de Pierre Assouline

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La République des livres
Léon Bloy, le mendiant ingrat, nous écrit

Léon Bloy, le mendiant ingrat, nous écrit

Etrange réflexe en vérité celui qui nous fait parfois nous précipiter sur des catalogues de ventes tout en sachant que l’on n’y achètera jamais le moindre bout de papier faute d’avoir l’esprit ou la monomanie d’un collectionneur. Il m’arrive d’en recevoir, le plus souvent liés à un événement littéraire ou artistique. J’en ignore les évaluations, encore pénétré de la répartie du jeune Jean Genet pris en flagrant délit de vol de livre rare et amené devant les juges : « Non, monsieur le Président, je n’en connais pas le prix mais j’en sais la valeur ». Certains de ces catalogues sont si bien faits, composés, mis en pages, illustrés, imprimés, qu’ils valent bien des beaux-livres ; d’ailleurs, ils se conservent d’eux-mêmes ; mais ils sont nettement mieux documentés car les notices, établies par des spécialistes de l’homme ou de l’œuvre, sont une mine d’informations.

Dans ces moments-là, ce n’est plus à Jean Genet mais à Michel Leiris que je pense. Il m’avait dit un jour : « Certains catalogues d’expositions de peinture sont tellement beaux et complets que c’est à se demander si elles ne furent pas un simple prétexte, comme un alibi, pour les mettre en œuvre ». C’est tellement vrai et de plus en plus, en regard de la marchandisation de ces grands raouts grâce auxquels la population fait la queue en nombre deux ou trois heures durant pour passer en moyenne une poigné de secondes devant chaque tableau entraperçu.

Cette semaine, j’ai reçu le catalogue d’une vente qui se doit se tenir à l’hôtel Drouot le mercredi 15 mai à 14h. Première partie : plein de papiers de François 1er et de Louise de Savoie issus de la collection du magistrat et diplomate Jean de Selve (1475-1529), premier président du Parlement de Paris. Passons. Deuxième partie : Léon Bloy (1846-1917), lui-même, le mendiant ingrat, le pèlerin de l’absolu…. Que du Bloy en veux-tu en-voilà. Un festival ! une farandole ! Ca fulmine sur soixante de pages de catalogues et une centaine de numéros. Et pas des lettres anodines ou des notes de blanchisserie (encore que le petit feuillet où il dresse la liste de « Ceux qui m’ont lâché » soit assez piquant) : que des manuscrits originaux et des carnets de notes.

Du lourd : Le Désespéré, La Femme pauvre, Les Funérailles du naturalisme, Les dernières colonnes de l’Eglise, Sueur de sang, Histoires désobligeantes, Léon Bloy devant les cochons, Le Sang du pauvre, la Résurrection de Villiers de l’Isle-Adam sans oublier bien sûr de larges morceaux de son Journal, l’un des plus fascinants et des moins connus des journaux d’écrivains ; comme s’il était écrit que l’insuccès rencontré par son oeuvre de son vivant devait se perpétuer à titre posthume. Ne manquent à l’appel pour l’essentiel que Belluaires et porchers, les Propos d’un entrepreneur de démolition et le Salut par les Juifs (ici ce qu’en a dit Remy de Gourmont) écrit en réponse au best-seller antisémite de Drumont.

Qui possédait une telle réunion d’originaux chez lui ? Un amateur éclairé ? Une famille ? Une institution ? Ne comptez pas sur Thierry Bodin, l’expert de la vente, pour vous le confier, il est lié par le secret professionnel. Qu’importe au fond puisque grâce aux fiches de M. Bodin, nous disposons de larges extraits qui suffisent déjà à notre bonheur, nous qui n’éprouvons pas le besoin impérieux, irrépressible de posséder pour aimer.

Bloy, grand exalté du symbolisme universel, se reconnaît à la lecture d’une seule de ses lignes, même dans ses lettres. On sait ses excès de langage, son goût de l’hyperbole, ses visions mystiques, son intransigeance religieuse, la puissance de son verbe, son style tellurique, son tempérament apocalyptique, ses injures aux confrères, ses éclats et son sens du comique, ses injonctions et son chantage à la misère (« Toute personne qui possède un franc me doit cinquante centimes »). Mais quel torrent sous la plume de ce visionnaire, que ce soit celle de l’essayiste, du diariste ou de l’épistolier ! Par la qualité de sa violence et la sincérité de son exigence , il parvenait donner ses lettres de noblesse à l’abjection. Qui écrit comme cela de nos jours , Personne. Wikipédia cite Marc-Édouard Nabe… Et pourquoi pas Stalker-le-vivisecteur tant qu’on y est ! Comme s’il suffisait de manier l’injure permanente pour être Bloy, ce qui est aussi primaire que de distinguer Céline pour ses points d’exclamation. Il est d’ailleurs remarquable que le pape François l’ait cité dans sa première homélie (« Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, me vient la phrase de Léon Bloy : ‘Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable.’ Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, on confesse la mondanité du diable, la mondanité du démon. » ) sans que cela suscite davantage de commentaire. La lettre ci-dessous, qui témoigne en passant que l’absolu le gouvernait en toutes choses, et pas seulement dans sa foi catholique (Bernanos, pour ne citer que lui, en conserva longtemps l’empreinte) m’a particulièrement frappé par, disons, son actualité permanente dans le monde des lettres, des idées, des revues et des gazettes. Longue de trois pages et datée probablement de mars 1885, cette requête à Edmond de Goncourt, un ennemi littéraire, par le rédacteur du Pal, pamphlet hebdomadaire qui n’aura que cinq numéros, ne semble pas avoir été finalement envoyée à son destinataire. Mais rien ne nous empêche de la recevoir :

« Je suis votre ennemi. Du moins, j’ai été votre ennemi jusqu’à ce jour, peut-être même l’ennemi le plus violent que vous ayez eu. – Le meilleur ami que je me connaisse dans l’étable à pourceaux qu’on appelle la littérature contemporaine, Huysmans, m’a assuré vingt fois que j’étais injuste. M. Barbey d’Aurevilly me l’a dit aussi. N’importe. J’ai continué de foncer sur vous, en taureau spiritualiste que j’étais (…) Il est vrai que la récente lecture d’Henriette Maréchal a quelque peu diminué ma rage (…)

Je suis un désespéré, vomi par toute la presse. J’ai passé dix ans de famine à poursuivre le merle blanc de la Vérité et de l’Equité littéraire absolues. J’ai déjeuné quelquefois de croûtes de pain ramassées dans des ordures. Quand une feuille quelconque m’était ouverte, j’ai dit ce que je croyais être juste et vrai, sans jamais recourir à la salauderie du pseudonyme, offrant toute ma personne à tous les coups. Ces derniers jours, aidé d’un ami presque aussi pauvre que moi, j’ai créé Le Pal (…)

En attendant le succès qui, par miracle, semble me venir, malgré l’hostilité silencieuse de la presse entière, que je contemne de toute la force de mon désespoir, je suis affamé, expirant, en danger et l’idée m’est venue d’aller à vous, précisément parce que j’ai toujours été votre ennemi et que vous ne me devez rien (…)

J’ai besoin de 50 fr. que je vous rendrai si je peux ou que je ne vous rendrai pas, mais alors, il faudra crever, désagrément ultime qui du moins ne sera pas accompagné pour moi de l’horreur infinie d’avoir pollué ma plume, ni mon cœur en me prostituant pour les quatre sous que vaut la célébrité à la vomitive camaraderie du Journalisme contemporain… »

( » Carte postale annotée par Léon Bloy dans une série sur « Nos contemporains chez eux » ; « Réédition à l’identique du Pal, préfacée par Patirck Kéchichian, L’Obsidiane, 2002)

P.S. du 24 mai : le montant des adjudications des principaux manuscrits

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