Shakespeare, lecteur de Foucault
History is a nightmare from which we have yet to awake. James Joyce
Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde. Friedrich Nietzsche
Parmi les milliers de livres que Shakespeare a lus, il y a Qu’est-ce qu’un auteur ?, la fameuse conférence que Michel Foucault a prononcée devant les membres de la Société française de philosophie le 22 février 1969 à Paris. Que l’homme de Stratford ait pu avoir accès à ce texte constitue un mystère que même un biographe du Barde aussi érudit et inventif que Stephen Greenblatt n’a pas pu percer. Comme c’est le cas chaque fois qu’on ignore la source d’une connaissance shakespearienne, on finit par se dire que si Shakespeare démontre qu’il connaît une telle matière, cela signifie qu’il a eu les moyens de l’obtenir. Conclusion très juste et convenable, que tout le monde accepte comme une vérité révélée, mais que je suis le premier à démontrer de façon scientifique dans le cas de Foucault.
Comme tout le monde sait, le hasard vient au secours des chercheurs les plus audacieux. Je me trouvais en vacances en Angleterre en mars 2016, invité par un ami historien qui, lors d’une recherche à la Marsh’s Library, avait trouvé parmi les livres du fonds de William Alabaster, poète et dramaturge contemporain du Barde, un manuscrit de ce dernier dans lequel le jeune Shakespeare décrivait ses premières expériences londoniennes. Ce document extraordinaire, d’une valeur inestimable pour tout étudiant shakespearien, nous permet enfin de résoudre le mystère de l’arrivée à Londres du génie en herbe et de jeter de la lumière sur son apprentissage poétique et théâtral. À ma plus grande surprise, mon ami Bill K. a décidé de ne pas révéler aux médias sa découverte et d’accorder à moi seul l’immense privilège de l’utiliser.
Dans ces notes, griffonnées avec la calligraphie géniale qu’on lui connaissait par les six fameuses signatures, on lit que dès les premiers jours de son débarquement dans la capitale le 4 mai 1588, le jeune aventurier du Warwickshire, en se promenant aux alentours de la cathédrale Saint-Paul, entra dans la boutique de l’éditeur Andrew Wise. Là, son regard vif, toujours en quête de découvertes, fut attiré par la couverture d’un petit livre qui se démarquait des autres par la séduisante beauté des images mais aussi par le titre qui en langue étrangère interrogeait urgemment le lecteur : Qu’est-ce qu’un auteur ?
Langue étrangère, oui, mais pas inconnue car notre génie provincial avait bien appris plus que les rudiments de la langue française à la petite école de son village où ses maîtres lui avaient aussi donné une bonne formation en latin, grec, italien, espagnol, rhétorique, sciences et histoire. En continuant la lecture des notes autobiographiques du futur grand dramaturge, j’ai compris que le bizarre essai de Foucault avait littéralement bouleversé le jeune paysan en le convaincant de s’affirmer comme auteur tout en effaçant sa personnalité, en ne laissant dans son œuvre aucune trace de sa personne.
L’habileté du jeune écrivain dans la poursuite d’une tâche si ardue a de quoi émerveiller les lecteurs postmodernes et désabusés que nous sommes. Surtout quand on considère la période historique à laquelle elle a été réalisée et le contexte social dans lequel le rustre a grandi : un petit village de campagne qui avait son propre dialecte, une communauté tout à fait dépourvue de culture au sein de laquelle il a vécu jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Comme le génie tout seul ne suffit pas à justifier un tel exploit, il fallait qu’il y ait d’autres raisons.
Voilà comment je suis arrivé à la conclusion que si le texte de Foucault fut le déclencheur et le premier responsable du grand tournant auctorial, une autre puissante influence, cette fois provenant des États-Unis, avait profondément agi sur le jeune Shakespeare. Mon hypothèse se fonde sur une phrase autographe qu’on peut lire dans le manuscrit du fonds Alabaster avec laquelle le futur génie exprime la volonté de s’affirmer comme « the inventer of the humaine [sic] ». Or, cette phrase renvoie notamment au grand critique américain Harold Bloom dont The Invention of the Human, fameux essai de 1998, porte presque exactement ces mots dans le titre ! Le jeune dramaturge semble donc avoir suivi à la lettre les prescriptions de Foucault ainsi que le diagnostic de Bloom, qui écrit dans une autre œuvre capitale :
C’est comme si le créateur de douzaines de personnages importants et de centaines de figures mineures mais souvent saisissantes n’avait pas gaspillé d’énergie et d’imagination à inventer pour lui-même une image publique… Au cœur même du Canon se trouve le moins conscient de soi et le moins agressif de tous les grands écrivains connus.
Dès le début de sa carrière, « l’homme de Stratford » a voulu disparaître de son œuvre et a réussi à ne rien révéler de soi. Comment a-t-il accompli une tache si délicate ? Pour obtenir le résultat dont parle Bloom, il a suivi une procédure très ardue. Voyons cela par étapes. D’abord il a notamment dû s’abstenir d’écrire des lettres à ses amis, à sa famille et à ses collaborateurs car dans des lettres personnelles on risque toujours de laisser des traces importantes de sa propre intimité. Mais ce qui est d’autant plus extraordinaire, Shakespeare a réussi à interdire aux autres de lui écrire ! Y avoir réussi en ses années vertes, est la preuve que sa parole, son charisme étaient ceux d’un génie déjà reconnu et hautement respecté par tous ceux qui le connaissaient. Toutefois la réussite la plus étonnante dans la poursuite de cette stratégie originale a été d’avoir obtenu de ses collègues dramaturges et poètes qu’ils ne lui dédient aucun ouvrage ! Résultat exceptionnel si l’on considère le succès de ses pièces de théâtre et l’admiration universelle dont il avait bénéficié autant du peuple que des aristocrates et de la cour.
La volonté de disparaître s’est poursuivie dans d’autres domaines, tant dans son théâtre que dans sa vie privée. Envers ses enfants, soit les deux filles qui lui ont survécu, Judith et Suzanne, il s’est comporté avec une indifférence divine. Tel un vrai dieu insouciant du sort tragique de ses créatures abandonnées aux tourments les plus atroces, le père Shakespeare, étoile flamboyante d’intelligence, lecteur impuni et génial dramaturge, a laissé Judith et Suzanne dans un analphabétisme presque total en leur niant la joie, je dirais même l’orgasme de la connaissance. Même dans son œuvre biologique, Shakespeare n’a donc pas laissé de trace de son esprit !
Mais le geste vraiment sublime, littéralement son geste final, a été la réalisation du testament où le génie de Stratford a réussi à ne rien révéler de soi, même pas au moment ultime de sa vie. Pas un seul mot de son œuvre, de ses lectures, pas une parole pour ses mécènes, protecteurs et amis, même pas l’expression d’une seule pensée digne de ce nom. En somme, une performance géniale absolument digne d’un Shakespeare !
Si quelqu’un doute encore de l’influence de Foucault, voici un passage qui démontre à quel point l’auteur de L’Histoire de la folie a informé le Barde :
[L]’écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire qui n’a pas à être représenté dans les livres, puisqu’il est accompli dans l’existence même de l’écrivain. L’œuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur.
Bien avant Flaubert, Proust, Kafka, le fuyant Shakespeare, le moins agressif de tous, occupe de plein droit le titre d’écrivain moderne. Avec le Barde, naît historiquement la figure de l’auteur et, au même moment, elle meurt esthétiquement. Encore Foucault :
La marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l’écriture. Tout cela est connu ; et il y a beau temps que la critique et la philosophie ont pris acte de cette disparition ou de cette mort de l’auteur.
Ce n’est pas un hasard, évidemment, si Foucault a utilisé dans une de ses exemplifications le nom de Shakespeare, ce qui doit avoir fait frémir notre dramaturge :
Si je découvre que Shakespeare n’est pas né dans la maison qu’on visite aujourd’hui, voilà une modification qui, évidemment, ne va pas altérer le fonctionnement du nom d’auteur ; mais si on démontrait que Shakespeare n’a pas écrit les Sonnets qui passent pour les siens, voilà un changement d’un autre type : il ne laisse pas indifférent le fonctionnement du nom d’auteur.
On peut conclure que, grâce aux deux critiques, le Français et l’Américain, Shakespeare à l’époque de sa première consécration en 1623 n’est pas simplement mort déjà depuis sept ans, mais qu’il avait réussi à « s’absenter » de son œuvre durant toute sa vie. La preuve définitive de sa non-identité est par ailleurs fournie par le portrait de l’auteur reproduit sur la page-titre du grand livre. Le portrait de Nobody pour reprendre la description de Borges :
There was no one in him; behind his face (which even in the poor paintings of the period is unlike any other) and his words, which were copious, imaginative, and emotional, there was nothing but a little chill, a dream not dreamed by anyone.
Demeurer anonyme et sans visage, voilà l’accomplissement shakespearien le plus génial, supérieur même à son Hamlet ! En empêchant ses admirateurs et amis d’obtenir de lui un portrait de son vivant, il est devenu le responsable d’une rupture épochale.
Entre la fin du 16e et le début du 17e siècle, s’accomplit en Angleterre le passage à un nouvel échelon de la modernité, celui qui sépare les Early Modern Times des temps modernes, avec l’affirmation définitive du rôle de l’auteur, mais aussi de sa disparition. L’homme de Stratford, en disparaissant comme Auteur, a créé Shakespeare, l’archétype de la moderne fonction-auteur.
4 Réponses pour Shakespeare, lecteur de Foucault
Merci de la lecture.
Beau char. Chauffer ou être, ou ne pas… sur la brosse, tabarnak, il y en a qui ne choisissent pas, on dirait.
La citation liminaire de joyce est inexacte
« History, Stephen sais, is a nightmare from which I’m trying to awake. »
Ulysse, Partie I, la Télémachie, chapitre 2, Nestor.
Stephen saiD
le genre de billet que j’adore
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commentaires