de Pierre Assouline

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La République des livres
Ta disparition signera l’impossibilité d’être sans toi

Ta disparition signera l’impossibilité d’être sans toi

Au début, sous l’influence du titre énigmatique Si (315 pages, 21 euros, Gallimard), on se dit que l’on va rapidement se retrouver du côté de Kipling : Si, If…,tu seras un homme mon fils etc A la lecture de l’épître dédicatoire, après la rituelle évocation de la famille, quasi inévitable dans un premier livre, le « A ceux qui ont été là » laisse à penser qu’il y a dû avoir quelque chose de l’ordre de l’épreuve, impression première confirmée dès les toutes premières pages. Des parents, un enfant de 10 ans, une plainte, comme un problème au fond de la gorge, une tache noire, l’amorce d’une inquiétude. Angine nécrosante, suppose l’envoyé spécial de SOS Médecins. Tout de même… Cap sur les urgences. L’hôpital la nuit, un univers clos éclairé d’« une lumière lasse de néons maladifs », des portes qui se referment, soudain personne nulle part et le silence.

Des analyses une expression surgit, la première d’un riche lexique à décrypter : « Stade 2 » et ce n’est pas une émission de télévision. C’est bien d’une leucémie aigüe foudroyante qu’il s’agit, en fait. On peut l’appeler autrement, rivaliser d’imagination pour ne pas dire « cancer », évoquer un lymphome non hodgkinien, dénoncer le monstre qui s’apprête à faire de l’enfant le membre fantôme de sa famille nombreuse. Cela ne change rien à ce que le mal à l’oeuvre a de « potentiellement fatal »comme ils disent. Après une annonce ratée, il faut affronter le paradoxe : ce qui peut le garder en vie va commencer par le tuer. Ou presque. Un traitement lourd, insupportable, qui abat à coup sûr pour sauver peut-être. On lui promet entre six mois et un an de tuyaux et de vomissements. Si tout va bien, si seulement, si….

L’enfant ne doit pas seulement apprendre à résister à la douleur : il lui faut aussi s’initier au doute et à la complexité. Ce qui fait beaucoup à dix ans. Il a beau essayer de dissimuler « les résidus de sa souffrance », partout l’odeur moucharde, cet astringent fumet des produits d’asepsie appelé à devenir un jour peut-être une morbide madeleine. Parents et enfants sont invités à partager des appartements à l’hôpital, mais le fait même de ne jamais le laisser force tous ces colocataires réunis par un destin commun à avoir la nausée en partage.

La chimiothérapie s’annonce agressive, lourde, très lourde et le mot de réconfort des soignants (« Vous inquiétez pas, on sait gérer ») l’alourdit encore par l’intrusion de la gestion dans le processus. Etrangement, le vocabulaire médical nous est plus limpide que certains mots assez simples pour lesquels on ne se découvre aucune familiarité sauf à être passé par là, du côté de Villejuif ou ailleurs encore : « réséqué », « tonsille », « touillette »… Quand tout s’effondre et se dégrade autour d’elle, à commencer par le corps et l’esprit de son petit être si cher, elle, la narratrice, l’auteure, se veut volontariste. Attend l’ennemi de pied ferme, déjà prête à bondir pour le devancer. Se croit à la tête d’une invincible armée. Il y a de la méthode Coué dans cette attitude même si on sent bien qu’elle ne force pas son tempérament naturel. Toujours la première à tout démonter par le rire ; mais lorsque Solal est emporté au bloc opératoire et qu’il lui lance « Au revoir maman, je te dirai si Dieu existe ! », c’est d’abord par tant de panache qu’elle est accablée, elle qui a fait de son abnégation « mon égoïsme et mon orgueil ». D’autant que le dieu dont l’enfant se revendique, ce serait plutôt Poséidon. Dans ces moments-là, elle, loin des protocoles et pharmacopées, s’en remet plutôt à la lune. Peut-être qu’en la fixant intensément… robert adams

Dès lors pour la mère domine le sentiment d’être emportée dans une histoire sur laquelle elle n’aura pas d’emprise. « Si, et seulement si, la lune veut bien sauver son fils ».  Le remplacer et prendre sa douleur, une illusion de plus parmi d’autres chimères. En attendant, il est métamorphosé : plus de cheveux, le visage gonflé, les muscle fondus, le teint d’une autre que lui-même, la voix et l’odeur aussi :

« Tu parles comme un bébé, mais tu marches comme un vieillard. Tu concatènes ainsi, dans leur absolue faiblesse, les deux extrémités de la vie, sans parvenir cependant à les concilier harmonieusement. Insupportable spectacle. C’est bien de là en effet que procède l’horreur. Non pas tant de le laideur en soi que du sentiment d’apercevoir soudain, cristallisée en un individu si frêle, l’étendue tout entière de l’humaine condition, ramassée dans l’étau qui l’enserre entre deux néants. Voilà ce que le traitement a fait de toi : un être hybride et contre nature, mélange effrayant de régression et de sénescence, branlant au bord du gouffre, tout prêt à retourner au non-être dont il s’arrache à peine ».

Une vingtaine de chapitres répartis dans deux parties intitulées « Genèse » et « Exode ». Lise Marzouk a su trouver le bon « dispositif », ceci dit pour user du terme dont abuse désormais la critique qu’il s’agisse de livre, d’exposition, de cinéma, de théâtre. Sacré dispositif ! Impossible d’y échapper. Le double registre de sa narration, alternant en roman et en italiques la première et la troisième personne, le Je qui est autre et celui qui ne l’est pas, une adresse de la mère au fils et une observation clinique des faits et gestes de la narratrice, fait sonner une note unique qui est remarquablement tenue de bout en bout. Cette structure littéraire éloigne le risque du pur récit documentaire. On passe en permanence de la plus intime des introspections à la mise à distance des personnages. C’est dur, parfois clinique ou métallique mais sans que jamais ce parti pris de sécheresse ne censure la tendresse, ou qu’il n’empêche l’émotion d’affleurer.

C’est bien une mère qui raconte, doublée d’un écrivain déjà, qui a su congédier ses réflexes d’universitaire et touts tentation intellectualiste (comparatiste, Lise Marzouk a consacré sa thèse à un mythe poétique : les figures du sphinx de l’Antiquité au Romantisme). Pas le moindre pathos en vue, rien de larmoyant, toutes larmes abolies. On est dans le dur de la douleur sans l’ombre d’une autocomplaisance. Lise Marzouk ne se ménage pas plus qu’elle ne ménage les autres, notamment sa propre famille qui souvent ne fait que passer parce qu’il le faut bien, ce que l’ultime chapitre « La petite espérance », tout imprégné du Porche du mystère de la deuxième vertu de Péguy, expose avec la vigueur d’une mise au point. Sinon partout de l’humour, de l’ironie, de l’autodérision, du rire de survie comme autant d’échappatoires pour ne pas sombrer corps et âme dans l’irréelle chorégraphie formée par le lent ballet de ces silhouettes prolongées de perches à chimio.

L’enfant s’appelle Solal, probablement en hommage à l’œuvre d’Albert Cohen ; à un moment, il en vient à se demander si la plus terrible de toutes les souffrances qu’il aura eu à endurer, pire encore que les ponctions lombaires, ce n’est pas d’avoir été empêché d’assister aux obsèques de son grand-père. Trop de fièvre. Permission refusée même avec un masque. Jusqu’au jour où on lui parle non de guérison, mais de mise en sommeil de la maladie. Bientôt est prononcé le beau mot de « rémission ». Un échange de regard suffit à lui faire comprendre qu’il est temps de dénouer les liens affectifs tissés avec l’institut Curie, lieu hors du monde ordinaire des vivants : « En cet instant éphémère et splendide, j’en suis certaine : tu seras un homme mon fils. » Au fond, il y avait bien du Rudyard Kipling dans ce « Si ». Mais pour le reste, c’est bien du Lise Marzouk car elle en a fait un puissant morceau de littérature, moins bouleversant que saisissant, et qui se tient entièrement dans la phrase qu’elle ajoute aussitôt : «  En un sens, tu l’es déjà ».

 A peine émergé de cette lecture qui coupe le souffle et laisse lecteur comme sonné, le hasard de la librairie m’a mis sous les yeux peut-être pas immortelle (90 pages, 9 euros, Pol),  le dernier livre de Frédéric Boyer au moment même où il succède au regretté Paul Otchakovsky-Laurens à la tête de sa maison POL. Un éclat de pure prose poétique également traversé par le doute. Comme des notes organisées en trois temps et trois mouvements à travers trois textes nés en réaction à la disparition, la perte, l’absence enfin de sa compagne Anne Dufourmantelle, morte à 53 ans d’un arrêt cardiaque l’été dernier sur la plage de Ramatuelle alors qu’elle essayait de sauver de la noyade l’enfant d’une amie. De l’accident, Frédéric Boyer ne dit rien. Il sépare la femme aimée et perdue de la circonstance pour la ramener à la vie, la leur, au cours de laquelle tout fut donné et où désormais tout est repris. C’est un chant d’amour et de chagrin, tenu comme la pudeur l’exige, tendu comme l’émotion le commande mais plein d’une rage à peine contenue. L’auteur, grand lecteur aux perspectives les plus vastes, laisse affleurer ses influences en réminiscences à peine esquissées, ici de Mallarmé, là du Auden de Funeral Blues (… mon Nord, mon Sud… ») et la figure de Job un peu partout sans jamais être nommée. Et lorsqu’on se souvient que la philosophe Anne Dufourmantelle, était également psychanalyste, on en prend que mieux la mesure du passage où il écrit :

« Et s’il te plaît, ne parlons pas trop de notre âme, ils adorent ça. Toute psychologie est criminelle, c’est vrai du moins pour moi. La plus belle vie possible m’a toujours paru être celle où il n’y a jamais place pour aucun autre souvenir que la vie ».

Ce texte-là, contrairement à Si, est plus bouleversant que saisissant. Les deux pourtant, chacun avec des moyens qui lui sont propres, l’un et l’autre dans l’écoeurement des paroles de consolation puisque rien ne console car rien ne remplace, agressent la mort et ne rendent jamais les armes. Frédéric Boyer se demande comment dans l’avenir ils vont avoir, elle et lui, des nouvelles l’un de l’autre. « La pensée de la séparation n’éveille en nous que davantage d’attachement » écrit-il. Mais comment continuer quand tout nous arrête ? Ne le secouez pas il est plein de doutes, mais il continue vaille que vaille à avancer, armé de la seule certitude que cette vie-là ravie à jamais lui manquera toute sa vie.

(Photos Wim Wenders et Robert Adams)

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