Philip Roth en ses fantômes
(…) La vraie vie? Justement, chez Philip Roth, il n’y en a pas : la vie est ce qui manque, ou se manque. Il y a quelque chose de l’épopée — une épopée grinçante — dans ce tableau, vaste et minutieux, de la condition de l’écrivain (juif américain): l’auteur et ses personnages, sa création, l’auteur en proie à ses créatures, l’homme présent et absent dans son œuvre, la relation entre une vie d’homme et une vie de personnage. On résiste mal à l’envie d’appliquer à l’entreprise de Roth, pour la résumer d’un mot, la formule de Henry James citée dans L’Écrivain fantôme : « la folie de l’art ».
(…) Pourquoi «Philip Roth» échapperait-il à la logique de la fiction? Il appartient aux histoires qu’il raconte, ses expériences personnelles et son passé ne prennent forme et sens que racontés. La vocation (ou le démon?) de l’écriture engage dans un jeu sans retour avec les beautés vénéneuses de l’illusion. Dans Les Faits, sous-titré Autobiographie d’un romancier (1988), qui a tous les caractères d’un «théorème», il évoque, pour se rendre «visible à soi-même», explique-t-il, plusieurs épisodes de sa vie qui ont, d’une manière ou d’une autre, nourri ses romans, affirmant relater les «faits» qui ont été transmués en fiction. Il envoie ces fragments d’autobiographie à Zuckerman, qui lui répond qu’il ne reconnaît pas l’auteur dans cet autoportrait, et que la vérité autobiographique ne réside pas ailleurs que dans une œuvre d’imagination.
Une fois de plus, la créature dénonce les insuffisances et les mensonges du récit prétendument vrai. Mark Twain s’était déjà amusé, au début d’Aventures de Huckleberry Finn, à jouer avec son jeune héros, qui contestait à «Mr. Mark Twain» la véracité de l’histoire de Tom Sawyer. La formule est ancienne, et plaisante. Chez Roth, cependant, elle complète la description du théâtre d’ombres doubles où se déroule l’expérience littéraire. La véritable autobiographie ne peut s’écrire qu’en fiction, c’est en devenant autre que l’écrivain se peint le plus fidèlement:
«Le véhicule d’une […] authentique confrontation avec toi-même, c’est moi.»
Le vrai Philip Roth est l’homme dont Nathan Zuckerman est l’incarnation verbale. La présence de «l’auteur» dans ses écrits de fiction ressortira toujours à une réalité de fiction, comme dans Le Complot contre l’Amérique, qui raconte la famille Roth dans une Amérique antisémite imaginaire, mais possible. Patrimoine. Une histoire vraie (1991), où Philip Roth relate la maladie et la mort de son père, Herman Roth, n’échappe pas vraiment à ce paradoxe. Le récit appartient au monde imaginaire de l’écrivain non pas en tant que fiction, mais comme un fragment de vie «vraie» (puisque Roth tient à l’adjectif), tel qu’un affabulateur professionnel peut en donner à lire. De quelle vérité s’agit-il? Dans Ma vie d’homme (1974), Roth attribuait à l’écrivain fictif Peter Tarnopol — dont un premier Nathan Zuckerman, à la biographie légèrement différente de celle du héros de la tétralogie, était la créature — un texte autobiographique déjà intitulé «Ma véritable histoire»…
(…) Roth n’a pas imaginé de scène semblable à celle du narrateur d’À la recherche du temps perdu allant rendre visite en rêve à sa grand-mère morte pour lui dire qu’il ne l’a pas oubliée, pas abandonnée à son malheur et à sa solitude; mais il y a chez lui un sens aigu de l’existence d’une puissante réalité fantomatique dans la vie des vivants. Peu de morts chez Philip Roth le restent longtemps. Mais les fantômes sont, à vrai dire, bien autre chose que des images qui continuent à briller dans la mémoire comme des étoiles éteintes. Qu’est-ce qu’un fantôme?
«C’est la personne à qui l’on parle», dit une voix dans La Contrevie. «C’est ça, un fantôme. Quelqu’un de si vivant encore qu’on lui parle, et qu’on ne cesse de lui parler. Un fantôme, c’est le fantôme d’un fantôme ».
Dans L’Écrivain fantôme, le personnage d’Amy Bellette, qui mène une double vie de secrétaire du vénérable Lonoff et de masque fictif d’Anne Frank rescapée de la guerre dans le roman que le jeune Zuckerman écrit mentalement, illustre cette définition troublante du fantôme, être doté d’une telle force de vie qu’il suscite un discours sans fin (…)
Fantômes ou ombres, fantômes ou doubles? Roth, bien souvent, distingue à peine ces figures ou formes de l’Irréel, qui appartiennent à des traditions littéraires distinctes, mais qui, chez lui, font bon ménage dans l’espace d’une même histoire, et se mêlent familièrement aux silhouettes du monde dit réel. Dans la nouvelle «Eli le fanatique», le vieux hassid vêtu de noir que les Juifs «modernes» du quartier veulent bannir de leur vue est décrit comme une ombre obsédante, mais aussi comme le fantôme d’une tragédie historique venue de loin, dans l’espace et le temps, hanter ceux qui, en Amérique, ont oublié d’où ils viennent. Lorsque Eli Peck devient l’homme en noir qu’on l’avait chargé de faire partir s’accomplit l’opération de métamorphose qui est au cœur de l’œuvre de Roth: le protagoniste a franchi le seuil de la réalité fantomale et reconnu la toute-puissance du revenant.
«Tu ne peux pas les oublier un peu, tes Juifs ?» demande Maria à Nathan Zuckerman dans La Contrevie.
Non, ce serait trop facile, ils sont inoubliables. C’est même impossible: ils font retour, incessamment. Ils sont les fantômes de la fiction — d’éternels revenants dans des romans dont les intrigues sont construites comme le dialogue jamais conclu d’un écrivain (juif américain) avec lui-même sur le sens de sa pulsion — ou de sa passion — judéographique. Pourquoi les Juifs? Autant demander Pourquoi la fiction?
(extraits de sa préface à Romans et Nouvelles, 1959-1977 de Philip Roth. En librairie le 5 octobre. 1280 pages, 64 euros jusqu’au 31 mars)
(« Philippe Jaworski » photo D.R. ; « Philip Roth, Newark, New Jersey, 1968 ». Photo Bob Peterson)
2 Réponses pour Philip Roth en ses fantômes
Félicitations pour ce papier d’introduction aux romans de Roth, cher monsieur. Et pour votre autre travail dans la Pléiade consacrée à M. Twain. « La vériable autobriographie ne peut s’écrire qu’en fiction ». Vous le démontrez chez Roth. D’autres écrivains préfèrent néanmoins que des biographes ne viennent pas remplacer ce qu’ils ont voulu explicitement mettre de faits autobiographiques dans la relation à leur famille, à leur père par exemple…, voyez la récente épopée de D. Mendelsohn.
William S. Burrough n’y était pas allé avec le dos de la cuiller, qui trancha l’enjeu avec sa crudité habituelle : « Je ne crois pas que quelqu’un puisse écrire une autobiographie complètement honnête. Je suis certain que personne ne peut supporter de lire ceci : « Mon passé fut un mauvais fleuve ». (Entre chats, Bourgois, 2009, 61). Il avait tout dit !
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