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Le Booker Prize 2013 : une pépite
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Au travail pour son roman, Eleanor Catton raconte s’être baignée de littérature victorienne, rassasiée des œuvres de Dickens, Jane Austen, avoir lu aussi les Frères Karamazov, Anna Karenine ou Madame Bovary. Le résultat en est un étonnant et virtuose exercice de pastiche littéraire, totalement imprégné du phrasé fluide, de la langue soignée et classique du XIXeme siècle. La mise en scène réaliste, les épigraphes en tête de chapitres et une intrigue dont les circonvolutions sont dignes d’un feuilleton journalistique achèvent de nous transporter dans le temps. En 1866 exactement.
Walter Moody, écossais, débarque par une nuit d’orage à Hokitika dans l’espoir de récolter lui aussi sa part de poussière d’or. L’hôtel miteux où il envisage de passer sa première nuit a pour seule qualité d’être le plus proche du port. Au salon, Moody, se sert un verre, allume un cigare, s’enfonce dans un large fauteuil, seulement soucieux de trouver un peu de repos, sans savoir que sa présence est en train de perturber un étrange conclave. Silence lourd, échanges de regards, gêne dissimulée derrière les pages d’un journal… Douze hommes, dont deux Chinois, un Maori, un banquier, un trafiquant d’opium, sont réunis-là en une improbable assemblée. Chacun dévoilera à Moody sa part de vérité sur cette nuit de janvier où advinrent le suicide d’une prostituée, le meurtre d’un vagabond et la disparition inexpliquée d’un notable.
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Dans la description de chaque regard, chaque silhouette, chaque costume, Eleanor Catton s’attarde sur les détails comme l’on peint au couteau, donnant, par touche, un peu plus de relief à ses protagonistes. Dessinant un décor inquiétant meublé de rouille poisseuse, de nuages bas, d’apparitions fantomatiques, de marécages gris et opaques, de bordels, de vaisselle poussiéreuse et de rues étroites, l’auteur nous entraine dans les bas-fonds de la morale du capitalisme outrancier et de l’appât du gain. Trahison, chantage, contrebande… Eleanor Catton use de tous les ressorts pour faire ricocher et s’entremêler les différents éléments de l’intrigue.
Elle excelle dans l’art de retenir les informations, de semer ses indices, de laisser en suspens quelques affirmations sibyllines qui ne trouveront leur explication que plusieurs centaines de pages plus loin. Avec un « nous » inclusif, elle embarque le lecteur dans son jeu de détective tout au long de ses 12 chapitres, qui, diminuant progressivement en longueur, accélèrent ainsi le rythme de ce « whodunnit ? » parfaitement maîtrisé. La plume est insatiable, foisonnante. Le plaisir de l’auteur visible à jouer des conventions, à complexifier son puzzle. A outrance peut-être. Ainsi ajoute-t-elle à son bouillonnant scenario, une structure basée sur les principes des signes du zodiac, définissant tout à la fois les traits de caractère de ses personnages et la manière dont leurs destinées interfèrent. Que l’on suive – ou pas – l’auteur dans cette élaboration ésotérique, The Luminaries reste une expérience singulière, une folle et tempétueuse symphonie orchestrée de main de maître.
(« Marie Tourres et Eleanor Catton » photos D.R.)
Eleanor Catton
The Luminaries
832 pages, £19
Granta books
(A paraître en France aux éditions Buchet Chastel en septembre 2015.)
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LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.