de Pierre Assouline

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La République des livres
Servitudes et grandeurs d’un éditeur de combat

Servitudes et grandeurs d’un éditeur de combat

A quoi reconnait-on un éditeur qui n’édite plus ? Toujours un grand lecteur à ceci près qu’il ne tient plus un crayon entre les doigts, ne corne plus les pages et rumine avec délice le vieux dicton : « Les manuscrits on les reçoit, les livres on les choisit ». Le cas d’Éric Vigne (1953) qui vient de quitter Gallimard après y avoir passé trente-six années à la tête de la prestigieuse collection, pardon de « l’espace de publication », labellisée « nrf essais » en lettres bleues sur une couverture grise légèrement gaufrée. C’est peu dire qu’il y aura grandement contribué à la restauration d’un genre. Le dernier livre dont il eut à s’occuper est un rapport d’étape en guise d’adieu à la profession, qu’il a préféré à un dispendieux cocktail médiatique. Sous un titre qui fleure bon son Vigny, Servitudes et grandeurs des disciplines (232 pages, 22 euros, Gallimard) paru en janvier est celui qui lui ressemble le plus tant il reflète sa priorité absolue accordée au collectif. Pas de signature au-dessus du titre mais quatorze noms d’historiens, de philosophes, de sociologues, de spécialistes de la littérature à l’intérieur en page de titre, comme s’il s’agissait de « Mélanges », usage académique d’anciens étudiants en hommage à leur professeur vénéré. Sauf que l’éditeur n’étant pas un maitre il n’a pas eu de disciples et que l’amitié a présidé à ses rapports avec ses auteurs. Pour autant, il n’oublie pas que le titre originel de ce livre en hommage à sa carrière s’intitulait sur un ton plus balzacien « Splendeurs et misères des disciplines… »

Ce livre aussi riche que dense résonne comme un manifeste au cœur d’un paradoxe. Il est vrai que la pluridisciplinarité, clef des financements de la recherche à l’échelle internationale, s’inscrit à rebours des critères d’évaluation de l’université en France qui privilégie les disciplines et la spécialisation. Encore faut-il déterminer à partir de quelle discipline penser l’interdisciplinarité : la philosophie ou l’histoire ? Ce rapport au groupe conçu comme une famille d’esprit le constitue. L’éditeur s’est donc retiré, conscient de la nécessité de passer le relais à une génération qui ne fut pas marquée exclusivement par l’imprimé. Entre son arrivée et son départ, il aura donné naissance à 1130 livres collections de poches comprises (nrf essais, Folio Histoire, Folio Essais (« qui ronronnait entre Camus et Cioran », Folio Actuel, Tel) et il lui aura aussi fallu vaincre les réticences et résistances d’auteurs qui ne voulaient pas publier d’inédits en format de poche. Le relevé a été effectué par le patron en personne. Rare privilège, Antoine Gallimard lui avait accordé la délégation de signature pour les contrats de sa collection. En une trentaine d’années, ils ne déjeunèrent qu’à trois reprises en tête à tête, pas davantage : « On n’en a pas eu besoin ».

Son éducation s’est bâtie sur deux principes : les valeurs de la Résistance et des services de renseignement transmis par sa mère selon laquelle la valeur d’un individu ne se mesure qu’à son rôle dans la communauté ; et l’idée que toute institution est à son meilleur lorsqu’elle considère un individu comme autonome et capable d’avancer lorsqu’il est libre de juger des rapports de force, principe qu’il doit à son père, médecin militaire dans les rangs de la Légion étrangère. Ce fut son éthique même si l’on se doute qu’avec un tel surmoi, ce n’est pas la fête tous les jours. N’empêche qu’il ne l’a pas volé, le surnom que lui donnèrent les gazettes lorsqu’elles publiaient son portrait : « soldat de l’édition », éditeur de combat »… On ne nait pas impunément dans un camp militaire. D’où la nécessité de filtrer le monde à travers un humour qui peut paraitre acide, illogique, insolent mais se révèle irrésistible d’autant qu’il permet d’être sérieux sans avoir l’esprit de sérieux. Il ne fallait pas beaucoup pousser Éric Vigne pour qu’il désamorce un débat professionnel particulièrement plombant en fredonnant le refrain revisité d’un chant qui berça son adolescence :

« Il n’est pas d’éditeur suprême/ Ni Dieu ni César ni académicien/ Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! »…

A l’écouter évoquer chaleureusement les auteurs des livres qui ont fait sa fierté, les Steiner, Baczko, Habermas, Hilberg, Yerushalmi et tant d’autres (avec un regret éternel de n’avoir pas pu compter parmi eux le spécialiste de l’histoire romaine et de l’Antiquité tardive Peter Brown), on comprend soudain que les grands éditeurs de sciences humaines sont dotés des plus grandes qualités humaines. Ils n’ont de cesse de pousser les chercheurs à aller jusqu’au bord de leur discipline. Opposé au cumul des mandats jusqu’à refuser des postes de direction pour mieux se consacrer aux textes, il est de ceux qui s’enrichiront toujours des questions davantage que des réponses, de l’énoncé du problème plutôt que de sa solution. Cet esprit l’anima chez Gallimard où il fit entrer l’économie, le droit, les sciences cognitives dans le catalogue des sciences humaines, et avant durant les quelques années passées du côté de Maspéro devenu La Découverte puis de Fayard. Son ardente volonté d’abolition des frontières s’y forgeait déjà.

A l’origine, au lendemain d’un « stage » à la Gauche prolétarienne et d’une double de licence d’histoire et de philosophie à la Sorbonne, Michel Chodkiewicz, patron du Seuil, lui avait mis le pied à l’étrier en le présentant à l’historien et éditeur Michel Winock qui l’engagea en 1977 comme journaliste à L’Histoire qu’il venait de fonder. Eric Vigne y passa quatre ans. Un jour, il nous prit d’aller longuement interviewer François Furet à son bureau de nouveau président de l’EHESS sur ses perspectives sept ans avant le bicentenaire annoncé de la Révolution. Ce fut si dense et intense que nous résolûmes dès le début de l’enregistrer afin de ne pas en perdre une miette. A notre retour à la rédaction, l’écoute fut un choc : un étrange ronflement couvrait totalement la voix de l’historien le magnétophone ayant été posé sur le conduit de climatisation. Il arrive que la mémoire supplée l’Histoire…

La langue anglaise, bénie soit-elle, a deux mots pour désigner ce que nous nommons du seul mot d’éditeur : publisher, le propriétaire ou patron d’une maison d’édition, d’un journal, d’une revue ; et editor, autrement dit le directeur littéraire, ce qu’a été Eric Vigne pour tant d’auteurs de sciences humaines, se forgeant une réputation d’interventionniste sur les manuscrits, n’hésitant pas à corriger sinon réécrire des textes ou des traductions s’agissant notamment de thèses universitaires promises à un destin en librairie, ambitionnant de passer de livre de savoir à livre de connaissance. Il y a une forme d’ascétisme dans sa conception du métier, en tout cas un dévouement dont les auteurs lui ont toujours su gré ne lui marchandant pas leur confiance. L’éditeur ne s’autorise que de lui-même. Il est un metteur en scène du savoir doté d’une orgueilleuse humilité qu’il s’agisse de publier Darnton ou Bouretz, Schnapper ou Laqueur. pour ne rien dire de ceux qui furent publiés à plusieurs reprises, Honneth et Andler, Luzatto et Boltanski ou Diamond. C’est peu dire que ces chercheurs, leurs travaux et les livres qu’ils en ont tiré ont fait avancer le débat d’idées.

Outre son autoportrait dessiné par ses auteurs en contribuant à Servitudes et grandeurs des disciplines, Eric Vigne est l’auteur d’un seul livre, un essai plein de colère : Le livre et l’éditeur paru chez Klincksieck en 2008. Malgré lé sérieux de la démonstration, le ton en est plutôt pamphlétaire et ne dédaigne pas les formules : « Editeur n’est plus une profession mais une activité sociale caritative pour faire plaisir à ses amis« . Il y relève le basculement dans les années 80 de la commercialisation à la marchandisation des livres. Celle-ci a été marquée par le lancement à succès du Pari français (1984) du commissaire au Plan Michel Albert. Selon Eric Vigne, cette nouvelle ère de la diffusion du livre célébrant « les noces de l’essai et de la télé », signait l’arrêt de mort de la péréquation dans l’édition; autrement dit la publication d’ouvrage au succès annoncé permettant celle de livres intellectuellement plus exigeants au tirage confidentiel. Le livre n’est plus une fin mais un moyen, notamment pour les hommes politiques désireux de faire parler d’eux ailleurs que dans les pages politiques des journaux. Vigne, lui, n’a jamais cessé de publier des livres qui ne soient à la remorque que d’eux-mêmes.

(« Oeuvres d’Anselm Kiefer » photos Passou)

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