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Pirandello traductologue

Pirandello traductologue

Par Jean-Pierre Pisetta

Harmattan-011Six personnages en quête d’auteur fait depuis près d’un siècle partie du répertoire mondial du théâtre. Or, cette pièce de Luigi Pirandello continue à livrer des messages insoupçonnés. Comme tout chef-d’œuvre, pourrait-on dire : Carlos Fuentes, interrogé récemment sur les ondes d’une radio belge, répondait au journaliste qui lui demandait ce qu’il trouvait encore dans la relecture de Don Quichotte, à laquelle l’écrivain mexicain octogénaire avouait se livrer une fois par an : « Ce que je n’y avais pas encore trouvé la dernière fois. »

Ce n’est pourtant pas en relisant la pièce de Pirandello que j’y ai découvert « quelque chose que je n’y avais pas trouvé la dernière fois », mais en la voyant au théâtre.

Revenons un instant sur cette trame hors du commun : six personnes (un homme, son épouse, accompagnés de quatre enfants, dont trois nés d’une relation extraconjugale de la femme) s’introduisent dans une salle de théâtre où un metteur en scène est en train de répéter une pièce (d’un certain Luigi Pirandello, soit dit en passant). Ils sont, précise le père après que la répétition a été interrompue par leur arrivée, six « personnages » tirés du néant par un auteur volage qui les a abandonnés après leur avoir « donné la vie ». Un autre auteur pourrait-il continuer à les « représenter », à mettre leur drame en forme ?

Le metteur en scène, prétextant qu’il n’est pas auteur mais uniquement chef d’une troupe de comédiens, commence d’abord par essayer de se débarrasser de ces intrus, mais le père est si convaincant, il insiste tellement sur la validité « dramatique »  de leur situation, que l’homme de théâtre accepte le défi. Il se retire avec le père et ils concoctent ensemble un découpage de scènes sur la base duquel les comédiens de la troupe interpréteront l’histoire des personnages.photo_sixpersoenquetedauteur_01_jeanlouisfernandez_carrousel

Et c’est là que Pirandello devient, à son insu peut-être, traductologue. Les deux principaux comédiens ont été chargés de jouer la scène au cours de laquelle le père, qui est séparé de sa femme depuis belle lurette, se rend dans l’arrière-boutique d’une entremetteuse. Dans le logement se trouve une jeune fille qui est, sans qu’il le sache bien sûr, la fille que sa femme a eue avec son compagnon. Cette rencontre entre le père et sa belle-fille sont d’ailleurs l’élément déclencheur du drame de cette famille de personnages, laquelle, à la suite de cet événement, a été de nouveau réunie. Dès que le comédien incarnant le père entre dans la pièce où se trouve la comédienne interprétant sa belle-fille – appelons cette action le texte-cible –, le « vrai » père, puis la « vraie » belle-fille, qui assistent à cette représentation de leur drame – appelons ce dernier le texte-source, l’« original » donc –, bondissent et s’insurgent. « Mais non ! » s’exclame le vrai père, tandis que la vraie belle-fille éclate de rire après avoir vu la façon, ridicule ou en tout cas totalement invraisemblable selon elle, dont le comédien, censé jouer le rôle de son beau-père, est entré dans l’arrière-boutique où se trouve la jeune prostituée jouée par la comédienne. L’« original » se rebiffe, donc, en voyant la manière dont il est « traduit ». « Je peux vous assurer, explique la vraie belle-fille, que si je l’avais entendu me dire “bonjour” de la sorte et avec ce ton de voix, j’aurais éclaté de rire, comme je l’ai fait à l’instant ! »

La pièce de Pirandello va se poursuivre ainsi, c’est-à-dire en étant sans cesse interrompue par les protestations des personnages (de l’« original ») adressées aux comédiens et au metteur en scène (personnifiant la « traduction »), que ce soit à cause des différences en matière d’attitudes et d’intonations, mais également et plus précisément à cause des termes qu’emploient les comédiens et qui ne semblent pourtant pas différer grandement de ceux que proposent les « originaux » : « Ce n’est pas la première fois, dit à la jeune prostituée le père-comédien jouant le rôle d’un homme d’âge plus que mûr, ce n’est pas la première fois [que vous venez ici], j’espère. – Non ! s’exclame le vrai père. Pas “j’espère”, mais “n’est-ce pas ?” – “N’est-ce pas ?” ou “j’espère”, c’est la même chose. Continuez », intervient alors le metteur en scène. Mais est-ce vraiment « la même chose » ? Dit-on « n’est-ce pas ? » avec la même intonation, la même mimique, les mêmes gestes que lorsqu’on dit « j’espère », dans des conditions semblables du moins, quand on est presque vieux et qu’on s’apprête à avoir des rapports avec une toute jeune fille ? Non, prétendent les « originaux », en dépit de l’indifférence, à ce sujet entre autres, de leurs « traducteurs ».

La pièce se termine sur un constat d’échec, du moins pour l’aspect qui nous occupe ici : on ne peut rendre fidèlement, c’est-à-dire dans son intégralité de nuances, un drame vécu (un « texte-source ») dans un genre fabriqué (un « texte-cible »), et cette impossibilité concerne aussi bien les situations que les moyens par lesquels elles s’expriment (les mots vraiment utilisés dans l’« original »). La « représentation » (la « traduction ») n’est jamais qu’un pis-aller, qu’une tentative de restituer l’« original ». « Croyez-vous possible, demande le personnage du fils au metteur en scène, que l’on puisse vivre devant un miroir qui nous renvoie l’image glaçante de notre propre expression, mais avec une grimace dans laquelle nous ne nous reconnaissons plus ? »

Face à cette impossibilité, deux solutions sont envisageables : cesser définitivement d’essayer de représenter la réalité (en d’autres termes de traduire les originaux), ou s’obstiner à faire de son mieux pour en être le plus proche possible, tout en sachant que le résultat sera toujours « autre chose ».

Le monde n’a pas attendu que le grand écrivain sicilien pose, fût-ce de manière détournée, cette question pour y répondre : la traduction, puisque c’est l’aspect de la « représentation » qui nous occupe ici, a toujours existé et existera toujours, n’en déplaise à certain philologue universitaire et par trop puriste à qui je m’étais adressé un jour pour savoir si un roman qu’il m’avait fait lire au cours de mes études d’espagnol était traduit en français et qui m’avait répondu, plein de morgue : « J’espère que non ! »

Paix à son esprit ankylosé ! Pirandello répond à cette question lancinante de manière plus philosophique, plus ironique, plus théâtrale aussi : si, à la fin de la pièce, les personnages ont fui la scène, renonçant ainsi à intervenir dans la « traduction » de leur drame, dès que le metteur en scène et les comédiens sont rentrés chez eux et que la salle est plongée dans l’obscurité de la nuit, les voilà qui réapparaissent, en catimini…

Les « originaux » ne meurent donc pas lorsqu’ils sont traduits, même mal ; au fond, ils ne risquent pas grand-chose ou ce qu’ils risquent ne les atteint pas réellement, ne parvient pas à les dénaturer ; par conséquent, on peut tranquillement les traduire et les retraduire sans cesse.

C’est d’ailleurs ce qu’on fait, « n’est-ce pas ? » (et non pas « j’espère ») depuis la nuit des temps, ou presque. Disons depuis qu’il y a des « originaux ».

Jean-Pierre PISETTA

(« Hugues Quester et la troupe dans « Six personnages en quête d’auteur » mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota » photo Jean-Louis Fernandez)

 

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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2 Réponses pour Pirandello traductologue

Alain Michard dit: à

« Les « originaux » ne meurent donc pas lorsqu’ils sont traduits, même mal ; au fond, ils ne risquent pas grand-chose ou ce qu’ils risquent ne les atteint pas réellement, ne parvient pas à les dénaturer ». Il est aussi des originaux qui gagnent beaucoup à être traduits, voire même sur-traduits (traduction de la traduction).
L’actualité politique française en ces jours nous en donne de beaux exemples. X tente d’exister sous les feux de la rampe. Les commentateurs de rang 1 le traduise à l’usage des spectateurs supposés analphabètes ou distraits. Les commentateurs des commentateurs sur-traduisent etc.
Les originaux ne meurent pas. Enfin, disons que les plus robustes surnagent… Les autres, ectoplasmes blanchâtres, disparaissent dans les nuées de la représentation.
Merci M. Pisetta, je n’avais pas compris à quel point Pirandello peut être d’actualité en 2017.

Petit Rappel dit: à

W plagié….Par les temps qui courent, c’est une consécration!
Mais qu’est ce qui a pris à Olivier Soutet de se meler de littérature contemporaine, étant excellent médiéviste?

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