
La mémoire du colonel de La Rocque
Le descendant d’un personnage historique est-il fondé à faire corriger les erreurs manifestes qui entachent la réputation de son aïeul dans des articles, des films ou des livres ? C’est peu dire que la jurisprudence ne lui est pas favorable. Autant convenir tout de suite que la question se pose moins sur le terrain du droit que sur celui de la morale, des principes, de l’usage, voire, pourquoi pas, des règles du savoir-vivre. Un cas parmi d’autres illustre le problème : l’affaire La Rocque.
Le colonel François de La Rocque, qui fut ,entre les deux guerres, le chef de la ligue d’anciens combattants des Croix-de-feu devenue en 1936 le Parti social français (Psf), classés à droite sinon à l’extrême-droite par ses adversaires politiques, a longtemps été présenté comme « collabo » et « fasciste », de même que les mouvements de masse qu’il animait. Outre le journaliste du Monde Jacques Nobécourt, qui lui avait consacré une biographie de référence, des historiens comme Philippe Machefer, Serge Berstein, Michel Winock (ici le débat que son article dans L’Histoire avait suscité) et René Rémond avaient pourtant bien montré que nationalistes et autoritaires, les Croix-de-feu et le Psf n’étaient pas pour autant fascistes : nul projet expansionniste, nulle dimension révolutionnaire, nulle volonté de créer un homme nouveau.
Lors des émeutes du 6 février 1934, il fut de ceux qui empêchèrent leurs troupes d’attaquer le Palais-Bourbon et exigèrent un retrait d’une manifestation qui dégénérait – l’extrême-droite le lui reprocha assez pour qu’on s’en souvienne. Son fils Gilles de La Rocque ne se fit pas seulement un devoir de faire respecter la sa mémoire. : il s’employa à démentir vigoureusement ces allégations en poursuivant inlassablement, au besoin devant les tribunaux, les auteurs qui portaient atteinte à sa mémoire soit par légèreté et méconnaissance du dossier, soit innocemment par un effet d’entrainement panurgien, soit sciemment par idéologie. Et il gagna, s’appuyant notamment sur les travaux de René Rémond (La République souveraine), ce qui ne manqua pas d’inciter à la prudence, la mesure et la vérification, tous ceux qui devaient mentionner dans un texte ou un commentaire le nom du colonel de La Rocque. Dans son Histoire de la Résistance qui vient de paraître (chez Perrin), Olivier Wieviorka précise qu’il fut bien au début du régime de Vichy fidèle à la personne du maréchal Pétain tout en rejetant la collaboration et que, si les vichystes ont bien emprunté des idées au PSF (la devise « Travail, famille, patrie » entre autres) et si il fut bien membre du Conseil national, il ne cessa d’exprimer ses réticences (sur l’antisémitisme et le projet de parti unique, notamment) jusqu’à la rupture en 1942 ; en juin de cette année-là, il fonda le réseau Klan qui fournissait des renseignements militaires aux services britanniques, ce qui lui vaudra un an après d’être arrêté par les Allemands, interné puis envoyé en Autriche avec d’autres otages de marque (Daladier, Jouhaux etc).
Sur son lit de mort, Gilles de La Rocque fit promettre à son fils de reprendre le flambeau. C’est ainsi que , depuis l’été 2011, un bras de fer oppose Hugues de La Rocque, cadre à France Télécom né en 1958, au comité de rédaction de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine (RHMC). Celle-ci a en effet accueilli dans ses colonnes un long article de l’historienne américaine Laure Lee Downs intitulé « Nous plantions les trois couleurs » et consacré à l’action sociale féminine des Croix-de-feu et du PSF de 1934 à 1947. L’estimant truffé d’erreurs factuelles (professions, liens de parenté, jusqu’à la date de naissance du colonel), de citations inexactes ou inventées et de commentaires abusifs, voire choquants lorsqu’ils lient les idées du colonel aux théories racistes, l’héritier du nom a donc demandé un droit de réponse. Qu’il n’a pas obtenu. « C’était plus facile du temps de mon père : rien qu’à la télévision, il en avait obtenu vingt-cinq ! ». Ce qui ne l’a pas découragé, jusqu’à faire envoyer une lettre par son avocat. Pour, à défaut, bénéficier d’une mise au point. Rien n’y a fait, comme ce fut le cas dans ses demandes du même ordre auprès de Pierre de Gaulle ou Daniel Cordier. Si dans sa réponse, son comité de rédaction reconnaît l’existence d’erreurs « bien dommageables », il juge qu’elles ne remettent pas en cause le travail analytique de l’historienne.
« La démarche de M. de La Rocque est sans fondement juridique, d’autant qu’il n’est pas personnellement mis en cause. Et de toutes façons on ne passe pas ce genre de choses : en cas d’erreur dans un article, on envoie la lettre de réclamations directement à l’auteur. Si on la publiait, on n’en sortirait pas surtout lorsque, comme c’est le cas, cela glisse très vite vers l’interprétation» explique Caroline Douki. Cela dit, la rédactrice en chef de la Revue convient que « le descendant qui se prévaut de manière insistante d’être le dépositaire d’une mémoire et d’une vérité » pose un vrai problème historiographique. C’eut été l’occasion d’en débattre, justement, sans en venir à des gros mots tels que « droit de réponse ». D’autant que la RHMC assure viser à « promouvoir le dialogue autour des enjeux de l’écriture de l’Histoire » entre les historiens et ceux qui les lisent. Y compris les héritiers d’un nom illustre. Car une faute publique ne peut recevoir de correction que publique. N’est-ce pas la vertu du bon vieux courrier des lecteurs ?
« Nous payons encore la propagande du Front populaire qui avait désigné le colonel de La Rocque et les Croix-de-feu comme l’incarnation du fascisme » estime son petit-fils. S’il renonce à poursuivre la RHMC, il ne jette pas l’éponge et demeure vigilant. Quant à l’accès aux Fonds La Rocque aux Archives nationales et à Sciences Po, il continuera à accorder des autorisations à tout le monde. Sauf à une certaine historienne américaine…
(« Les émeutes du 6 février 1934 place de la Concorde à Paris », photo D.R ; « Défilé de la Ligue des Croix de Feu avenue des Champs-Elysées, 14 juillet 1935 » photo Gaston Paris ; « François de La Rocque à son bureau avenue d’Iéna, siège du PSF »,; » photos Archives Centre d’Histoire Sciences Po)
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