Toute la lumière du monde
Je revois la silhouette agile et empressée, le regard vif, toujours aux aguets, curieux de tout, les cheveux en boucles blanches désordonnées d’Avraham B. Yehoshua, ce petit homme râblé qui, il y a quinze ans, avait pris possession du pupitre des deux mains et ne le lâchait plus au forum des intellectuels franco-israélien intitulé Regards croisés – jugés et préjugés : perceptions mutuelles des Français et des Israéliens (formule alambiquée, mais élégante, comme les aime la diplomatie culturelle française). Sa petite stature contrastait avec la puissance de son verbe ; sa passion des idées et la force de ses convictions, amplifiées par les haut-parleurs au-dessus des têtes dans l’auditorium de l’université de Tel-Aviv, faisaient retentir et rouler comme un tonnerre sa voix de prophète.
Ce contraste entre la modestie enjouée de sa personne et le grondement inspiré de sa profération me semble parfaitement symbolique de ses romans, et singulièrement du dernier publié : Le tunnel (traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, 432 pages, 22,90€, Grasset). L’histoire en est simple, elle raconte le quotidien de Zvi Louria, un ingénieur des ponts et chaussées retraité de 73 ans, qui vit en parfaite harmonie avec Dina, son épouse, et qui commence à ressentir les atteintes de la démence sénile par de menus incidents comme emmener un autre enfant que son petit-fils à la sortie du jardin d’enfants ou oublier les prénoms de ses amis et anciens collaborateurs. La prescription de son neurologue l’amène à reprendre une activité d’ingénieur-conseil bénévole auprès du fils d’un ancien collègue pour activer ses neurones.
D’oubli en oubli et de fil en aiguille, l’auteur tisse une trame serrée qui peu à peu prend d’abord les dimensions d’une histoire familiale en s’annexant les inquiétudes du fils, Yoav, à propos de la santé de son père, s’étend ensuite à la mise en scène des rapports sociaux au sein d’une entreprise publique curieusement (symboliquement ?) dénommée « Voies d’Israël », celle où Zvi s’est acquis une belle notoriété, et débouche enfin, avec un projet de route secrète dans le désert du Néguev, sur le drame national que constituent les rapports entre Palestiniens et Israéliens.
Si la vie quotidienne de cette petite famille que forme le couple Zvi-Dina avec le fils, aux sentiments violents et passionnés, et la fille, plus distante, se trouve agitée par la dégénérescence commençante du cerveau de Zvi, elle donne lieu à des scènes cocasses que la vivacité des dialogues et la dialectique retorse des deux parents porte avec entrain tout en ouvrant de subtiles échappées sur des questions hautement sensibles telles que les effets de l’immigration en Israël – la fameuse alya ou retour à la terre d’origine-, la construction des autoroutes et des tunnels qui sacrifie la nature sur un territoire exigu, ou les origines du sionisme, quand ses fondateurs avaient eu la candeur de chercher en Ouganda un substitut à la terre ancestrale.
Mais une aura singulière entoure et met en lumière tout au long du livre le couple formé par Zvi et Dina, formé dans l’instant du coup de foudre initial et conservé miraculeusement intact pendant un demi-siècle grâce à une passion réciproque teinté d’ironie tendre, de complicité lucide, d’attention de tous les instants, et d’une sensualité pleinement partagée dont l’expression, délicate mais non édulcorée, émeut et surprend chez ces personnages bien avancés dans l’automne de leur vie. Lorsqu’on sait combien ces deux êtres de fiction ressemblent à s’y méprendre au couple que formait Avraham B. Yehoshua avec sa femme Ika, et que celle-ci est morte d’une maladie fulgurante alors que l’auteur n’avait pas encore rédigé la moitié de son roman, cette évocation prend une dimension bouleversante.
Le retour à sa profession comme mesure d’hygiène mentale conduit Zvi à participer à deux événements hautement symboliques au début et à la fin du récit : le pot de départ de son successeur pressenti mais démissionnaire, et la réunion de la commission qui doit décider de l’adoption du projet de route dans le Néguev : derniers feux d’une vie professionnelle que séparent l’évocation de sa jeunesse et l’ultime projet qui la prolonge à travers le jeune ingénieur qu’il est chargé d’assister. Les deux événements mettent en scène des personnages conventionnels mais bien vivants dont les discours évoquent sous divers aspects la question du territoire, un mot lourd de significations multiples en Israël, que l’entreprise chargée des ponts et chaussées aménage et administre avec les conséquences que l’on peut imaginer.
C’est ainsi que le projet de route secrète concocté par l’armée, au centre d’un vaste cratère désertique, tellement isolé que les communications téléphoniques y sont impossibles et dont on ne saura jamais la destination exacte, va faire brutalement apparaître la complexité des rapports entre Israéliens et Palestiniens. En effet, sur la colline qu’on projette de faire disparaître pour le passage de la route, s’est réfugiée une famille palestinienne sans identité – un patriarche tenté par la reddition, sa jeune et belle fille avec qui le jeune ingénieur et un défenseur des droits des Arabes entretiennent des relations faites de séduction et de concurrence, et un fils qui, sous l’identité d’un soldat kurde mort, a commencé à s’intégrer à l’entité israélienne : chacun, à sa manière, cherche à se rapprocher d’une société qui le refuse.
C’est sur ce fond de relations aussi compliquées que les rapports entre Juifs et Arabes israéliens qu’émerge l’idée – forgée par le jeune ingénieur, puis soutenue par Louria – de construire un tunnel sous la colline afin de préserver l’habitat antique – hérité de l’époque nabatéenne – et la sécurité de la famille palestinienne. Projet fou, démesuré, aussi fou et démesuré que celui de surmonter le conflit et faire la paix entre les deux peuples. Avec en arrière-plan le climat singulier que crée « la furie d’un hiver torrentiel » – plus proche des Hauts de Hurlevent que du soleil méditerranéen – l’histoire du tunnel devient alors une magnifique métaphore et résume en un faisceau de symboles la situation actuelle d’Israël où l’obsession de la guerre, au prix d’efforts gigantesques, peut être contrebattue par un bricolage astucieux qui ouvre la voie à un fragile équilibre.
En dépit de l’atmosphère tourmentée du décor, des drames évoqués par touches successives et du thème dominant de la vieillesse couronnée par la mort, le roman met par contraste une sourdine à l’expression de la violence des sentiments, instaure une sorte d’intimisme par l’abondance et la subtilité des dialogues, laisse planer doucement une onde d’allégresse heureuse. Et il n’est pas étonnant que Yehoshua porte une affection particulière au beau film d’Agnès Varda, Le bonheur, et qu’il ait déclaré au forum de Tel-Aviv :
« Étant donné que je fais partie d’un peuple qui a pris sur lui l’obligation de souffrir, je voudrais apprendre des Français l’obligation d’être heureux ».
Il y a chez lui une énergie, une vigueur entêtée qui se refuse à renoncer au rêve de paix et de coexistence pacifique de deux peuples en Israël, à l’image de ce couple si émouvant qui fait rayonner son bonheur et de « toute la lumière du monde » qui illumine la dernière page au bord de la nuit qui s’achève – et de la ténèbre qui commence au même instant.
DANIEL LEFORT
(« Daniel Lefort et Avraham B. Yehoshua » photos D.R.)
4 Réponses pour Toute la lumière du monde
Commentaire lumineux sur une œuvre majeure de Yehoshua, à vrai dire son testament : vivre ensemble, en amitié et en harmonie,avec les mêmes droits et à part égale, sur la même terre d’Israël-Palestine. Et que, de grâce, chez nous, en France, en Europe, la haine des Juifs cesse et que cette « obligation de souffrir » dont parle Avraham laisse la place à « l’obligation d’être heureux ».
je crois qu’il faut se méfier de l' »obligation d’être heureux » avectoutes thérapies assorties!
mais assez de l’antisémitisme,antisionisme,assez,par pitié!
merci de le dire
assez d’obligations
D’après l’ONU, la Finlande reste le pays le plus heureux du monde. La France est classée 24e.
nouvel observateur
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