Le voyage initiatique d’Éric-Emmanuel Schmitt
Comme la peinture, la littérature est un art du silence. La nuit de feu (Albin Michel) est un tableau du désert, d’où émane un silence habité par une surabondance de vitalité. L’écrivain se fait peintre et sa palette de nuances amène le lecteur à « (…) savourer un simple trésor, vivre ». Cet élan vers la vie prend tout son sens aux yeux d’un Éric-Emmanuel Schmitt pas encore trentenaire. Au cours d’une randonnée dans le Sahara algérien, le jeune homme de vingt-huit ans découvre la simplicité et le bien-être quotidiens d’une civilisation à la pureté presque originelle. Au troisième jour de l’expédition, il perd de vue ses compagnons de voyage et passe une nuit entière seul dans le froid glacial du désert, sans eau ni nourriture. Cette nuit-là, un événement singulier transforme radicalement sa vie d’homme et d’auteur.
Bien plus qu’un récit à caractère autobiographique, La nuit de feu est un hymne à la Vie ; au plaisir, aux craintes existentielles et à la joie ; en deux mots, à tous ces affects corporels qui apportent une pleine conscience de soi. C’est précisément cette gradation du plaisir empirique à la joie transcendante, qui passe par l’angoisse ontologique, qu’Éric-Emmanuel Schmitt n’échoue jamais à peindre avec une incroyable justesse.
Le mouvement ascendant du sentiment de présence à soi commence par l’évocation de la sensualité, indissociable du plaisir : qu’il s’agisse de l’évocation d’un thé à la menthe « (…) sucré, musqué, épicé (…) », de l’engourdissement du corps tôt le matin « (…) comme un cadavre échoué au bord d’une plage à marée basse (…) », ou encore des milliers d’étoiles qui « (…) garnissent l’écrin de velours bistre et la lune d’argent souveraine (…) », les sensations sont à tel point palpables, qu’elles semblent résonner au milieu du silence du Sahara et du verbe.
S’il est un trait stylistique qui caractérise La nuit de feu, c’est bien cette écriture du contraste sonore, propice au dévoilement d’une vie intérieure foisonnante ; la ponctuation, le laconisme et l’allure saccadée du phrasé suivent le fil d’une raison qui s’interroge sur sa condition mortelle. Elles suggèrent enfin le sentiment de faiblesse et de faillite éprouvé par une conscience qui cherche à donner une explication à ce qui lui demeure inconnu :
« La mort, je n’arrive pas à l’imaginer. L’écroulement ? Le noir ? Le silence ? Trop concrets… Le vide ? Il faut du plein pour saisir le vide. L’arrêt du temps ? Qu’est-ce que le temps quand il n’est pas vécu ?… Je l’ignore. (…) Me voici en nage. L’angoisse me retire du monde. »
La certitude subjective et rassurante des données sensorielles, chère à l’écrivain rationaliste, s’ébranle face à la nécessité du dépassement de soi qu’impose l’expérience du désert. On a le sentiment d’une grande humilité de l’auteur, lucide quant aux limites signifiantes de la langue pour dire ce qui échappe à l’entendement. À l’heure où la littérature semble avoir pris la mesure de la désacralisation du monde, Éric-Emmanuel Schmitt prend le contre-pied du désenchantement en évoquant le surgissement de la foi individuelle, source de sérénité. Le paradoxe veut que la foi se manifeste au moment de l’égarement de l’auteur dans le Sahara : l’optimisme qui en découle suggère que la paix intérieure est encore possible, jusque dans les moments les plus désespérés.
L’expérience mystique d’Éric-Emmanuel Schmitt est d’autant plus convaincante qu’elle est narrée sans le moindre dogmatisme. Qu’elle soit religieuse ou païenne, la foi conserve ici tout son questionnement ; elle est interrogée sans aucune complaisance par un homme qui célèbre la quête du sens, ainsi que les merveilles du monde :
« Sur Terre, ce ne sont pas les occasions de s’émerveiller qui manquent, mais les émerveillés. »
L’écriture d’Éric-Emmanuel Schmitt a ceci d’universel, qu’elle convainc sans apporter de preuves et sans rien imposer à la pensée. La nuit de feu est une métaphore du cheminement humain qui joint avec beaucoup de vraisemblance le rationnel à l’irrationnel et en cela, elle est une invitation au voyage et à l’ « étonnement joyeux », car « le véritable voyage consiste toujours en la confrontation d’un imaginaire à une réalité (…) ». En suggérant son amour de la vie et de ses mystères, Éric-Emmanuel Schmitt signe une oeuvre thérapeutique et encourageante, à la fois profondément matérialiste et empreinte de spiritualité, dont le credo pourrait se formuler ainsi :
« Réjouis-toi ! Ta crainte de mourir constitue la preuve constante que tu es en vie ! Tant que tu penses que tu ne seras rien, tu es encore. »
ROMEO FRATTI
3 Réponses pour Le voyage initiatique d’Éric-Emmanuel Schmitt
Merci de cette chronique, très beau billet. Il fait du bien.
permis de trouver cette « spiritualité » animale effroyablement creuse ?
ah oui, merci
« Au troisième jour de l’expédition, il perd de vue ses compagnons de voyage et passe une nuit entière seul dans le froid glacial du désert, sans eau ni nourriture. Cette nuit-là, un événement singulier transforme radicalement sa vie d’homme et d’auteur. »
Cette quête de sens rejoint combien d’expériences analogues, un « Mont Analogue »…
La chute du billet, pour le coup assez dogmatique, m’a fait penser – et je vous conseille absolument la lecture du hors série le Figaro consacré à Michel Houellebecq- à la réaction d’un Ecclésiastique, suite à sa lecture de son roman » Soumission », et en substance: continuez à chercher, à nous interroger et à nous provoquer.
3
commentaires