié (notamment sur le « grand espace ») des pages qui pouvaient servir le régime, tandis que Heidegger, après le rectorat, écrit pour lui-même et ne publie que quatre textes –essentiellement sur Hölderlin. Mais à propos de ses persiflages contre Goebbels et consorts, il faut encore et toujours poser la question que les apologistes négligent : le régime ne trouvait-il pas son compte à laisser subsister des soupapes d’insolence, faciles à contrôler ?
A Pierre Assouline, le 22.12.2013
A propos de l’ouverture de ton blog sur le « Dictionnaire Heidegger » le 13 novembre 2013.
Cher Pierre,
C’est à toi que je m’adresse et à personne d’autre.
Le 13 novembre 2013 tu as écrit :
« Au vrai, toute approche de la pensée de Heidegger paraît immédiatement si superficielle et insuffisante à qui ne le lit pas dans la langue dans laquelle elle a été formulée, que ce dictionnaire est appelé à en devenir l’introduction idéale. Nécessairement réducteur, jamais simplificateur. Rarement le principe qui préside à ce genre de recueil n’aura prouvé son utilité avec tant d’éclat et de clarté. »
As-tu mesuré la gravité de ton propos? J’ose espérer que tu as été victime d’une méprise passagère. Je souhaite que tu te rendes compte au plus vite de la dangerosité de l’engrenage dans lequel tu viens de mettre ta plume. Je comprends d’autant moins ta position que tu n’es pas un néophyte en la matière et que tu as suffisamment d’esprit critique pour éclairer tes lectures. Sur tes blogs depuis 2005 j’ai parlé en vain. J’ai été refusé par tous les éditeurs auxquels je me suis adressé mais l’investigation que je mène depuis maintenant quarante ans (1973-2013) avec de modestes moyens financiers portera ses fruits. Ce que je dis, ce que j’ai vu, est d’une limpidité de cristal mais personne ne veut l’admettre.
L’œuvre d’Heidegger est un diptyque dont la partie écrite n’est qu’une moitié (sa prédication). L’autre face (sa connexion d’accomplissement) est l’histoire réelle. C’est là sur le théâtre de l’histoire qu’Heidegger a « mis en application » ce qu’il a nommé, en 1963, dans son hommage à Niemeyer son « regard phénoménologique ». Les Français n’ont jamais rien voulu comprendre à Heidegger à commencer par Jean Greisch qui avait pourtant tout en mains pour saisir la vérité dans le domaine qui est le sien, mais il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Pour celui qui veut être attentif il est pourtant facile de constater que depuis 1916 (date de la publication de son Duns Scot et des premières lettres à Elfride) Heidegger a mis tout en œuvre pour réaliser son ambition, ambition qu’il précisera en 1943 dans son commentaire de Andenken par ces mots portant sur l’exécution de ses « deux commandements » : « la colonie et le propre ». Dans Être et temps, en 1927, il a fait savoir que son projet était la concrétisation de sa vision du devenir dans l’histoire – la « nouvelle ère » dans laquelle s’engageait «l’Esprit du monde » (Conférence d’Amsterdam, 1930). Personne en France n’a voulu l’écouter.
En 1933 il a exposé la présentation de son projet pour le long terme : « l’anéantissement de l’ennemi » (De l’essence de la vérité). En 1934 dans La Germanie il est venu demander aux Allemands d’accomplir leur « mission » : la préparation de la venue du nouveau dieu, en leur disant comment elle se réaliserait : par « l’expulsion d’un peuple » et par l’embrasement d’un « bûcher funèbre». En 1935, dans le commentaire du Rhin, quelques semaines après la nuit des longs couteaux, après avoir commandité le massacre dans son cours sur « la logique » du semestre d’été 1934 dans lequel il exigeait « la souveraineté de l’Etat », ce qui signifiait « l’élimination » de Röhm, il leur a expliqué comment agissait Dionysos, en « réfrénant le mouvement » et en préparant « l’anéantissement ». En 1937 dans son cours sur l’Eternel retour » il a donné le signal du départ de sa « gigantomachie » : « Incipit Zarathoustra. Incipit tragoedia ! ». Et peu de temps après, dans les cours suivants et dans les séminaires, il a exalté l’idéal de « la plus haute justice » : « construire, éliminer, anéantir ». Il a enseigné cet idéal avant l’invasion-anéantissement de la Pologne. Puis il l’a consigné en 1940 dans son traité sur « La métaphysique de Nietzsche ».
En 1943, plein de joie, il est allé « jouer aux osselets », comme Héraclite, dans le « four du boulanger ». Il est facile de voir à quoi il fait allusion. Après 1945 il ne cessera de déployer toute son énergie pour relancer le mouvement et effectuer la reprise. De rage ayant échoué, très déçu par l’attitude d’Eugène Fink qui ne voulut pas reprendre la direction de l’accomplissement de l’être allant « du logos au feu », selon son expression, il se lança dans la programmation de la Gesamtausgabe afin qu’un repreneur poursuive la tâche qu’il avait entreprise et qui avait malheureusement momentanément échoué : la substitution du règne de Dionysos, le dieu de l’anéantissement, à celui du dieu chrétien, et le triomphe de la « race germanique » encore « ingénérée », c’est-à-dire la nouvelle race heideggérienne, celle des surhommes, sur la race d’Abraham, c’est-à-dire sur la « race juive » (cf. le commentaire de Trakl, 1953). Ce ne sont là que quelques jalons de l’œuvre « historiale » d’Heidegger car je ne peux pas tout te dire en quelques lignes.
J’ai écrit tout cela en 2005-2006 sur les blogs que tu avais créés et auxquels j’ai participé. Peine perdue ! Je n’ai pas, comme le Christ, le pouvoir d’ouvrir les yeux des aveugles avec ma parole mais du moins aurai-je essayé de montrer le chemin sur lequel l’investigation doit s’engager pour trouver la vérité sur Heidegger. J’aurais aimé traiter ce problème avec Lacoue-Labarthe dont les oreilles vers la fin de sa vie commençaient à s’ouvrir. Il est hélas mort trop tôt, à mon grand regret. Je mes suis efforcé de montrer aux Français que la thèse selon laquelle Heidegger aurait adhéré au nazisme en 1933 et aurait suivi Hitler comme un chien fou (« Dummheit »), est une thèse fausse. Quand on lit les premiers écrits d’Heidegger et sa correspondance on voit que c’est en réalité Hitler qui a adhéré aux thèses d’Heidegger, c’est-à-dire qu’il s’est converti à la nouvelle religion ontologico-politique créée par Heidegger qui, à la suite de ses lectures de Hegel, de Schlegel, de George, de Schiller, de Schelling et d’Hellingrath, se prenait pour « le dernier dieu » venant réaliser son règne, lançant son slogan de guerre : « Dionysos contre le crucifié » (Concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929).
Vous comprenez bien, toi et tes amis, qu’en disant tout simplement la vérité des faits j’apparaissais comme le pestiféré de la famille. A l’instar d’Emmanuel Faye dont pas une seule ligne n’est à retrancher de ce qu’il a écrit, j’ai eu toute la meute des thuriféraires sur mon dos. Lui, ils l’ont cloué vif au poteau de couleur, moi ils m’ont muré dans le silence. Emmanuel disait à juste titre qu’Heidegger avait introduit le nazisme dans la philosophie, ce qui ne signifiait pas qu’il avait suivi en aveugle les doctrines d’Hitler mai que la pensée d’Heidegger avait façonné le nazisme, courant idéologique avec lequel il avait perverti la philosophie.
Ayant travaillé à partir d’autres bases que les siennes, notamment à partir de la perspective mystique – n’en déplaise à Camilléri qu’on prend aujourd’hui pour un spécialiste patenté de cette question -, j’ai montré qu’il avait introduit le nazisme dans l’histoire réelle (non pas dans l’historiographie seulement, comme on pourrait être tenté de le croire), c’est-à-dire qu’il avait créé de toute pièce le troisième Reich, son Royaume planétaire dans lequel il croyait pouvoir réaliser son règne. Mais cela est trop subtil pour des gens qui restent toujours le front collé au paysage immédiat. Il faut prendre du recul, beaucoup de recul pour voir la combure de la terre, en l’occurrence la totalité de l’œuvre d’Heidegger.
Le langage symbolique de facture mallarméenne employé par Heidegger déroute tout le monde. Il suffirait pourtant à ceux que son prétendu discours poétique séduit d’ouvrir un petit peu les yeux pour comprendre que si Heidegger dissimulait derrière des images et des symboles son projet de création d’un nouveau monde, et son rêve d’anéantissement de l’ancien, à savoir le monde des Juifs considéré comme la négation de la première manifestation aryenne de l’histoire, le monde de la Beauté : le monde grec, c’était pour éviter de subir le sort de tous les créateurs de religions nouvelles, ses prédécesseurs en la matière, bien qu’ils aient eu des visées différentes : le Christ, Giordano Bruno, les Cathares, Jan Hus, etc.. Ces « créateurs » ont toujours subi les foudres des « prisonniers de la caverne esclaves de leur idéologie », ce qui explique le recours constant d’Heidegger à l’allégorie de la caverne de Platon lors de ses conférences publiques.
La Gesamtausgabe est la Bible du troisième Reich. Le troisième Reich est l’accomplissement de la nouvelle foi, qualifiée par Hitler dans Mein Kampf de « foi apodictique ». C’est tout dire. La marque indélébile de son mentor est là, dans le vocabulaire, inscrite dans l’œuvre du disciple, comme la signature de l’artiste au bas du tableau, aurait dit Descartes. – ce Descartes qu’il a totalement dénaturé comme il a du reste falsifié les doctrines de tous les philosophes pour faire apparaître sa paraphrénie criminelle comme marque suprême de la vérité, comme « l’absolu » en « acte », comme la prétendue « déclosion » de son « aléthéia », symboliquement exprimée de manière organiciste à la mode allemande par ces mots: « La rose est sans pourquoi,/ fleurit parce qu’elle fleurit ». Sur le fumier quelquefois poussent des roses. Celle du « pèlerin chérubinique » lui a permis après la cuisante défaite de son entreprise criminelle, de dissimuler la croix gammée, symbole de sa Rose-Croix génocidaire, qui, comme chacun sait est la marque du feu dans toutes les sociétés initiatiques prototypes de la sienne.
Inutile de dire que cette réalité sordide est à des années lumière des sanctifications que les hagiographes malhonnêtes déversent dans leur prétendu Dictionnaire Martin Heidegger où la dissimulation écœurante le dispute à la falsification partisane. Voilà les faits. Est-ce cela qui est « utile » aux Français d’aujourd’hui ? Est-ce cela qui doit être considéré comme une « introduction idéale » ?
Il t’appartient maintenant de juger. Ou d’accepter leur ignominie dissimulatrice ou de dénoncer leur malfaisance mielleuse comme le sens moral le plus conscient du devoir humain le plus élémentaire nous invite à le faire. Méfie-toi des pompiers pyromanes du clan Fédier, France-Lanord, Arjakovsky. Vis-à vis de toi j’ai fait mon travail d’alerte. Maintenant la direction du vent ne dépend plus de moi. Le souffle de la vérité dépend aussi de toi.
Michel
Les intervenants ont systématiquement des idées préconçues sur Heidegger. C’est le meilleur moyen de se tromper à propos d’un homme qui ne fut ni tout blanc, ni tout noir. On ne peut pour ainsi dire pas encore en parler objectivement. Cela viendra un jour. Attendons la publication complète des « Cahiers noirs » pour porter un jugement – qui ne sera de toute façon pas définitif.
Sur un forum de bon niveau consacré à la Seconde Guerre mondiale : http://www.39-45.org/viewtopic.php?f=30&t=37775&p=479665#p479665
Michel, le 22 décembre, dit ne s’adresser qu’à Passou et, effectivement, ne me répond pas un mot.
Il affirme que Heidegger n’a pas été satellisé par Hitler mais que ce fut l’inverse : une thèse esthétique dans sa radicalité ! Hélas elle ne témoigne pas, du moins dans ce résumé, du moindre souci de justification documentaire.
Que le débat continue !
en suivant le lien donné par Passou :
« Je ne crois pas qu’une faillite de la pensée, c’est-à-dire une non pensée, contamine une
pensée. Se demander en revanche comment un penseur peut en arriver jusqu’à un point de
rupture avec sa propre pensée est une question philosophique qui ne relève pas d’une
quelconque « affaire Heidegger ». Dans ce moment d’ébranlement, c’est pour moi une
question nouvelle à poser à Heidegger aujourd’hui, où il y va de la finitude de la pensée, mais de la pensée bel et bien. »
Hadrien France-Lanord
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Certes certes, Hadrien, mais ne faut-il pas d’abord balayer devant sa porte ? Avoir fait tout un gros dictionnaire apologétique en ignorant la possibilité de l’existence de ces écrits, mieux, en tirant grand argument du fait que « pas une ligne » publiée n’était antisémite, cela ne requiert-il pas également une réflexion sur notre temps ?
Il conviendrait d’en profiter pour affiner également notre connaissance et notre compréhension du nazisme.
A écouter (ce que je n’ai pas encore fait intégralement) ce débat du 8 décembre au séminaire de la Règle du jeu :
http://video-streaming.orange.fr/cultur … 05747.html
Ce qui me frappe c’est qu’on dissèque Heidegger à l’infini sans éprouver, et de loin, le même besoin vis-à-vis du nazisme… considéré comme un objet simple et vulgaire. « La pègre », dit Sylviane Agacinsky sans risque majeur d’être contredite.
Cette attitude n’est plus tenable, et quand elle ne sera plus tenue une ère de grands progrès dans l’analyse de ce régime, et du XXème siècle, s’ouvrira.
Au moins quelques uns d’entre nous la verront ! Si personne ne fait tout sauter d’ici là.
PS.- J’écrivais ceci http://www.39-45.org/viewtopic.php?f=30&t=36599&p=463760#p463760 lors de la sortie du dictionnaire :
Eugénie Bastié (rapport avec Maryse ?), l’auteure de l’article [de Causeur sur le dico], et sans doute aussi ceux du dictionnaire négligent un détail : Heidegger était un grand philosophe tout comme Daladier et Chamberlain étaient des politiciens acceptables. Ils ont tous trois croisé la route de Hitler, se sont crus plus malins et ont eu à s’en mordre les doigts.
De ce point de vue, rien n’avait bougé le 8 décembre, dans la tête des participants.
J’ai la plus haute méfiance envers un philosophe, hâtivement comparé à Platon et à Hegel, qui fait poser sur sa tombe une petite étoile à 8 branches.
J’avais estimé, la découvrant, qu’il pouvait s’agir d’une croix gammée dont on avait rassemblé au centre les petits côtés rabattus.
Je viens de trouver un document montrant les esquisses de Hitler à propos de la croix gammée. L’étoile à 8 branches figure comme une des possibilités.
L’étoile à 8 branches… 8 comme H, H comme Hitler… ou comme Hölderlin si on fait dans la poésie.
Même philosophe les nazis aiment bien, semble-t-il, les petits colifichets.
Cette étoile existe, au-dessus des noms de Elfride et Martin Heidegger.
Elle n’est pas insignifiante.
Heidegger s’est constitué comme philosophe-roi du Reich hitlérien et n’a jamais, absolument jamais, abdiqué de son trône.
Tiens, on dirait que des grelots ont sonné l’heure de la cérémonie religieuse
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