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La République des livres
L’au-revoir à Claude Durand

L’au-revoir à Claude Durand

Par Régis Debray

debrayExcuse moi, mon cher Claude. Je ne vais pas pouvoir évoquer, pour une fois que tes amis sont réunis autour de toi et que se retrouvent entre eux tous ceux qui te doivent quelque-chose (et Dieu sait s’ils sont nombreux) – tous les Claude Durand que nous avons connus, dont nous avons les uns et les autres profité sans vergogne, à un moment donné ou un autre de notre vie. Énumérons-les. Il y a le Claude accoucheur, de textes et de vocations ; il y a le Claude des longues fidélités et non des clientèles, et non des coups médiatiques ; il y a l’amoureux du mot exact et rare, l’homme de la langue et de toutes les langues, l’écrivain qui a réconcilié la Princesse de Clèves avec Alphonse Boudard.

Il y a aussi le dernier-né, le Claude radiographe, qui a déshabillé avec un burlesque implacable la République des Lettres et la République tout court, dans les romans vrais des années récentes (peut-être trop vrais pour les gendelettres et trop romans pour les journalistes). De celui-là en particulier, qui fut drôlement courageux, j’aurais bien aimé parler ici. Il y eut aussi, bien sûr, le Claude éditeur, avec ton extraordinaire ouverture de compas, qui embrassait dans une même générosité, dans une même intelligence, dans une même complicité Garcia Marquez et Soljenitsyne, Jean-Pierre Chevénement et Edouard Balladur, Simone Signoret et Jean-François Colosimo (théologie et politique), sans oublier Ismaël Kadaré.

Et cela, sans mélanger les genres mais pour mieux mettre chacun en valeur, dans sa ligne propre. Et il y a en fond de toile, plus connu que le défenseur des dictionnaires et du corpus des philosophes français, Claude Durand le guerrier, la force tranquille, le stratège impavide, au cuir assez épais pour résister aux pressions et aux caricatures – « nouveaux réacs », « nationaux-républicains », « rouges-bruns » et autres gracieusetés. Ta première collection, avec Jean Cayrol, s’appelait Écrire. Une autre, ensuite, s’intitula Combat. N’avoir jamais séparé ces deux univers, c’est ton apport et ton honneur.claude_durand_c_fonds_cayrol_archives_IMEC

Permets moi de rappeler simplement, en deux ou trois mots, ce que fut ton éthique, la ligne directrice de ton assiduité au travail : une volonté de justice, l’horripilation face aux faiseurs et aux truqueurs, comme un compte à régler avec la posture et l’imposture. « De l’audace et du sang-froid, un duelliste de l’ancienne France », disait de toi Soljenitsyne. Le grand russe t’inspira un jour une liste de Dix commandements que tu as dévoilée dans un colloque aux Bernardins « Dans le mensonge, ne vivras pas », première maxime. Puis, « l’amour du vrai ne sacrifieras pas à ta popularité » ; puis, « tu n’auras pas peur » ; et enfin, « l’Histoire, c’est toi ».

Je ne citerai pas toutes les devises de cette sorte de testament spirituel. Elles honorent en toi le républicain très français qui t’habite, dont le Pierre Mendes-France de ta jeunesse aurait pu être fier. Ce n’est pas poser au chevalier blanc ni ruminer on ne sait quelle revanche sociale que de vouloir en quelque sorte réparer l’entropie du monde dans l’hexagone où on est né. C’est simplement faire son métier, le métier d’un éditeur enfant des Lumières, « un enfant formé par l’Église », tenais tu à préciser parfois avec un sourire, et qui devenu adulte, prit son métier au sérieux, qui est de « rendre la Raison populaire », à la Diderot, à la Voltaire, à la française.

Formons des vœux pour que ce ne soit pas une époque de notre histoire que nous portions en terre avec toi. L’époque où le livre imprimé et non l’image télévisée, où la réflexion articulée et non le sms ou la petite phrase, où la conjonction de coordination et non le « casse toi pauvre con » pouvaient encore donner le la aux affaires du pays, modeler l’ordre du jour et le tirer vers le haut. Cette époque n’est pas finie, tu es de ceux qui ont contribué à la prolonger jusqu’à nous, et nous savons que tes successeurs sont là, hommes et femmes, pour relever le gant et rendre ce miracle toujours possible.

Voilà, ma chère Carmen, un bel héritage. Car nous avons plus que des souvenirs en commun, nous avons cet espoir, et même cette certitude. Comme on disait jadis un peu trop mécaniquement, le combat continue. Il n’est pas facile et c’était le vôtre à vous deux, Claude et Carmen. Puisse-t-il rester le nôtre.

REGIS DEBRAY

Cimetière de Montmartre, 13 mai 2015

(« Régis Debray, 1960 » photo D.r.; « Claude Durand, 1956 », photo fonds Cayrol/Imec)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, vie littéraire.

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commentaires

4 Réponses pour L’au-revoir à Claude Durand

Court dit: à

On saluera ici l’éditeur de Biographies souvent excellentes qui a réveillé une maison quelque peu endormie et publié des travaux de grand renom.
MC

上田 dit: à

Superbe, un vrai pro.

Sans aller aussi loin que Derrida qui donnait parfois l’impression que la mort de l’ami (voir Gadamer) était le moment suprême de l’amitié possible/impossible..

En tous cas ces normaliens, plus on meurt autour d’eux, plus leur rhétorique devient meilleure.

La Reine des chats dit: à

Beau papier. Et qu’ils sont beaux, tous les deux! Debray, 1960 avec son petit côté James Dean à l’est d’Eden, et Durand, 1956, un brin Edward Norton – « Hulk » ou « Moonrise Kingdom », à vs de voir. .. Bon boulot. R.I.P, donc : c’est mérité.

Attila dit: à

Un au revoir à la jeunesse ou l’on a oublié celle de Renaud Camus…

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