de Pierre Assouline

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La République des livres
Pardonnez Moix, sauvez Sureau !

Pardonnez Moix, sauvez Sureau !

Qui déjà disait : « Pardonnez-moi, mais je n’ai pas eu le temps de faire court ? » En cherchant un peu, on finit par trouver. Non pas l’un de nos contemporains à la formule facile, mais un très grand d’autrefois. D’ailleurs, la citation exacte est :

« Mes Révérends Pères, mes lettres n’avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d’être si étendues. Le peu de temps que j’ai eu a été cause de l’un et de l’autre. Je n’ai l’ait celle-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte…»

Ainsi Pascal s’adressait-il aux jésuites à la fin de sa seizième Provinciale, le 4 décembre 1656. Il faudrait conserver ces lignes en tête lorsque la tentation nous prend de juger hâtivement de la longueur d’un roman, de la durée supposée de sa lecture et partant du nombre d’heures qu’elles voleront à notre fugace existence dans le monde terrestre. Ainsi en avons-nous lu ou entendu plus d’une fois, ici ou là, ces jours-ci des critiques dénoncer la brièveté de Le chemin des morts (55 pages, 7,50 euros, Gallimard) de François Sureau et la longueur de Naissance (1143 pages, 26 euros, Grasset) de Yann Moix. Elles étaient jugées également abusives et néfastes à leur carrière en librairie.

L’important est de trouver la bonne distance. Certains auteurs la trouvent à leurs débuts et ne s’en éloignent jamais (le cas de Modiano) ; d’autres ne cessent de varier les plaisirs. La plupart s’adaptent aux exigences de chacun de leur roman. On connaît peu de romanciers qui décident au moment de s’y mettre qu’ils vont écrire un texte de 172 pages ou de 865 pages. L’histoire dicte sa loi, elle impose son rythme, sa cadence, sa musique d’où découlent un certain nombre de pages. Le récit de Sureau fait à peine une cinquantaine de pages et la chose de Moix près de mille deux-cents pages. Et alors ? On écrit sous l’empire d’une nécessité, surtout ce genre de romans, et le reste suit. Le nombre de pages correspond à l’économie du livre.

On dira de Naissance que son auteur en fait trop, ce qui est vrai, mais n’est-ce pas le moins pour raconter la venue au monde d’un personnage qui est né sous le signe de l’excès, qui exagère, qui pousse à bout. C’est burlesque, grotesque, hénaurme, baroque, passionnant, exaspérant, profus, gonflé, insolent, énumératif, mégalo, poétique, drôle, pathétique, épique, démesuré. Un véritable torrent, mais de quoi au juste ? Une citation, une seule là où l’on eût craint d’en trouver quinze, en épigraphe : « Dieu n’ayant pu faire de nous des humbles fait de nous des humiliés » (Julien Green, Journal). Pourtant, en lisant le monstre, ou plutôt en s’en emparant à la diable par paquets, ici ou là, de temps en temps et certainement pas dans une lecture en continu, une autre citation ne nous a pas quitté : « C’est naître qu’il aurait pas fallu. » (Céline, Mort à crédit). Impossible de réduire ce roman à un résumé, celui-là plus encore que les autres qui sont de toutes façons irréductibles à une histoire même si elle donne une petite idée de ce que le livre a dans le ventre. C’est évidemment de lui qu’il s’agit, et de sa sensation du monde : l’histoire surécrite d’un enfant qui surnaît en venant au monde déjà circoncis, ce qui est mal vu dans une famille catholique. Des pages éblouissantes qui forcent vraiment l’admiration y côtoient en permanence des tunnels où un chaos syntaxique s’accumule et s’agrège à faire fuir. Il faut alors passer son chemin pour se perdre plus loin et retrouver une densité aussi étourdissante. Moix ne se refuse rien, et si une digression doit courir sur vingt pages, qu’elle courre ! Rien n’est hors-sujet puisque le sujet est partout. Enfin un auteur qui s’autorise ! Enfin, presque : à la demande de son éditeur, il a supprimé la mort dans l’âme une lettre d’amour à une Coréenne qui occupait, il est vrai, les cinq-cents dernières pages… Une chose est sûre : celui-là est bien un écrivain qui ne place rien au-dessus de la littérature. Sans ses outrances, pas de fulgurances. Il est bien la somme des violences de toutes natures qu’il a subies. Naissance, on peut en dire ce qu’on veut, mais consacrer l’essentiel de son jugement critique à son poids dans le sac de plage et son encombrement au lit, comme on a entendu certaines le faire au Masque et à la plume, est un signe de plus de la décadence de ce métier. La folie à l’œuvre dans ce livre magnifique et saoulant exige une lecture aussi déraisonnable qu’elle. Encore faut-il avoir envie de se laisser déborder par un écrivain très français, le seul à notre connaissance qui jouisse de son addiction aux deux Corées.

François Sureau ne cache pas la dimension autobiographique de son récit, mais il n’en fait pas un argument pour autant : le cas de conscience d’un jeune juriste des années 1980 qui doit trancher dans un cas d’extradition ; le nationaliste basque que son arrêt motivé renverra ou non de l’autre côté de la frontière, vacille entre la vie et la mort ; mais la France ne veut pas mettre d’obstacle au retour de l’Espagne à la démocratie ; renvoyé dans son pays faute d’asile politique, il y est assassiné par des vengeurs ; trente ans après, devenu avocat, l’ancien juriste du Conseil d’Etat demeure hanté par son souvenir et il sait que son ombre l’accompagnera jusqu’à la fin de ses jours. L’auteur du Chemin des morts aurait pu raconter la même histoire en 400 pages. C’eut été un autre livre. Sa brièveté correspond à un parti pris autant littéraire qu’esthétique. Tel quel, il a sa respiration et rien ne dit que l’émotion serait passée pareillement une fois détaillée, documentée, mise en scène, et partant, diluée. Sa sobriété est la note juste. Il tire sa puissance de son apparente sécheresse qui n’est en réalité que l’expression de sa retenue et de sa pudeur. On en est saisi. On a pu en dire autant ces dernières années de Inconnu à cette adresse ou de Soie, entre autres.

Le secret, c’est de connaître intimement sa distance, savoir quand s’y tenir et quand le dépasser. Sureau et Moix ont tous deux du souffle, mais l’épaisseur de leurs livres ne dit pas que le premier est court et le second, long. Ils ne le sont pas « trop » , ni l’un ni l’autre, car il n’y a heureusement pas de critère en la matière. Les deux sont également troublants, le rachitique et l’obèse. Il serait regrettable que la société des apparences leur fasse payer leur physique. Il faut sauver Sureau de sa plaquette, et pardonner à Moix sa profusion. Quand apprendra-t-on à séparer un texte de ce que son enveloppe annonce (le numérique nous y invite instamment…) ? Difficile d’oublier la manière sans art par laquelle Anatole France récusa A la recherche du temps perdu « La vie est trop courte et Proust est trop long ». Cela dit, si je me fie au souvenir de conversations que j’ai pu avoir avec l’un et l’autre, François Sureau serait plutôt du genre à parler d’abondance, et Yann Moix du genre à écouter. Mais est-ce bien un paradoxe ?

(Photos Jean-Philippe Toussaint et Henri Zerdoun)

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