de Pierre Assouline

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La République des livres
Toute la fiction étrangère n’est pas traduite de l’anglais !

Toute la fiction étrangère n’est pas traduite de l’anglais !

Parfois, c’est à se demander si la fiction de langue anglaise n’est pas la seule à être traduite dans ce pays. On sait bien que ce n’est pas le cas, qu’il en vient de partout et que la France détient même une manière de record dans ce domaine. N’empêche qu’à lire les critiques, à écouter les émissions et à prêter l’oreille à la rumeur, on a l’étrange impression que nous n’en avons que pour les écrivains américains, ou à la rigueur britanniques. Il y a pourtant de si belles pépites alentour… Deux pour aujourd’hui, venues de nos voisins.

On comprend que La main de Joseph Castorp (O Teu Rosto Sera O Ultimo, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, 226 pages, 19 euros, Viviane Hamy) ait été couronné là-bas du prestigieux Prix Leya distinguant le meilleur premier roman lusophone. Il a toutes les qualités de fraîcheur et d’invention des œuvres neuves que nul n’attend – et pour cause. C’est un livre qui revient de loin. Si Joâo Ricardo Pedro (Lisbonne, 1973), un ingénieur en télécommunications, n’avait pas été licencié et précipité dans le chômage, de son propre aveu, il ne se serait pas lancé dans une telle aventure, et ne nous y aurait pas entraînés. Le contexte historique rappellera quelques souvenirs, pas si lointains au fond, à ceux qui vécurent ou observèrent les derniers temps du régime dictatorial de Salazar et la révolution dite des Oeillets au printemps 1974. Tout commence avec la disparition d’un homme. Le village le recherche et finit par le retrouver dans un champ, mort, assassiné d’un coup de fusil. Le mystère de sa fin s’ajoute à celui de son existence. Nul ne savait d’où il venait au juste, pas même ses quelques amis, non plus que le plus proche, un médecin. On remonte le fil sur trois générations, à travers les secrets de famille, les non-dits, les silences, les fantômes, et les mémoires dont l’empreinte est si puissante qu’elles réussissent à façonner durablement les esprits les mieux armés. Que reçoit-on et que transmet-on ? Cette double interrogation travaille tout le récit. Des silhouettes familières et des figures légendaires resurgissent dans le décor, celles de Carvalho en Otelo, de Spinola-le-monocle, d’Eusébio-les-buts, de Nicolau à vélo, tandis que la guerre coloniale en Angola n’est jamais loin en toile de fond. On boit des godets de vinho verde et des petits coups de jeropiga, on savoure des pastel de nata.

Au fur et à mesure de la recherche de cet homme, puis sur cet homme, on avance dans un territoire de doutes, planté d’incertitudes et cerné d’hypothèses. C’est captivant, non parce que l’auteur aurait déjà du métier, mais parce qu’il a pris du plaisir à raconter. Il ne suffit pas de maîtriser la technique des ressorts, encore faut-il savoir en faire un art, ce à quoi excelle Joâo Ricardo Pedro (gonflé, tout de même, d’user du nom de Castorp, en titre en plus, nonobstant le Hans Castorp de La Montagne magique). Sous une forme le plus souvent évocatoire mais jamais piégée par sa virtuosité, parfaitement rythmée dans le souci d’une phrase économe de ses effets, l’auteur nous entraîne dans des dédales hantés par le pouvoir de la musique et de la peinture sur les êtres. Il y met suffisamment d’humour et une pointe d’ironie pour garder ses distances avec les situations et les personnages, des gens que les souffrances éprouvées n’empêchent pas de s’aimer, pas même le docteur Mendes ni son petit-fils Duarte, un pianiste surdoué et séduisant. Toutes les histoires et tous les destins colligés sont si habilement mis en place qu’ils s’irriguent mutuellement sans que les canaux soient apparents. Tout cela parce qu’un jour, Celestino n’est pas rentré déjeuner… Un vers du grand Camoes suffirait peut-être éclairer sa part d’ombre, laquelle ne relève ni de l’intranquillité ni de la saudade, une fois n’est pas coutume :

« Daqui dou o viver jà por vivido ». Autrement dit : « D’ici je tiens la vie pour déjà vécue ».

 L’autre révélation étrangère de la rentrée, qui a la particularité de n’avoir pas été écrit en anglais, s’intitule Confiteor (Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, 780 pages., 26 euros, Actes Sud). Adrià Ardèvol y Bosch, un vieil homme guetté par Alzheimer, prend la plume pour écrire à la femme qu’il n’a jamais cessé d’aimer. Les souvenirs affluent : la figure de son père, étrange antiquaire barcelonais, qui voulait faire de lui un polyglotte ; celle de sa mère, qui le rêvait en grand violoniste. Les deux l’écrasaient également et conjointement par l’ambition qu’ils nourrissaient chacun pour lui. Son instrument, dont la fonction dans le roman n’est pas sans rappeler celle du piano dans La main de Joseph Castorp, joue un rôle essentiel, d’autant qu’il passe de mains en mains d’une époque l’autre. Sauf que l’auteur, Jaume Cabré, obsédé de musique, ne prend pas prétexte de son histoire pour raconter trois générations d’une famille mais.. cinq siècles de convulsions historiques en Europe, excusez du peu. A commencer par l’Espagne : né en 1947, il a vécu la guerre civile en fixant et creusant le regard de ses parents. De quoi mettre à l’épreuve la question qui le hante : l’art est-il utile, voire indispensable, à qui veut comprendre la présence du Mal ?

C’est foisonnant, épuisant, on s’y perd parfois un peu, l’auteur passant du « il » au « je » dans la même phrase sans précaution, mais on finit toujours par s’y retrouver car le romancier revient nous chercher ; comme si, conscient d’en avoir trop fait, il faisait amende honorable. Trois mots parfois suffisent. Confiteor Deo omnipotenti… La conscience de la faute et le sentiment de culpabilité qu’elle entraîne, courent entre les lignes de ces centaines de pages. C’est que le narrateur est convaincu d’être responsable d’une mort violente. Et de bien d’autres choses. C’est l’état permanent d’un coupable tous azimuts et tous terrains. Cabré, lui, doit son livre à une seule phrase de Vladimir Jankélévitch qui l’éclaire de part en part, qu’ il a dû trouver dans son petit texte Pardonner ? –le point d’interrogation étant superflu quand on se souvient que, sous la plume du philosophe, il s’agissait des camps de la mort :

«Père, ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu’ils font

(« La Barcelone de Gaudi » ; « Les azulejos de l’ambassade de France à Lisbonne » photos Passou)

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