L’ombre de Zweig
La vie d’un écrivain est faite de hasards minuscules qui s’enchaînent dans la solitude de sa chambre ou près des étals des libraires. En cette fin d’après- midi-là, j’hésitais encore sur le sujet de ma chronique. Depuis que j’avais cessé l’activité de critique littéraire, des années auparavant, je n’étais plus totalement au faîte de l’actualité du livre. Je ne recevais plus comme autrefois, par dizaines, et avant leur sortie, les livres sur mon palier. Les maisons d’édition avaient fort justement oublié mon adresse comme les lecteurs des journaux dans lesquels j’avais écrit, mes articles. Je suivais donc avec retard les parutions, m’attardais sur quatre à cinq livres recommandés par mes anciens confrères, relisais mes classiques et me consacrais aux recherches qu’imposait l’écriture de mes propres romans. Pierre Assouline, à qui je demandais conseil, m’avait amicalement recommandé un sujet: pourquoi, avait-il dit, ne parlez-vous pas de l’engouement public, éditorial et critique porté à tout ce qui concerne Stefan Zweig ?
Zweig, bien entendu. Mais il me semblait qu’une nouvelle plongée dans l’univers de Zweig nuirait pour quelques jours à la rédaction de ce roman auquel je m’attelais. Je craignais que, pour un temps, Zweig ne fît de l’ombre à mon nouveau héros. Bien sûr, j’avais quelques éléments à donner sur la question Zweig, cette fascination étrange, nimbée d’un halo de mystère que je partageais avec mes contemporains. Mais je ne pouvais répondre que de ma propre passion. Celle-ci remontait à trois décennies, elle avait déjà tant charrié d’émotions pour l’écriture du roman puis de la pièce des Derniers jours de Stefan Zweig, qu’il me semblait difficile d’énoncer une explication rationnelle. D’ailleurs avait-elle quelque chose de rationnelle, cette passion exclusivement française pour un écrivain considéré comme mineur en Allemagne, auteur méprisé en Angleterre, ignoré aux Etats-Unis ?
J’étais entré dans l’univers de Zweig, un jour de 1982, en découvrant « le Monde d’hier » que m’avait offert une amie pour mes 20 ans. Je tombai comme la plupart d’entre nous, sous le charme de la musicalité du verbe, la fluidité du récit, le drame qui couvait sous les fastes. Zweig exprimait mieux que quiconque l’esprit de la MittelEuropa. Sans doute parce qu’il l’incarnait mieux que quiconque. Depuis, ses écrits ne m’avaient plus quitté. De même que planait l’âme du personnage dont j’avais appris le quotidien dans les centaines de pages de ses correspondances – sans doute parmi les plus passionnants de ses écrits. Un jour, alors que j’étais sur l’écriture d’un roman intitulé La légende des fils et situé en Amérique, Zweig était passé comme par effraction de ma condition de lecteur à ma vie d’écrivain. Je l’avais littéralement vu entrer dans la maison de Pétropolis au bras de sa compagne. Cette « apparition » m’avait fait interrompre, séance tenante, l’écriture du roman américain pour laisser vivre Zweig, sous ma plume, dans la maison du Goncalves Dias. Les sujets de vos romans s’imposent à vous ainsi. Pourquoi ce sujet-là ? Trois ans plus tard, je n’avais toujours pas de réponse définitive. Et sans doute, un séjour sur le divan d’un psychanalyste, repoussé d’année en année, aurait-il aidé à saisir les ressorts de cette inclination, résoudre en partie la question de l’ascendant qu’un modèle peut exercer sur un écrivain ? Sans doute aussi faudrait-il chercher dans les tréfonds de l’inconscient collectif les dessous de cette Zweigomania hexagonale, attrait pour l’Apocalypse joyeuse, nostalgie d’une illusion. La Vienne flamboyante, cité des Hommes, ville des Lumières n’a jamais existé que dans les livres. Une construction de l’esprit. Cette Vienne éternelle des robes de tulle et des violons des orchestres se vautra dans l’Anschluss.
Ce jour-là, où j’ignorais quel pouvait être le sujet de cette présente chronique, j’étais donc allé acheter un livre dans une librairie dans le cadre de recherches pour mon prochain roman. Il s ‘agissait de l’autobiographie de Jung. Jung avait exercé à Zurich, dans la ville où le héros de mon livre avait vécu. Je voulais avoir son regard sur l’atmosphère des lieux. J’avais lu, bien des années auparavant, cette autobiographie de Jung, intitulée «Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées (Folio). A l’époque lointaine où, interne en médecine, je me destinais à l’exercice de la psychiatrie –choix dont, curieusement, un patron psychiatre, professeur de son état me détourna dans des circonstances que je raconterai peut-être. Ma lecture de Jung datait d’ailleurs à peu près de ma « rencontre » avec le monde de Zweig. C’est peu dire que ces deux autobiographies, les Souvenirs d’un Européen et ceux du psychiatre suisse ne laissèrent pas la même empreinte dans mon esprit. Autant celle de Zweig déclencha un véritable coup de foudre, autant celle de Jung me laissa froid. Ces réserves se confirmèrent récemment, avec le film de Cronenberg, A Dangerous Method. Oui, décidément, la figure de Jung, parfaitement interprété par Michael Fassbender, ne parvenait à susciter en moi la moindre émotion, sinon peut-être une forme d’antipathie dans sa passion de l’occultisme et du paranormal. (On retrouve d’ailleurs dans le film, le même grotesque de cette scène racontée dans le livre, l’entretien entre Freud et Jung, où Jung interprète le craquement répété des murs comme un signe de forces surnaturelles.)
Je parcourus à nouveau le Jung pour mes recherches. L’ouvrage publie, dans ces dernières pages, la réponse de Freud à ce goût pour l’occultisme dans une lettre d’une ironie mordante. Un autre intérêt de l’ouvrage est le propos général sur Freud. Jung écrit : « A cette époque, Freud était expressément persona non grata dans le monde universitaire et il était nuisible à toute renommée d’avoir de relations avec lui. Les « gens importants » ne le mentionnaient qu’à la dérobée… » J’eus une pensée pour les contempteurs contemporains de Freud. Les temps ne changent pas.
Dans la librairie, près du Jung, se dressait une pile d’un livre de Georges Steiner ayant pour titre Lectures. L’ouvrage était un recueil d’articles de Steiner pour le New Yorker. Evidemment, la langue de Steiner me fascinait. Son Errata était un des livres les plus puissants que j’avais lus sur les liens entre l’humain et l’inhumain – une brillantissime traversée des mondes. Je feuilletai le recueil de Steiner et au chapitre « Ecrivains et écriture », je tombai –j’ai parlé de hasards- sur un article intitulé « Ville de rêve » datant de 1985. L’article commençait ainsi :« La Vienne fin de siècle jouit d’une immense vogue.» Je passai à la caisse avec sous le bras l’autobiographie de Jung et le Steiner puis filai chez moi.
Et voici ce que disait Steiner :
«Etre fasciné par Vienne fin de siècle, c’est tout simplement rechercher les sources de notre conscience présente, les racines étroitement entremêlées de ce qu’il y a de meilleur et de pire dans notre culture. »
J’avais découvert un élément de réponse à cette passion pour Zweig, à la fascination qu’exerçait le Viennois. Je finissais la lecture du recueil – succession de textes d’une clarté et d’une intelligence édifiantes sur la pensée du siècle passé, encyclopédie du temps à portée de chacun. Voilà. J’avais un livre d’exception à conseiller aux lecteurs. Je pouvais retourner à l’écriture du roman, finalement ravi d’avoir retrouvé, l’espace d’un instant, l’ombre de Zweig sur le chemin .
LAURENT SEKSIK
Lectures. Chronique du New Yorker
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat
Arcades (Gallimard)
5 Réponses pour L’ombre de Zweig
…un proche d’espérance encore très distant et moisi dans ses fantasmes,…
…une bonne langue sachant lécher par devoir à la place des yeux pour lire,…
…
…de la littérature en analogie expérimental de la » pénicilline »,…
…etc,…
Oh, aurais-je fait une mauvaise manip ? Je vais essayez de réécrire ce message.
Le premier paragraphe de ce billet me donne envie d’en savoir plus sur cet écrivain à marée basse. Que va-t-il faire de ce cette vacance, de cet après ?
Zweig… oui, on en a beaucoup parlé…
Mais là, ce seuil, le vôtre… Écrivez… Des lecteurs attendent la suite…
» « Dans toutes les œuvres de Montaigne, je n’ai trouvé qu’une seule formule, une seule affirmation tranchée : « La plus grande chose au monde est de savoir être à soi ». Ni une position dans le monde, ni les privilèges du sang ou du talent ne font la noblesse de l’homme, mais le degré jusqu’où il parvient à préserver sa personnalité et à vivre sa propre vie » « , Stefan Zweig, Montaigne, PUF, Quadrige, première édition en 1982, réédité en novembre 2010, page 87.
Quel intéret, ce billet?
Vous voulez défendre votre oeuvre?
Elle en a vraiment tant besoin?
Vous aimez bien Stefan Zweig?
On s’en doutait rien qu’au titre.
Vous voulez dire que c’est paru? Merci, on a vu.
Non , vraiment, je ne vois pas ce que ça apporte.
Maintenant, je peux me tromper…
Avec Pierre Assouline j’ai parlé d’échecs (du jeu!) et de Zinoviev.
Arrabal , nous avons été sept à
être enfermés dans la salle des témoins du Palais
de Justice: Pierre Assouline, Michel Braudeau, Dominique
Noguez, Josyane Savigneau, Didier Sénécal,
Philippe Sollers et moi-même.
L’ INFINI N° 81 HIVER 2002
Fernando Arrabal:
Un acte du procès de Houellebecq
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