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Parler du dehors du temps avec Pavese

Parler du dehors du temps avec Pavese

Par Martin Rueff

rueff-martinAvec le Journal de Kafka, publié en France en 1954, Le Métier de vivre, publié en 1958, comptera pour la création et la réflexion littéraires françaises d’après- guerre comme un de ces grands témoignages d’écrivain où l’auteur semble sous-titrer l’expérience de sa création par les promesses de l’œuvre dont il autorisait une «écoute anonyme» (27 mai 1947). «L’infini littéraire» se nourrissait des grandes méditations douloureuses de l’écriture au jour le jour. Le journal, où se pensait l’œuvre, tendait vers l’œuvre, devenait œuvre, se faisait œuvre au cœur du flux des mots et l’on pouvait percevoir, derrière la litanie des plaintes, la rumeur de la perte et le pressentiment de l’irréparable. Mais c’est aussi que l’œuvre elle-même apparaissait comme une suite de «journaux intimes» (1er janvier 1940).

De fait, dans sa version initiale, et avec les coupes opérées au nom de la pudeur par Natalia Ginzburg et Italo Calvino qui en furent les premiers éditeurs, Le Métier de vivre semblait donner entière raison au jugement de Montale, poète immense et critique avisé s’il en fut : «les remarques littéraires sont peut-être les plus intéressantes». Montale commentait les théories narratives de l’écrivain comme on discute avec un collègue. La version de 1952 offrait une telle vision de ce «secretum professionale» (c’est le nom que Pavese donne aux deux premières années du Métier de vivre), qu’il semblait impossible d’hésiter dans la définition de ce journal: ce n’était pas le «journal intime» de la confession et de l’aveu, mais le «journal de l’écrivain» fait de conseils, de réflexions et de préceptes, un cahier de lecture et un cahier d’écriture.

Il s’agissait bien du journal d’une vie, mais Pavese semblait tout donner, ou presque, au «métier», à la «profession». Et on verra ici Pavese au travail, dans l’intimité du bureau ou de l’atelier, comme sur la photographie célèbre où il relit une page dans un état de concentration extrême : il cite ses maîtres (Shakespeare, Leopardi et Dante mais aussi Baudelaire et Dostoïevski) ; il annote des lectures critiques (Lavelle, Foscolo, Lévy-Bruhl, Rousseau, Marcel Raymond, Albert Béguin, Alain, Chestov mais aussi Corneille ou Mme de Staël et quelques théologiens) ; il cherche dans ses lectures des confirmations de ses hypothèses quand ce ne sont pas des thèses à réfuter. Et surtout il forge les concepts fondamentaux de sa poétique : l’image-récit, le symbole, le style, le mythe enfin. Il découvre ses projets et le jugement qu’il porte sur ses œuvres. Il tient le compte méticuleux de ses textes. Il les relie, pense à la cohérence de son œuvre.

En nous faisant pénétrer dans le laboratoire secret de l’écriture, Pavese aide ainsi ceux qui ont fait profession d’écrire mais aussi tous ceux qui s’interrogent sur l’écriture ; la vie, celle qu’on dit privée, et qui reste sans doute la partie la plus difficile de l’existence, reste comme au fond de l’atelier. Au fond ? Pas exactement : elle semble, plutôt, se partager entre l’écriture et les pensées morbides de Pavese — l’angoisse de l’amour, l’idée constante du suicide, le désir de se justifier, l’obsession de l’impuissance et l’exigence de la fécondité, la solitude des grands fonds.

Il y a fort à parier que cette nouvelle édition offerte aux lecteurs français rendra le partage entre le secret professionnel et le métier de vivre encore plus fragile. Car, fussent-elles peu nombreuses, les annotations rétablies du Métier de vivre qui vont de la simple phrase au développement de plusieurs paragraphes sont plus directes, plus explicites. Elles évoquent la plupart du temps les femmes, et plus précisément encore, le sexe. Elles sont parfois de nature pornographique. Pavese tenait à la publication de ce journal, son manuscrit se présentait sous la forme d’un livre et il avait demandé à sa secrétaire d’en préparer une copie tapée à la machine. Qu’on ne nous accuse donc pas de profaner le grand écrivain, car pour autant que cette expression ait un sens, nous rétablissons ici sa volonté.

Blagues de potache, méditations d’un adolescent attardé (Natalia Ginzburg), misogynie de l’étudiant ombrageux : le Pavese qu’on (re)découvrira est partagé entre la forte appartenance à une communauté masculine et les rêves inassouvis de femme — « il y a quelque chose de plus triste que de vieillir », écrit Pavese, « c’est de rester enfants » (25décembre 1937). C’est le Pavese de la confraternité du lycée D’Azeglio, celui de la Pornothèque, ce gymnase poétique d’inspiration goliardique. On s’étonnera peut-être que le penseur sombre et intransigeant, l’analyste profond, l’écrivain de toutes les exigences côtoie par instants le mauvais garçon. On aura tort.

Cette restitution invite plutôt à s’interroger sur la nature et la portée du Métier de vivre. Il n’y aurait rien de glorieux ou de réjouissant à découvrir Pavese par le petit bout de la lorgnette (« pas de commérages » a-t-il laissé écrit sur la commode de l’hôtel Roma où il s’est donné la mort la nuit du 27 août 1950). Si importante que soit une édition qui restitue le journal d’un écrivain tel qu’il l’avait conçu, si décisive que soit la possibilité de le lire enfin dans son intégralité, l’essentiel n’est pas là et on invitera le lecteur à la prudence. En possession du « journal intime » de Pavese, nous pouvons mieux nous demander grâce à lui, et à son propos, ce qu’est l’intime ou, selon un modèle souvent cité à son propos, ce que c’est qu’un cœur mis à nu. Or il semble bien que pour Pavese l’intime fut ce point où écrire et vivre convergent pour ne faire qu’un seul métier. Non pas un art : un métier.1311780542311_Cesare-pavese

Se mettre à nu c’est se dédoubler pour se demander des comptes, s’interroger moins sur les faits que sur leur signification et, dans un geste qui pourrait remonter à une pratique chrétienne, procéder à son « examen de conscience » — adopter par rapport à soi cette position à la verticale de sa propre existence pour se juger d’un point de vue sans échappatoire (l’héautotimoroménos se mange le cœur), tout comme le poète et le narrateur peut devenir critique pour juger son œuvre. Reconduites au plus tranchant de leur effort, les minutes de ce Métier de vivre sont, en tous sens, à l’épreuve de ce seul souci : se mettre à nu, et c’est par ce souci qu’elles peuvent aussi, aujourd’hui, se transformer en question pour nous.

On ne s’étonnera donc pas que l’histoire soit absente de ce journal, sinon du point de vue de Sirius : celui d’une philosophie de l’histoire — rien ou presque sur la Seconde Guerre mondiale, sur la guerre civile italienne, sur la bombe atomique. Entre 1942 et 1943 Pavese tient un « carnet secret » sur les événements de la guerre et les sentiments qu’elle lui inspire. Il arrachera ces pages du Métier de vivre après 1945. Leur publication en 1990 a déclenché un profond malaise : Pavese y exalte les mythes virils de l’action. Il critique les intellectuels antifascistes comme des femmelettes sans courage. Il loue la guerre jusque dans ses atrocités. Il dit son amour de l’ordre et de la discipline. Mais on fera remarquer aussi que les femmes sont peu présentes dans ces pages (« la » femme, elle, est partout) et que l’Italie est loin elle aussi.

L’unité de mesure du diariste n’est pas celle de l’autobiographe. Ce dernier raisonne à l’échelle d’une vie, le premier au jour le jour. Et pourtant, le journal de Pavese ne se limite pas à la quotidienneté de l’éphéméride. D’une part, et les manuscrits l’attestent, parce que Pavese ne livre pas ses premiers jets, mais qu’il réécrit, d’autre part, parce qu’il ne cesse de revenir en arrière, d’aller chercher des cohérences dans le passé, d’indiquer des séries qui sont autant de fils rouges dans l’œuvre. Il ne s’agit pas de remaniements tels que ceux qu’on trouve dans le journal de Gide, il s’agit de cordes tendues entre les jours plus ou moins lointains —

« L’intérêt de ce journal est peut-être la repullulation imprévue d’idées, d’états conceptuels, qui, par elle-même, mécaniquement, marque les grands filons de ta vie intérieure. De temps en temps tu cherches à comprendre ce que tu penses, et seulement après coup, tu cherches à en trouver les correspondances avec les jours anciens. C’est l’originalité de ces pages : laisser la construction se faire d’elle-même, et la placer objectivement devant ton esprit. Il y a une confiance métaphysique dans ce fait d’espérer que la succession psychologique de tes pensées puisse prendre figure de construction » (22 février 1940).

(…) Tous les lecteurs du Métier de vivre seront frappés par l’effort de construction du journal : l’ordre n’est pas abandonné au jour le jour de l’éphéméride, mais tissé dans un réseau de renvois, de croisements, d’intersections et de rappels qui permet de deviner, au fil des jours, la cohérence d’une pensée et d’une poétique, l’effort d’une construction, l’exigence d’une unité. Et on voit Pavese revenir en arrière souligner les cohérences, renvoyer à des passages qui deviennent annonciateurs (cf. le 22 février 1940). Il lui arrive même d’indiquer rétroactivement à une date ancienne que telle remarque sera confirmée dans le futur.

(…) La vie et l’œuvre de Cesare Pavese tournent toutes deux autour d’une seule préoccupation : comment organiser la vie et l’œuvre, comment leur donner une forme afin d’échapper au chaos tentant de l’ensauvagement de la zoé auquel reconduisent tant des motifs de son œuvre — fête primordiale, rituels, goût du sang ? Cela ne signifie pas seulement qu’il faut répondre à la question : qu’est-ce qu’une œuvre (c’est-à-dire comment donner une forme à nos élans créatifs) ? Cela signifie, au plus près de nous, qu’il faut répondre à la question : qu’est-ce qu’une forme de vie ? Quelle forme donner à sa vie pour qu’elle soit une ? Et encore : les modèles qui permettent de faire œuvre valent-ils pour faire (une) vie ?

On fera donc l’hypothèse suivante : tout comme Pavese fut obsédé dans son œuvre par la question de la forme qui permet de faire tenir ensemble les produits de l’art — il construira plusieurs hypothèses —, il fut obsédé dans la vie par la question de la forme qui devrait permettre à la vie de prendre un sens ou encore de donner une signification au temps (Le Métier de vivre, 12 avril 1941). Ici encore il envisagea plusieurs réponses et il n’est pas dit que le suicide n’ait pas été une réponse à une angoisse formelle, à une question de forme dont on ne dira pas trop vite qu’elle était mal posée ni qu’elle ne connut qu’une seule réponse, ni encore qu’elle ne nous ne concerne pas. Dans l’œuvre comme dans la vie, la forme apparaît comme la décision, comme l’acte qui subordonne le divers à l’unité, la multiplicité éparse à une légalité qui lui assigne sa fin.

Et en quoi vivre serait un métier et non pas un art selon une tradition bien établie ? Et d’abord, qu’est-ce qu’un métier ? Certes, le métier appartient aux institutions par lesquelles la vie comme bios s’arrache à l’indistinction de la vie comme zoé. Le métier, nul ne l’ignore, se définit par des règles, par des contraintes (temporelles, sociales, etc.) — le métier est la forme de vie, la construction de la vie comme forme. Certes, « travailler fatigue » (c’est le titre du merveilleux recueil de poèmes de Pavese), mais « faire un métier » forme, informe, transforme. Pavese, dans Vacance d’août, distingue métier et vocation. L’étymologie nous aidera ici. Le mot « métier » (d’abord menestier, puis mistier et mestier) est le doublet populaire de ministère. Il est issu du latin ministerium, «fonction de serviteur, service, fonction ».

Spécialement pris au sens de « service divin » à l’époque classique, il a désigné le « service de Dieu » et le « minis- tère » de ce service à l’époque chrétienne. Un croisement probable avec le latin mysterium a dû aboutir à une forme tardive misterium, favorisée par la proximité sémantique des deux mots en latin chrétien (mysterium signifiait en effet « rite, célébration, saints mystères, messe »). Le métier de l’écrivain est à la fois le ministère qui donne forme à la vie et la célébration de son mystère. On pourrait ramener les deux conceptions de la temporalité à l’œuvre dans la vie et les écrits de Pavese à l’hésitation étymologique qui s’attache au mot métier : si le métier est ministère, il configure le temps du mystère, si le temps est mystère, il relève de l’instant et vide tout métier de sa puissance de configuration. Il s’agit de régler le temps ou d’en sortir. Le 21 août 1950, Pavese écrit à Tullio et Maria Cristina Pinelli. Il lui reste six jours à vivre :

« Je suis comme Laocoon ; je m’enguirlande artistiquement de serpents et me fais admirer — mais de temps en temps, je m’aperçois de l’état où je suis, alors je secoue les serpents, je leur tire la queue, et eux ils serrent et mordent ».

Les tensions fondamentales de Pavese sont celles d’Hamlet et de Laocoon. Un effort consubstantiel à son destin et à son œuvre, et qui ne cessera qu’avec son suicide, lui imposa d’assumer une double tension contradictoire entre l’éclatement et la réunification, tension qui engendra une série de postulations opposées et de distinctions qui ne résolurent jamais l’énigme de son être : recherche de l’unité qu’il poursuivit au plus pro- fond de lui-même comme seule tâche susceptible de donner un sens à ses gestes quotidiens, à sa vie morale et sentimentale, à ses choix politiques, à son engage- ment dans le monde social, à ses entreprises littéraires et à ses réussitesÞ; mais en même temps, éclatement et tentation de la multitude et de la régression vers l’informe dont l’intuition accompagna indissolublement l’autre puissance qu’il lui incombait de vivre et de lutter, en toute lucidité, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il était toujours sur le bord de la dissolution.

MARTIN RUEFF

(extrait de sa préface à la nouvelle édition du Métier de Vivre de Cesare Pavese)

(« Martin Rueff » photo Olivier Roller ; « Cesare Pavese« , photo D.R.)

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Cesare Pavese

Le métier de vivre

Traduit de l’italien par Michel Arnaud et Martin Rueff, révisé par Martin Rueff, préface et notes de Martin Rueff 

592 pages, 8,50 euros

Folio

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaire

Une Réponse pour Parler du dehors du temps avec Pavese

christiane dit: à

@ Martin Rueff
J’aime la distinction que vous faites entre l’œuvre du diariste et une autobiographie. Mais je ne comprends pas ce qu’il y a de différent dans cette traduction publiée en Folio et celle, magnifique, présente dans le Quarto Gallimard (P.1360 à 1817). Les extraits sont les mêmes… les traducteurs et révisions aussi.
(Votre présentation n’est pas précise à ce sujet.)
Quoi de plus beau et exhaustif que ce Pavese et vos présentations (et annotations) dans ce Quarto Gallimard ?
« Travailler fatigue… Par chez toi… La plage… Vacance d’août… Le camarade… Dialogues avec Leuco… Avant que le coq chante… Le Bel été… La lune et les feux »… et… ce final grandiose et terrible : « Le métier de vivre ».
Seul, peut-être manque « L’idole et autres récits », livre paru en folio-bilingue en septembre 2012 et signalé par… « Paul Edel » (sur son blog « Près-loin »), traduit de l’italien par Pierre Laroche, préfacé, annoté et révisé par Mario Fusco.

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