Où va la philosophie médiévale ?
Quand commence la philosophie médiévale ? Quand finit-elle ? On dira : cela va de soi, elle commence et finit avec le Moyen Âge. C’est faux. Ou plutôt, cela dépend de la réponse que l’on fait à d’autres questions. Le Moyen Âge de l’historien a, si j’ose dire, longtemps commencé à la chute de Rome, en 476, avec l’abdication de Romulus Augustule, dernier empereur romain d’Occident, pour s’achever en 1453 avec la prise de Constantinople par Mehmed II et la chute de l’Empire romain d’Orient. Cette fin du Moyen Âge, événement politique et religieux interne à la fois à la romanité (Romanitas) et à la chrétienté (Christianitas), marquait aussi culturellement le début d’une période de renouveau, de « Renaissance », tisonnée par l’exil des humanistes byzantins en Italie, selon le scénario construit par Michelet, entre un deuil et un coup de foudre, dans ses cours du Collège de France de 1840-1841. (…)
Condillac, qui n’emploie pas encore le mot majuscule de Renaissance, mais ceux de naissance, de renaissance et de révolution, qu’il suffit d’entendre ensemble avec leurs minuscules pour arriver à Michelet, juge tout autrement que lui l’intrusion de ces Grecs, dont l’afflux fait la fortune des langues mortes au détriment des vivantes, ruinant les espoirs qu’avaient suscités bien plus tôt un Dante, un Pétrarque et un Boccace :
« Les Grecs, écrit-il dans son cours de logique, ces Grecs auxquels on attribue la renaissance des lettres, se répandirent en Italie comme un nuage, et interceptèrent la lumière qui venait de se montrer » (…)
La philosophie médiévale ne peut s’ouvrir que sur un événement pour la philosophie : en l’occurrence, la fermeture de l’école néoplatonicienne d’Athènes en 529 par l’empereur chrétien Justinien, qui provoque l’exil en Perse des derniers philosophes païens, de Damascius et Simplicius à Isidore de Gaza. La même année, l’École d’Alexandrie, l’autre école néoplatonicienne encore en activité, amorce, avec Jean Philopon, un virage vers le christianisme qui sera rapidement achevé par ses successeurs. Fermeture, exil, conversion : voilà le premier épisode. Quel est le dernier ?
Pour Ernest Renan, le monde bascule quand, « le 4 avril 1497, Nicolas Léonicus Thomoeus monte dans la chaire de Padoue pour enseigner Aristote en grec » : la création d’une chaire de philosophie émancipée de la tutelle du latin arabisé des scolastiques, de leurs « catégories décharnées » et de leur « jargon sauvage », voilà qui marquerait la fin du Moyen Âge en philosophie. La thèse est précise – il ne manque que l’horaire du cours –, elle est excessive ; mais elle attire l’attention sur un point essentiel : l’entrée du grec, et du même coup de la Grèce, alors orientale, en Europe.
Un autre épisode possible serait la création de chaires de grec et d’hébreu – sans oublier celle de mathématique – au Collège de France en 1530. Un troisième, aux datations variables : la montée en puissance scientifique des langues vulgaires. Un dernier, qui les réunit tous, l’abandon conjoint du latin, d’Aristote et de la Loi religieuse : Giordano Bruno s’y essaie en 1584 dans le Spaccio della bestia trionfante – L’Expulsion de la bête triomphante. Le bûcher du Campo de’ fiori lui répond le 17 février 1600.Revenons au commencement. Pour qui la fermeture de l’École d’Athènes est-elle un événement ? Pour nous. Pas pour les chrétiens orientaux, ni pour les Latins. Pas pour les chrétiens orientaux, qui depuis longtemps ont donné le baptême à la philosophie, en faisant de la « philosophie selon le Christ » la vraie philosophie, qu’il s’agisse de la vie chrétienne comme telle ou de sa forme parfaite, la vie monastique. Pas pour les Latins, qui depuis longtemps peuvent dire avec Augustin : « Verus philosophus est amator Dei. » (…)
Toute frontière est poreuse. Tout événement cache un processus. La philosophie étant pour les Byzantins, et de là pour les juifs et les musulmans, la « science étrangère » – étrangère au « nous » de la communauté religieuse –, faire l’histoire de la philosophie médiévale, c’est faire l’histoire d’une série d’acculturations philosophiques. Qui dit « acculturation » dit « appropriation », assimilation active, d’un mot : translatio, qui signifie à la fois transfert et traduction ; qui dit « acculturation » dit aussi concurrence, compétition, rejet, refus. (…)
La tâche imposée à l’historien de la philosophie médiévale peut paraître exorbitante. Une chose est sûre, il ne pourra s’en acquitter pleinement en se contentant d’opposer « reconstruction historique » et « reconstruction rationnelle » ou « textualisme » et « contextualisme ». Rapportée à la distinction opérée par Quentin Skinner en 1969, l’histoire de la philosophie médiévale telle que je la conçois occupe une place originale. Elle a affaire à des textes, mais ce n’est pas un textualisme au sens skinnérien du terme – une « théorie du texte seul » (tout le texte, rien que le texte) –, puisqu’elle n’aborde pas le texte sans son contexte ; elle n’est pas non plus un contextualisme pur et sans nuance, pour lequel l’étude des « conditions contextuelles de la production des énoncés » suffirait à en reconstituer le sens d’origine. Je rejoins sur ce point Skinner, comme je le rejoins dans l’analyse des divers « mythes » auxquels est, selon lui, exposé l’historien du « texte seul » :
1º le mythe des doctrines, qui impose rétrospectivement à un auteur un cahier des charges théorique défini par un ensemble de thèmes obligés (mandatory themes), fixés par l’historien : « a pack of tricks we play on the dead » ;
2o l’anachronisme par anticipation (the mythology of prolepsis), qui confond la signification qu’une œuvre pouvait avoir pour son auteur avec la portée qu’elle a acquise après coup ;
3º le « mythe de la cohérence », qui oblige l’interprète à neutraliser les antinomies, les contradictions ou les divergences qui travaillent une œuvre – pratique qui m’évoque la méthode d’exégèse symphonique ou concordiste que les philosophes de l’Antiquité tardive appliquaient à la lecture d’Aristote et de Platon, que la scolastique a appliquée à Aristote seul, puis la scolastique tardive et la néoscolastique à Thomas d’Aquin ; 4º enfin, le mythe de l’influence, auquel, en 1999, j’ai tenté d’opposer les notions de « traçage » et de « traçabilité » (…)
Si l’on suit R.G. Collingwood (The Idea of History, Oxford University Press, 1993) toute pensée appartenant à un complexe de questions et de réponses, la tâche du philosophe archéologue, en tant qu’archéologue, ne peut se borner à exhumer une thèse pour l’étudier, l’évaluer, la discuter de manière atomistique : il doit « réeffectuer » son questionnaire d’origine de manière holistique et, littéralement, repenser cette pensée dans et avec l’ensemble auquel elle appartient. L’archéologie philosophique réclame de faire siens non seulement les vocables et les questions d’un philosophe mais, au-delà, leur organisation, leur « structure » – le mot est de Collingwood.
Qu’est-ce, de fait, qu’un complexe questions-réponses, un CQR ? Ce n’est ni plus ni moins qu’un QCM, un questionnaire à choix multiples : la différence est qu’au lieu d’y répondre oui ou non en mettant une croix dans une case, tel un croyant sans signature, on répond par deux séries d’arguments, textuels (per auctoritatem), puis rationnels (per rationem). C’est donc bien l’ensemble questions-réponses lui-même qui doit être réeffectué, tout l’ensemble, si compliqué ou intriqué soit-il, pour, le cas échéant, être ensuite l’objet d’une prise de position, d’une réfutation ou d’une critique ponctuelle, voire globale. (…)
On dira : c’est infaisable ! C’est pourtant ce qu’un médiéviste fait la plupart du temps, et même trois fois, pour chaque pensée qu’il ravive : une première fois, en éditant le texte qui contient l’ensemble questions-réponses – l’archive médiévale est largement inédite ; une deuxième, en le traduisant – le lectorat latiniste tend à s’amenuiser ; une troisième, en l’analysant conceptuellement – ce qui est le but du jeu, quoi qu’en disent ceux qui opposent, selon moi de manière trop rigide, culture du commentaire et culture de l’argument, philosophie (ou histoire) « continentale » et philosophie (ou histoire) « analytique ». Les trois activités : éditer, analyser, traduire, sont mentalement indissociables, et toutes trois sont requises. Éditer, c’est d’abord copier.
Transcrire un manuscrit, c’est comme lire une partition invisible dans la concaténation des signes et des abréviations couchés sur le parchemin. C’est entrer, aussi, dans la durée d’une œuvre. Il y a des invariants en histoire : même si le portable a remplacé le calame, on ne transcrit pas plus vite aujourd’hui qu’hier un folio de 25 × 16 centimètres. Le trajet qui va de l’œil à la main est le premier geste du reenactement : on ne peut éditer une phrase sans repenser une pensée – y compris en se trompant (…)
Les médiévaux sont les plus vieux disciples de Collingwood. Il suffit de jeter un coup d’œil sur un texte philosophique ou théologique du Moyen Âge tardif pour voir qu’il est la plupart du temps composé d’un ensemble de questions et de réponses, articulé sur la base de structures argumentatives précises correspondant à des pratiques pédagogiques bien définies, donnant elles-mêmes lieu à des genres littéraires solidaires, mais variés : questions disputées, par exemple, ou questions quodlibétales – la forme universitaire du tournoi, la question adressée au maître qui s’y risque, étant posée par n’importe qui (a quolibet) sur n’importe quoi (de quolibet) – la liste serait longue. En émergent le format disputationnel, agonistique, « les dynamiques de conflit et d’alliance » entre acteurs concrets et actants abstraits qui apparentent la marche du concept à un mouvement social (…)
Les trente dernières années ont vu un accroissement vertigineux de l’archive, amplifié par les nouveaux moyens de reproduction, de stockage et de mise en circulation des données. Cette formidable accumulation de textes, d’auteurs, de thèmes, d’événements est-elle encore exploitable conceptuellement ? On peut en douter. À un certain stade de googlisation des données, la « diversité rebelle » ne donne plus à penser : elle sature la vue (…)
Que l’on tienne pour la mise en intrigue ou pour la quête des idées élémentaires ou pour les deux, l’accumulation des données n’est pas, en tout cas, une difficulté en soi : l’archive n’est pas un dépôt mort, c’est une énergie fossile. C’est là qu’il faut chercher « ce qui rend » possible, voire, si l’on suit Foucault, « nécessaire une certaine forme de pensée ». L’histoire-narration qu’impose, à mon sens, l’énergie de l’archive médiévale est une histoire du « troisième type » où, au-delà des acteurs, des individus, des groupes, des classes et des « forces en conflit », interviennent d’eux-mêmes, à titre d’actants, les principes, les distinctions, les schèmes ou les structures conceptuelles et argumentatives. Les invariants ont une histoire. Les structures se transforment. Les événements eux-mêmes ont une durée (…)
Où va la philosophie médiévale ? Elle va là où est la philosophie. Elle est là où va la philosophie. Elle est devenue médiévale, passé le Moyen Âge ; elle était seulement philosophie quand le Moyen Âge était encore saeculum modernorum, « siècle », c’est-à-dire « ère » « des Modernes », pour ceux qui y vivaient. Aujourd’hui, elle va là où doit aller celle ou celui qui veut relater, c’est-à-dire mettre en relation, son histoire : à Cordoue ou à Vienne, mais aussi à Paris ou à Édimbourg, les deux nouvelles Athènes, l’une française, sous les Valois, l’autre, britannique, lors du Scottish Enlightment. L’enquête sur les « dynamiques spatiales de la philosophie moderne », menée dans le cadre de la Sociology of Philosophies, peut être reprise mutatis mutandis par le médiéviste. L’archéologie du sujet nous entraînera, en tout cas, dans l’espace comme dans le temps, du concile de Chalcédoine (451) à la philosophie écossaise du XVIIIe siècle, à la philosophie autrichienne du XIXe et pour finir, je l’espère, à la déconstruction de la déconstruction – un Tahafut-at-Tahafut, une Destructio destructionis du troisième millénaire, un projet averroïste pour le post-postmodernisme. Le voyage sera long. Les voyages forment la vieillesse : le voyageur est, malgré tout, un peu pressé par le temps.
(Ce texte est extrait de la leçon inaugurale prononcée par le professeur Alain de Libera au Collège de France, à retrouver ici dans son intégralité ou encore ici en version vidéo)
(« Alain de Libera » photo Collège de France ; « Musée archéologique de Naples » photo Passou)
7 Réponses pour Où va la philosophie médiévale ?
Bien, donc pour résumer le Moyen-Age: (…)
…
…prise et saccage, après le siège de Constantinople,…en 1204,!…
…par les croisés,…( vénitiens ),…Ah,!
…etc, les lobbyings déjà,…sur tables d’échiquiers,!…
…
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…croisés, détournés par les vénitiens dans leurs guerres commerciales en Méditerranée,!…
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Précisons en premier lieu que Najat n’est en rien responsable de la fermeture de l’école d’Athenes.
Le Moyen-Âge… Est-ce que tu sais cexé que le Moyen-Âge ? Et la philosophie, hein, est-ce que tu sais seulement cexé que la philosophie ? Ah là là… tout ça …. tout ça … c’est du bidon.
En lisant l’analyse que vous donnez de Collingwood, on est frappé du caractère novateur des écrits Renaniens, je pense essentiellement à son Averroès et à son cours inédit de son vivant sur la période que vous traitez dont pourrait bien etre tirée, en y réfléchissant, la phrase sur le grec…
Pour le reste, désolé de voir un article de cette qualité accueilli de cette manière quand il s’agit d’une question intéressante susceptible de longs développements.
Merci de la qualité de ce survol.
MCourt
MCourt
MCourt
Désolé de ce triple paraphe, inexplicable en l’état!
¤ les leçons inaugurales du Collège de France sont publiées sur papier, on peut facilement se les procurer. J’ai trouvé très intéressante et très fine l’Introduction de Serge Haroche dont nous savons tous qu’il est physicien-prix Nobel de physique 2012. Il joue le rôle du Naïf et rappelle l’obscurité qui entoure encore la notion ou l’image de ce qui est appelé Moyen-Age.Il rappelle la question de la « double vérité ».La leçon est dédiée à Jean Jolivet,médiéviste et spécialiste de la philosophie arabe.Il me semble difficile d’engager,ici, ou sur un site analogue une discussion sur les idées de Alain de Libera; je peux lire le texte -72 pages–je me sens incapable de soutenir, ici, un commentaire au regard de mes connaissances, imparfaites et au regard des 3 ou 4 posts figurant ici (excepté celui de M.Court , un peu court, sans mauvais jeu de mot) Le planning du Collège de France est en ligne, très précis, et les leçons ainsi que les cours sont consultables sur le net.
L’un des prochains cours qui m’intéresse est « le traitement des ordures(sacrées) dans les lieux ce culte de la grèce ancienne » si cela vous dit…
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