de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
La vie de Mark Rothko ou la biographie d’une vibration

La vie de Mark Rothko ou la biographie d’une vibration

Mon admiration est sans limite pour ceux qui parviennent à consacrer une biographie à un peintre. Ce qui s’appelle une biographie totale, œuvre et vie mêlées, et analysées à égalité. Cela m’a toujours paru inaccessible tant la perception de l’art, et son rendu par les mots de l’écrivain, demeurent inaccessible à la logique du commun Ce qui se joue dans un tableau est irréductible à une explication, encore moins à un raisonnement tel que la logique du commun en produit à foison. Cela se situe au-delà, dans un no man’s land des sens. Pourtant certains auteurs y réussissent, chacun à sa manière. Citons pour mémoire le Matisse (1984) de Pierre Schneider,  beau-livre absolu car l’image et le texte ne s’illustrent pas mutuellement, l’un cherchant à prendre l’ascendant sur l’autre, mais sont au diapason ; le Henri Matisse, roman (1971), fabuleux bric-à-brac où Aragon fait preuve d’une réjouissante liberté formelle ; le passionnant Le prince foudroyé : Nicolas de Staël (1998) de Laurent Greilsamer ; et plus récemment Conjurer la peur (2013) que Patrick Boucheron a consacré à la fresque du bon gouvernement de Lorenzetti à Sienne.

A cette collection non exhaustive, je serais tenté d’ajouter désormais le Mark Rothko (304 pages, 35 euros, Actes sud) d’Annie Cohen-Solal malgré quelques défauts : une écriture, trop américaine, un prix dissuasif ; une ellipse trop rapide sur sa première femme ; une même discrétion, tout aussi inexplicable, sur sa fin, puisqu’il faut aller se renseigner ailleurs pour apprendre que sa maladie de l’aorte, qui l’handicapait au point de l’empêcher de peindre des grands formats, l’avait poussé au suicide, comme tant d’autres grands peintres parvenus aux limites de ce qu’ils pouvaient exprimer –mais si c’est faux, il faut aussi l’écrire etc On a l’impression que la famille a contrôlé. C’est d’autant plus regrettable que, par ailleurs, l’enquête est formidablement documentée ; on y apprend une foule de choses sur cet artiste fascinant. On s’en doute, un livre n’épuisera pas le sujet pas plus qu’il n’entamera l’énigme Rothko. Et pourtant…rothko-no-8-1952

Quel chemin de Dvinsk (Lettonie, 1903) à New York (NY, 1970) ! Nul besoin de le suivre pas à pas pour ne pas le perdre. Il suffit de savoir, comme l’expose bien en détail la biographe, que Marcus Rothkovitch (en 1940, au moment d’américaniser son identité, il préféra « Rothko » à « Roth » pour ce que cela fasse moins juif) est « né »,  pas seulement religieusement mais moralement et intellectuellement, dans une école talmudique où l’étude rigoureuse était tenue pour une valeur absolue. Après son passage de la ligne à Ellis Island à 10 ans avec ses parents, loin du shtetl et des pogroms,  il continue sur cette même voie. Le jeune homme est remarquablement doué et intelligent. A son entrée à Yale College, on lui promet un bel avenir, malgré la ségrégation, ou plutôt la discrimination. Il sait ce qu’il sera et ce qu’il fera. Peindre parce que bon qu’à ça, comme eut dit Beckett. Mais peindre ce qu’il a à peindre. Et le montrer à sa manière : si possible dans des salles uniques et isolées, sans coude à coude intempestif avec des tableaux d’autres peintres, afin que rien ne vienne perturber le regard du spectateur. Ce détail, qui n’en est pas un, suffit à prendre la mesure de son orgueil, de son exigence.

Les pages sur le fameux livre qu’il écrivit en secret, mais qui ne parut qu’à titre posthume, sont éclairantes en ce qu’elles nous montrent cet intellectuel, qualité rare chez les peintres, poser brosses et pinceaux pendant des mois pour s’exprimer par un autre moyen. Une année salutaire qui lui permit de reprendre ensuite le chemin de son atelier, redynamisé et confiant dans sa nouvelle direction. Annie Cohen-Solal, auteur d’enquêtes remarquées sur l’essor de la peinture américaine, l’expressionnisme abstrait et l’Ecole dite de New York à travers ses acteurs (Barnett Newman, Jackson Pollock, Clyfford Still,) et ses marchands (le galeriste Léo Castelli) excelle à retracer la place de Rothko dans la vie artistique new yorkaise.

Et la technique ? Ce qu’il y a de moins intéressant chez un artiste. Mais rien n’excite plus la curiosité. Alors disons que c’est de la peinture à l’œuf. Plus exactement, après une préparation de la toile en coton avec des pigments dilués dans de la colle de peau de lapin, les couleurs étaient adoucis avec des pigments acryliques. Après quoi il faisait ses mélanges : peinture à l’huile, œuf entier, résine dans de la térébenthine. Puis ses bandes étaient tracées au fusain et après… D’où venait cette vibration que l’on aurait réduit à néant si on lui avait dit, fût-ce avec admiration, qu’elle avait quelque chose de « décoratif », la pire insulte à ses yeux ? Si ce n’était qu’une question de technique, tout le monde serait Rothko. Il protégeait son secret car il pouvait seul le protéger de la terreur que le monde lui inspirait.

Black on Maroon 1958 by Mark Rothko 1903-1970Ses grandes réalisations sont bien racontées par Annie Cohen-Solal. Y compris les échecs. On pense à la commande des panneaux muraux pour la plus petite salle à manger du Four Seasons Restaurant dans le gratte-ciel de Seagram sur Park Avenue. Il l’avait accepté comme un défi car, dans son esprit, ses œuvres ne devaient pas être accrochées dans des lieux publics, surtout pas des lieux qui n’étaient pas faits pour ça. Obsédé par les questions de formes, de présentation et surtout de lumière, il exécuta son travail à contre cœur. Mais le jour où il s’y attabla pour y déjeuner, et qu’il observa avec dégoût ces puissants du moment festoyant bruyamment dans cette débauche de luxe et de caviar, il fut tellement horrifié qu’il ordonna le retrait de son œuvre (une trentaine de toiles). Sorti de son petit théâtre fantasmatique personnel, elle ne pouvait qu’être déplacée dans un tel endroit. Quelques années après en 1961, il eut plus de chance avec une autre salle à manger, celle de l’université de Harvard, même s’il maugréa contre le nombre de tables et de chaises, le plafond trop bas, la couleur des murs et la lumière trop forte. Manifestement, ces dîneurs se tenaient mieux face à sa peinture que ceux de Park Avenue. Quant aux panneaux repris à la famille Bronfman, propriétaire de l’immeuble Seagram, il en fit don à la Tate Gallery de Londres qui, selon son vœu, leur consacra une salle exclusive, effectivement remarquable en tous points par l’atmosphère d’ensemble qui y est créée. Ne lui manquait plus que son sanctuaire. Il allait le trouver avec la chapelle Rothko, érigée grâce au mécénat éclairé de Dominique et John de Menil, et consacrée à la Passion du Christ ; cinq panneaux simples et trois triptyques traités en dominantes très sombres de noir et marron évoquant les quatorze stations du Chemin de Croix (ce lieu de prière interconfessionnel est intégré à l’Institut of Religion and Human Development de l’Université St. Thomas à Houston, Texas). Rothko n’en culpabilisait en raison de sa cote faramineuse et de l’argent que drainait la commercialisation de ses tableaux

Plus il avançait en âge, plus son style s’épurait, plus les couleurs stridentes s’estompaient comme élément majeur, plus sa lumière s’assombrissait, plus il était hanté par la réflection lumineuse, plus que jamais tendu vers l’expression de la tragédie, de l’extase et de la mort. La Naissance de la tragédie de Nietzsche et le Rameau d’or de Frazier n’en demeuraient pas moins en permanence à son chevet. Annie Cohen-Solal offre une clé d’interprétation de cette œuvre, mais on n’est pas forcé de l’adopter, il s’en faut : l’abstraction transcendantale de son héros fait écho à l’errance du peuple juif dont l’Histoire a fait qu’il n’eut jamais qu’une conception abstraite de la nation ; de plus, jusqu’au XXème siècle, le judaïsme avait produit peu d’artistes plasticiens. Elle tient la relation au Talmud comme un élément essentiel pour pénétrer cette œuvre. Faut-il pour autant voir, comme elle nous y invite, un paradigme de l’épopée des juifs d’Europe à travers la propre aventure de Rothko ? Les propres réflexions de Mark Rothko, contenues dans ses passionnants La Réalité de l’artiste et Ecrits sur l’art parus il y a quelques années en français chez Flammarion, conduisent aussi ailleurs.

A chacun de se faire sa religion lorsqu’il se tient face à l’un de ses grands tableaux colorés et sans cadre, suffisament grands pour créer davantage d’intimité dans une approche plus humaine et ne pas laisser le spectateur à l’extérieur, accrochés exprès au ras du sol afin que celui-ci puisse y pénétrer plus naturellement et, oscillant entre un état hypnotique et un certain vertige, passer cette porte ouvrant vers l’inconnu.

(« Autoportrait de Mark Rothko »  photo D.R. ; « No 8 », 1952 et « Black on maroon, 1958 » Tate Gallery)

P.S. du 26 mars : Annie Cohen-Solal m’écrit que, si elle n’a pas parlé du suicide de Mark Rothko, c’est en raison d’une difficulté personnelle à faire face à ce genre de situation ; mais, à la demande de nombre de lecteurs et de son propre éditeur américain, elle a rajouté plusieurs paragraphes dans ce sens, fort convaincants (je les ai lus) à paraître dans l’édition américaine du livre en novembre chez Yale University Press

Cette entrée a été publiée dans arts.