Jean Rigaud, poète, en cours de découverte
Jean Rigaud (1924-2005) s’est trouvé très jeune projeté hors de la norme quotidienne. Passant de la Khâgne à la Résistance, il est entré dans Paris en Août 1944 sur un char de la Division Leclerc, avant de s’enrôler, pour la durée de la guerre, dans le Premier Régiment de Parachutistes. Il a ensuite consacré une grande partie de sa vie aux mythes grecs et à l’histoire des religions. Sont-ce là les fondements qui l’ont amené à porter sur le monde un regard singulier où le temps et l’espace n’obéissent plus à la mesure commune, mais à une recomposition subjective ? Toujours est-il qu’il était conscient que sa « Weltanschauung » ne correspondait pas aux grands courants de la littérature contemporaine. Aussi n’a-t-il jamais consenti le moindre effort pour publier les sept fictions qu’une longue familiarité avec les classiques, jointe à une incontestable puissance visionnaire, lui ont inspiré dans les années 1960-1980, pas plus que les poèmes qu’il a écrits au fil du temps. Il se contentait de lire ses textes à un cercle fidèle d’amateurs éclairés. Aussi est-ce seulement après sa mort en 2005 que les éditions de La Table Ronde ont pu, en 2007, rassembler la majeure partie de ses textes en prose sous le titre Cavaliers Seuls. D’autres publications se sont ensuite échelonnées jusqu’à tout récemment. A un ami qui le pressait de sortir de sa réserve, il avait écrit les lignes qui suivent, où après avoir justifié son refus, il en vient à réfléchir sur son écriture :
Il serait aisé de me reprocher une absence d’analyse de la situation concrète dans la seconde moitié du XXème siècle et pourtant ce serait faire là du journalisme ou de la sociologie, formes d’écriture que je ne méprise certes pas, mais qui me paraissent plus anecdotiques justement à cette époque où nous vivons. Époque de transformation accélérée, seuil de turbulence, où ce n’est pas par hasard que l’astrologie regagne du terrain.
Le besoin profond (mais généralement inavoué) des hommes est de retrouver le fondamental, un accord avec le microcosme et le macrocosme. Le rationalisme qui étudie les malaises sociaux, et même la psychanalyse qui veut plonger dans les profondeurs, me semblent rester à la surface des problèmes, dans la mesure où ils ignorent la pensée mythique (quoique Jung…).
Je pense en effet qu’il est temps de revenir à une expression mythique de la situation humaine. Toutes les explications que l’on propose actuellement me paraissent extrêmement limitatives ; la pensée mythique a l’avantage de suggérer, et d’entourer ce qui est dit d’un halo, d’une frange qui permet la multiplicité des interprétations. Encore faut-il la manier convenablement car mythe ne signifie pas confusion.
Je me considère, non sans quelque présomption, comme un griot qui répète les très vieux mythes dans lesquels notre imaginaire s’enracine, et tente, comme il le peut, de ne pas les vêtir de haillons
C’est pourquoi j’adopte résolument la forme du roman d’aventures. Rien d’original à cela ; d’Homère à Cervantès, le roman d’aventures n’a-t-il pas été le genre privilégié ? N’étant pas lié aux contraintes des contingences contemporaines, il se branche aisément sur la pensée mythique. De plus, par le jeu même des situations, il évite de tomber dans l’abstraction philosophique, permet de jouer sur les symboles, plus polyvalents que n’importe quel discours, et ainsi de multiplier les niveaux de lecture.
L’action existe en elle-même (fréquemment invraisemblable d’ailleurs) ; elle peut aussi être tenue pour une explication psychologique des personnages (un champ de projection en quelque sorte) ; elle a également une valeur mythique (les gens que rencontrent les héros sont en même temps, par exemple, les Juges des Enfers, des dieux de l’Olympe… etc. ; ce qui n’est pas sans rapport avec la science-fiction). L’action peut être vue également sous l’angle alchimique de montée et descente, sublimation et précipitation, liée à la présence permanente de la matière engluante et libératrice, etc…
L’importance de cet aspect m’a conduit à présenter des « héros » très souvent inconscients de la portée des événements qu’ils traversent ; la plupart du temps ils ne voient que l’apparence des choses. Je ne sais donc trop s’ils sont guidés par une force supérieure ou si leur énergie (fréquemment dépensée de façon stupide) est le ressort profond de leur évolution vers le dépouillement. Les deux sont vrais, je suppose.
Le recours à la pensée mythique a cet autre avantage que je tiens pour considérable : elle dépasse l’écriveur, en raison de la dynamique propre aux images symboliques qu’elle suscite, de sorte que l’auteur lui-même, loin d’être omniscient, ne peut proposer qu’une interprétation partielle de son œuvre, quelque soin qu’il ait pris à la réorganiser, la gommer, la raturer, etc.
C’est sur ce dernier aspect qu’il est revenu, peu avant sa mort, auprès d’un autre correspondant :
Pour Platon, le poète (au sens grec, c’est à dire très large du terme) était un inconscient, un simple transmetteur visité par des ondes divines. Pour ma part, je regarde mes textes avec un curieux sentiment d’étrangeté. Il m’arrive même de me casser la tête pour tenter d’en saisir la portée.
J’ai eu l’impression d’explorer un pan du monde, au-delà de la psycho-sociologie, de rechercher une liaison existentielle entre l’homme et la matière, entre l’homme et les éléments, où des états de conscience très différents, des expériences apparemment déconnectées, des symboles divers, étaient présentés simultanément, dans ce tourbillon cosmique où nous sommes immergés.
Il y a un abîme entre mon attitude en tant que critique et en tant qu’explorateur. Quand j’écris de la fiction, je ne dirige plus, je suis pris par des images qui me sont imposées. Mon travail est celui de l’artisan qui se borne à fignoler la réalisation à partir du dessin de l’ornemaniste, à essayer (imparfaitement) de comprendre le sens de ce dessin et à ne pas trop le trahir par l’exécution…
Jean Rigaud s’est donc livré à une exploration des forces qui entourent l’homme – et peut-être influent sur lui – telles, par exemple, les dieux d’Homère ou, plus près de nous, ceux de Jean Rey. On peut avancer le terme de cosmocentrisme. Il est clair que cette forme de littérature n’est jamais explicitement engagée sociologiquement ou politiquement. Aux yeux de l’auteur, c’eût été trahir la réalité que de faire comme si elle pouvait être décrite. L’histoire événementielle, passée ou présente, n’en est pas un ressort attractif. L’autobiographie ne s’introduit que masquée, là où, hors de tout contexte personnel, des réminiscences de voyages ou de rencontres sont réutilisées objectivement.
N’étant empreints d’aucune implication affective de premier degré, les textes n’ont pas pour objectif de faire appel à l’émotion. La pensée de Jean Rigaud, en somme, ne cherche pas à être consensuelle à ces remarques déduites de l’analyse menée par l’auteur lui-même, on peut en ajouter une qui signale une autre divergence avec les tendances de notre époque. Sauf à présenter parfois des transpositions poétiques des choses de la chair, les livres de Jean Rigaud ignorent ce qu’on désignait naguère encore sous le nom de pornographie.
Par contre, et nous atteignons là ce qui caractérise son œuvre et en fait la valeur, à savoir l’étonnante richesse de l’imaginaire déployé pour rendre compte, en la métaphorisant, de l’étrangeté de la condition humaine. Les aventures qui se déroulent sous nos yeux varient du tout au tout d’un des livres à l’autre. Et plus frappante encore que la multiplicité des situations est l’acuité des images qui les animent. Jean Rigaud ne méconnaissait certes pas la teneur photographique, et même cinématographique de ses évocations ; mais il n’a (excès de modestie ?) probablement jamais mesuré l’ampleur de leur charge poétique lorsqu’il adoptait la prose. Ce qui saute pourtant aux yeux de ses lecteurs est la perfection limpide de son style, jointe à des alliances de mots, inattendues mais fertiles, qui sont autant de sources de réflexion.
Cette facette poétique de son écriture est souvent teintée d’un fantastique qui donne aux circonstances, aux lieux, une résonance apte à traduire, souvent aussi avec humour, le désarroi des personnages. Ce désarroi n’est pas initial ; ce n’est que peu à peu que le héros de ses récits en prose (et c’est également sous-jacent dans ses poèmes) émerge à la conscience de la dichotomie entre ses certitudes introjectées et ses aspirations profondes. Celles-ci se révèleront finalement contraires au formatage auquel il avait été soumis avant d’être lancé dans les conditions où le récit le place.
Le récit ? Ou sont-ce, comme nous avons vu l’auteur le suggérer, des forces supérieures qui, sous un déguisement anodin, tel celui d’Athéna guidant Ulysse, infléchissent sa démarche ? A la différence des producteurs de la majorité des histoires autofictionnelles qui, de nos jours, perpétuent l’hugolien « Ah insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Jean Rigaud élargit, en lui donnant acte, la sphère des liens qui nous rattachent au monde. à travers l’expérience de la renaissance impartie aux personnages en fin de parcours, il crée un enchantement par où surmonter l’immédiat et aboutir au-delà des apparences.
Pour conclure, je risquerai une question : aux temps où Jean Rigaud conçut son œuvre, la rumeur ne charriait pas encore l’idée d’une montée de l’individualisme. Or les textes soulignent le droit (et le devoir) du sujet de choisir son destin sans toutefois sombrer dans le nombrilisme ni contester l’environnement social. Ne sommes-nous pas autorisés, alors, à considérer que cette oeuvre est celle d’un précurseur ?
NADIA KATZ
Masques, illustré de 6 gravures par Robert Lobet, éditions de la Margeride, 320€ franco de port
Jeu de piste, pièce en 18 tableaux avec la collaboration d’Eva Barbuscia, éditions La Féline, Décembre 2013, 12 €
Coffret de 9 livres-audio, lus par Robin Renucci, Charles Berling, Eric Herson Macarel et autres comédiens chevronnés, éditions La Féline- Production, Mars 2021, 45,50 €
11 Réponses pour Jean Rigaud, poète, en cours de découverte
Le dernier paragraphe est peu clair.
il y avait son homonyme, un comique assez drôle dans les années 50-60
Y aurait-il un lien avec Bauchau? Je parle sans connaitre Rigaud.
Bien à vous.
MCourt
Sur la photo, il a un côté Saint Jean Baptiste hilare après décollation qui interpelle.
La réflexion de Jean Rigaud sur la pensée du mythe ouvre des horizons que l’on croyait fermés quant à la naissance, à l’expression et à la finalité de la grande littérature.
CECI N’EST PAS UN COMMENTAIRE:
réponse à MCourt: aucun rapport avec Bauchau.
réponse à boudegras: effectivement, Jean Rigaux avec un x habitait également Neuilly; c’était un chansonnier né quinze ans avant le poète Jean Rigaud.
Merci
Jean Rigaud, poète, en cours de découverte
Désolé mais Paris n’est pas la première destination mondiale : en 2014, Londres fut première destination (~18m de visiteurs), suivie de Bangkok (~16m) et enfin de Paris (~15m)…sinon, pour la ‘muséification ‘, vous avez bon…pas étonnant d’ailleurs, avec des reacs comme le court d’esprit aux manettes…
oops! wrong blog…sorry…
Le commentaire de Mme katz rigaud est peu clair engoncé dans un style ampoulé . Vous avez perdu de la rigueur dans l’expression. La retraite vous fait sombrer dans une écriture auto centrée.sortez de ce style universitaire un peu suffisant.
le commentaire de Beauchamp illustre tristement le déclin de l’usage de la langue française.
On ne comprend plus un texte comportant des subordonnées ou des incises. Le règne du Sujet-Verbe-Complément est arrivé. Je m’étonne même que celui-ci n’ait pas encore entièrement cédé la place au « texto ». Il ne faut cependant pas désespérer!
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