de Pierre Assouline

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La République des livres
« Les Misérables », divin livre de chevet de l’ayatollah

« Les Misérables », divin livre de chevet de l’ayatollah

Au fond, en un sens, cela devrait être rassurant pour la littérature de savoir qu’elle peut encore servir de prétexte. Qu’on a encore besoin d’elle comme alibi. Que certains la recherchent encore comme faire-valoir. C’est aussi la preuve de son existence, de son influence et de sa grandeur, un hommage du vice rendu à la vertu, même si ceux qui l’instrumentalisent ainsi sont parfois gens peu estimables. Je veux parler bien sûr des princes qui nous gouvernent. On se souvient de Giscard s’abritant derrière sa ferveur  pour Maupassant. De Mitterrand louant tout un panthéon littéraire Chardonne en tête. De Chirac se flattant de sa passion pour les lettres japonaises et chinoises. De Sarkozy se souvenant de ses enchantements à la lecture d’Albert Cohen (« Fallait-il s’emmerder au bord du lac de Genève pour y écrire Belle du seigneur ! ») et de Céline (le Voyage bien sûr, n’exagérons rien) pour mieux faire oublier son différend psychanalytique avec la Princesse de Clèves. D’Obama en campagne plongé dans la biographie de Lincoln. Seulement voilà : dans notre naïveté, nous avions crû que ce tropisme n’avait cours que dans un certain monde, le nôtre pour tout dire. Un démenti intéressant vient de nous êtes apporté par l’ayotallah Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution islamique, poste le plus élevé en Iran auquel il a succédé à Khomeini, et partant, l’homme le plus puissant de ce pays.

Dans un portrait fourni que vient de publier la revue américaine Foreign Policy, et que le relais du blog The Literary Saloon nous a fait découvrir, l’auteur, lui-même dissident iranien emprisonné à Téhéran de 2000 à 2006 pour ses articles, nous apprend que l’ayatollah a toujours fréquenté des poètes et des intellectuels. Qu’il s’est nourri très jeune de romanciers persans. Qu’il a profondément étudié et traduit en persan l’œuvre du poète et critique égyptien Sayyed Qutb, inspirateur culturel  des Frères musulmans. Et qu’il a un goût prononcé pour les classiques de la fiction mondiale : Tolstoï, Cholokhov , Balzac, Michel Zévaco. Mais celui qu’il place au plus haut, au-dessus de tous les autres, c’est Victor Hugo. Celui des Misérables, un livre qu’il met au-dessus de la Divine comédie et des Mille et une nuits et, tout simplement, de tout ce qui a été écrit dans l’ordre du roman. Il y voit un traité de sociologie, un livre d’histoire, un roman d’amour, un essai critique et même « a divine book », entendez-le comme vous voulez, dans la bouche de celui que son turban noir désigne comme  seyyed, c’est à dire descendant du prophète. Ce serait intéressant que quelqu’un se penche sur le cas pour décrypter la lecture qu’a pu en faire l’ayatollah, et ce qu’il en a tiré de « divin ».

Par le passé, il lui est arrivé de trouver des armes dans les romans de Howard Fast (Spartacus, vraiment ?) ou dans les Raisins de la colère de Steinbeck pour critiquer le capitalisme et la démocratie à l’occidentale, ou dans la Case de l’oncle Tom pour dénoncer l’instinct génocidaire et esclavagiste des Américains. Il a beau être un religieux de stricte observance, surveillant en chef de l’application de la chari’a, on se dit qu’il doit être possible de parler avec un hugolien pur jus. Mais il n’a pas dû aller assez loin dans son interprétation des Misérables, ni pousser au-delà son exploration de son hugolâtré. Car c’est bien le même homme qui, outre sa détermination à rayer Israël de la carte et ses habitants avec, pardon : « éradiquer la tumeur cancéreuse », fut le plus farouche et durable artisan du contrat, pardon : de la fatwa, lancé sur la tête de l’écrivain Salman Rushdie , « apostat dont le sang pourrait être versé impunément », pour avoir écrit un roman intitulé Les Versets sataniques.

Cela dit, tout cela nous fait penser aussi que, s’il y a bien un haut responsable politique qui n’a pas jugé bon invoquer, voire évoquer de biais ou même indirectement sans le faire exprès, des écrivains ou des romans de chevet, et pourquoi pas la littérature, c’est bien le président Hollande. On sait que la culture est le cadet de ses soucis. Son indifférence à son endroit est absolue, la baisse historique du budget du ministère concerné en témoigne. On dira que lui au moins ne fait pas semblant. On en viendrait presque à le regretter. Car si il en soufflait au moins le souci aux rédacteurs de ses grands discours, ce serait juste un tout petit moins méprisant pour elles et pour eux. On pourrait même faire des suggestions, histoire de l’aider, mais à la réflexion, on ne voit pas comment car rien, dans sa biographie comme dans son action, ses écrits, ses déclarations, ne donne prise sur ce plan-là. A croire que pour lui, cela n’a jamais existé.

(Photo et dessin extraits du catalogue de l’exposition sur Les Misérables en 2009 à la Maison de Victor-Hugo à Paris, pour les 150 ans de la parution du roman)

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