Partir dans les branches
Un des gestes les plus familiers du lecteur lorsqu’il saisit un livre pour la première fois est de faire glisser les pages sous son pouce pour en estimer l’épaisseur, happer au passage les titres de chapitre et mesurer la densité du volume, bref, entrer en matière. Dans le livre de Hernán Ronsino, Lueurs de la pampa (traduit de l’espagnol – Argentine – par Gersende Camenen, Gallimard, 324 p., 22,50€), ce geste attire aussitôt l’attention sur les photographies en noir et blanc de frondaisons arborées – une douzaine – qui, insérées directement et au hasard dans le texte, lui donnent un rythme singulier. Toutes se ressemblent. On dirait que ces images, signées Pocha Silva, ont été prises par la photographe couchée à même le sol, sous les arbres et regardant vers le ciel. Les branches noires figurent des rivières et les feuillages une géographie de reliefs terrestres comme dans La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand. Tout un monde d’eau et d’étendues minérales se dessine et dirige l’imagination vers des contrées oubliées, celles du souvenir qui enchevêtre – et parfois oblitère – les personnes et les paysages,
« par exemple, sur le visage de Sebastián Prado (…) se tisse peu à peu un feuillage dense et épais. Se souvenir, c’est tracer un chemin qui, à force d’insister, d’avancer pas à pas, s’imprime dans la terre. Mais le feuillage gagne du terrain, s’épaissit (…) et empêche alors que coïncident, comme dans ce cas, le nom de Sebastián Prado et son visage – ce visage – voilé par le brouillard du souvenir. Le feuillage tisse des voiles. »
La présence de ces photographies, à la fois semblables et différentes comme les variations sur un thème en musique, peut s’interpréter comme un symbole de la construction du roman – c’est une piste fournie par Hernán Ronsino lui-même dans un entretien donné à une revue argentine – mais elle trouve un sens particulier si l’on songe à l’expression irse por las ramas/partir dans les branches, dont l’équivalent en français serait à peu près « être dans les nuages », ou peut-être mieux « battre la campagne », sauf qu’il s’agit non de lâcher les chiens de son esprit sans but précis mais de le laisser s’accrocher à l’épine d’un mot ou d’un visage pour dérouler une bobine imaginaire ou mémorielle plus ou moins longue qui vient dévier et grossir le récit. C’est ainsi que fonctionne l’esprit poétique. C’est exactement comme cela que fonctionne la pensée, ou plutôt la conscience, de Federico Souza, poète et scénariste de feuilletons télévisés, de retour dans sa petite ville natale au cœur de la pampa, à Chivilcoy (qui rime avec Anscoy, un patelin du Canada d’où vient Hélène, sa compagne).
Quelle que soit la situation – conversant avec son père, le Vieux, ses anciens amis ou sa compagne, marchant dans la rue ou regardant la télévision – Federico laisse son attention, «cette attention portée à l’instant», évoluer par courts-circuits, par télescopage de correspondances, un détail appelant un autre pour éclairer par menus fragments, par fugitifs éclats, la composition d’un événement, la construction d’une histoire. Cette manière de sortir du sujet culmine dans le chapitre intitulé «Le commissariat» où face à l’officier Di Gliemo, «une brunette (…), trente-cinq ans environ», Federico décline son identité et répond aux questions en laissant littéralement vaguer son esprit :
«Je me dis qu’elle aurait pu être institutrice d’école maternelle» ; «Je pense à la rive d’un fleuve»; «Je pense, aussi, à ces expressions désuètes qui, tout à coup, réapparaissent, par exemple dans la bouche de l’officier Di Gliemo»; «Je pense à la rive d’un fleuve (…) sédimentée par des expressions désuètes. Souza, dis-je alors, Federico Souza».
Et Federico de se lancer dans une histoire longue et compliquée de scénario de film adapté d’un roman devant une policière qui, sans se démonter, lui répond par le procès-verbal d’une déposition. Et le style de ce second récit finit par ressembler à s’y méprendre au premier.
Dans cette «perception aiguisée de l’infime», par une approche ressassante de faits minuscules, d’observations immédiates et de remembrances inattendues, l’auteur tourne autour d’eux comme si chacun soulevait une question, un souvenir, une réflexion, le tout finissant par devenir une scène et éveiller des résonances profondes:
«Quelque chose s’allume dans les yeux du type» et cette lueur devient «la meilleure façon de fêter nos retrouvailles».
La lueur (en espagnol lumbre, titre original du roman) – cette clarté qui n’est pas la lumière mais qui l’entoure comme le halo lumineux environnant la flamme d’une bougie – est l’éclairage qui baigne ce roman de l’attention flottante. C’est par un jour que le souvenir ou la réflexion s’insinue dans la conscience du narrateur et fait retentir une succession d’échos.
De cette manière, les gens, les événements et même les objets sont mis à plat dans une étonnante continuité. Des faits divers comme le vol d’une vache, la mort d’un homme, l’incendie d’un autocar voisinent, se croisent et acquièrent autant d’importance que l’assassinat d’un grand poète le 3 mars 1910, la découverte du portrait d’un ancêtre de Federico datant du 28 décembre 1851 qui ouvre un volet sur l’histoire de la guerre civile en Argentine ou la visite à Chivilcoy d’un illustre président de la République, Sarmiento, le 3 octobre 1868, que l’ancêtre de Federico prévoyait d’assassiner. À moins qu’à l’inverse la grande Histoire soit ravalée au rang de la petite, celle des rumeurs et commérages de la population locale, mettant le mythe à égalité avec le ragot. De même, un dialogue animé avec la Boiteuse n’empêche pas Federico de mettre toute son attention à considérer «une partie de sa jambe attaquée par la polio» qu’illumine «la lumière filtrant à travers le tissu des rideaux». Ainsi se vérifie la remarque de Julien Gracq à propos du travail du romancier :
«Pour lui, dix lignes de débats de conscience ou de mobilier Louis XV, d’une certaine manière profonde, c’est tout un».
Mais Ronsino va plus loin : c’est la conscience du narrateur qui met tout sur le même plan. Tout cela contribue à donner au récit une complexité périlleuse pour le lecteur mais dont la netteté n’est jamais mise en défaut, s’il est attentif, par le fait que le récit est conduit d’une seule voix, celle de Federico, à la fois narrateur et personnage principal.
Dans la nouvelle génération des écrivains argentins, certains – Samanta Schweblin, Hernán Ronsino, en écho au Ricardo Piglia de Respiration artificielle – opèrent un changement majeur. En déconstruisant les mythes fondateurs de la littérature nationale ancrés dans la pampa du XIXème siècle et en quittant le Buenos Aires du XXème, théâtre des poèmes de Borges et des grands romans d’Ernesto Sábato et de Leopoldo Marechal, ils nous font découvrir la réalité si contemporaine de ces villes intermédiaires, installées entre métropole et campagne, pour l’intégrer dans l’universalité de la fiction.
DANIEL LEFORT
(« Daniel Lefort » et « Hernan Ronsino » photos D.R.)