de Pierre Assouline

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La République des livres
Le lecteur numérique serait-il profondément superficiel ?

Le lecteur numérique serait-il profondément superficiel ?

C’est déjà une scie de tous les débats, tous les colloques, toutes les enquêtes, et Dieu sait qu’il y en a, sur les nouveaux usages de la lecture. Mais c’est en passe devenir un axiome en attente d’un Fl@ubert qui lui règlerait son compte dans un Dictionnaire des idées reçues en ligne : « Lecteur numérique : profondément superficiel ». En attendant ce point de non-retour, les recherches dans différentes disciplines (histoire, littérature, psychologie, informatique…) se multiplient pour prouver que, du moins dans les populations lycéennes et étudiantes (entendez : les générations montantes, celles qui seront demain aux manettes et nous gouverneront), lorsqu’on les compare, la lecture en ligne y est plus superficielle, quand la lecture sur papier y est, elle, plus profonde. Comme si c’était consubstantiel au support. On en a encore récemment lu une démonstration assez exemplaire dans son genre.

Prenez une étude effectuée par un chercheur sur l’évolution des comportements de lecture depuis dix ans. Le « nouveau lecteur » y apparaît de toute évidence moins concentré et moins profond que l’ancien, peu porté à une lecture en continu. Prenez une autre étude focalisée sur les processus cognitifs à l’œuvre lorsque le lecteur jongle avec les hypertextes et vous verrez que, sur ce plan-là, les cerveaux lents sont désavantagés par rapport aux cerveaux rapides (qui l’eût cru ?) et tout reste encore à faire.

Prenez une étude qui fait la peau à la légende selon laquelle la lecture sur écran prend plus de temps car la compréhension y est plus lente. Puis complétez-la par une autre prouvant que, contrairement à une idée reçue, on n’observe pas de différence dans l’ordre de la difficulté pour l’editing d’un texte sur papier et dans celui d’un texte numérisé.david plunkert

Prenez une étude effectuée avec force tests sur un panel d’étudiants sud-coréens, donc une population hautement connectée (quand je pense qu’ils m’ont invité il y a sept ou huit ans déjà à parler en français à Séoul de « La République des livres » dans un amphithéâtre bondé ! ). Il en ressort que leur fatigue oculaire après des heures passées face à l’écran atténuait leur capacité d’attention au texte et, partant, l’acuité de leur perception. Pour autant, sans plébisciter le papier, ils appellent de leurs vœux un perfectionnement de l’outil technologique en matière d’éclairage.

Prenez simplement le programme d’un colloque international de spécialistes de la chose et vous serez tout épastrouillé par les thèmes, pistes, directions de leurs travaux et tout ce qui les empêche de dormir.

Touillez, demandez-vous si vous avez lu, compris, ingurgité et ruminé toutes ces informations en surface ou en en creusant bien les multiples couches de sens malgré l’écueil de l’écran, et vous avez une bonne synthèse du New Yorker, assez optimiste au fond sur les capacités d’adaptation du nouveau lecteur. Je l’ai lue sur mon ordinateur, celui-là même où j’ai stocké nombre de romans de la rentrée grâce à l’obligeance des éditeurs qui m’en ont communiqué le pdf. Ce qui est tout de même plus pratique que des voyager avec des sacs de 20 kgs de livres, permet de souligner, de surligner, d’entourer au lasso, de prendre des notes, de rechercher des occurrences de termes et de retrouver un passage aisément, tout en écrivant des commentaires à venir pour des billets destinés à un certain site littéraire. Je le fais aussi et surtout  pour un jury littéraire auquel je m’honore d’appartenir ; mais ne le répétez pas ici ou là, d’aucuns pourraient soudainement en déduire que ma lecture en a été, comment dire, superficielle… Risqué, n’est-il pas ? Et qui sait si un jour un auteur ne me reprochera pas de l’avoir mal compris et mal apprécié pour avoir lu son livre sur écran…

(Illustrations Jonathan Rosen et David Plunkert)

Cette entrée a été publiée dans La vie numérique.