Coup de grâce de Javier Cercas à « ladite mémoire historique »
Le plus fascinant livre d’histoire de la rentrée est un roman de 400 pages L’Imposteur (El impostor, traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, 400 pages, 23,50 euros, Actes sud). Un récit réel qui a tout d’un roman sans fiction saturé de fiction. Auteur d’une œuvre déjà conséquente, notamment Les soldats de Salamine sur le destin d’un idéologue de la Phalange et Anatomie d’un instant sur le coup d’Etat avorté de 1981, Javier Cercas (1962) s’est laissé ensorceler non par son antihéros mais par son cas au sens pathologique du terme. A travers l’affaire Marco minutieusement démontée et remontée par tous les moyens de l’enquête, il nous livre en filigrane de cette « vie de mensonge », en sus d’un récit prenant, une réflexion de haute tenue sur l’instrumentalisation de « ladite mémoire historique » en espérant bien lui avoir donné le coup de grâce.
Benito Bermejo, un franc-tireur de l’enquête historique, avait révélé le premier l’imposture en constituant un dossier accablant il y a dix ans. Du lourd dont Cercas fit du léger par la grâce d’une écriture inspirée. Cela n’allait pas de soi après que des intellectuels aussi prestigieux que Mario Vargas llosa et Claudio Magris se soient exprimés pour saluer le « génial talent » du fabulateur Enric Marco ; ils décourageaient même en prévenant que l’on ne saura jamais sa vérité intime sur son besoin de s’inventer une vie et de se forger une biographie d’ancien résistant au fascisme à la fin des années 60 ; sans parler de ceux nombreux qui pointaient dans le dévoilement de l’imposture le risque de faire le jeu des négationnistes, argument que l’auteur balaie sans trembler.
Né d’une mère folle enfermée à vie à l’asile pour schizophrénie où elle donna naissance à son enfant, Marco mentait déjà sur cet acte. Non en le dissimulant par honte mais en le travestissant pour mieux s’accorder à l’Histoire : au lieu du 12 avril 1921, il fit remonter sa date de naissance au 14, soit très exactement dix ans avant la proclamation de la Seconde République espagnole. Sa biographie personnelle coïncidant dès le départ avec la biographie collective de l’Espagne, il la symbolisait et n’en incarnait que mieux l’homme providentiel.
D’un côté un homme d’une énergie féroce, d’une vitalité juvénile, disponible, dévoué, courageux, astucieux, très aimé, un leader né, volontaire dans la colonne Durruti de l’armée républicaine au printemps 1938, membre du groupuscule de jeunes catalans républicains et libertaires qui ont osé dire non à la défaite en 1939 devenu icône nationale de la lutte contre le franquisme, secrétaire général du puissant syndicat anarchiste CNT dans les années 70, vice-président des associations de parents d’élèves dans les années 80/90, président de l’amicale de Mauthausen. De l’autre un manipulateur, un menteur, un roublard, un charlatan, un emberlificoteur, un narcisse qui n’aime rien tant que se mettre en avant ; à l’aune de sa réussite, il faut reconnaître qu’il a été effectivement génial dans son genre, cette capacité à s’approprier le passé héroïque des autres. La force perverse de la littérature est de nous faire admirer des qualités immorales que l’on condamne d’ordinaire.
Tout était faux ou presque : s’il a bien connu les geôles franquistes des années 50, c’était comme détenu de droit commun et non comme prisonnier politique etc Tout au long de son récit, Javier Cercas ne cesse de nous faire part de ses doutes et nous embarque à la manière d’Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, sa recherche sur les motivations de Jean-Claude Romand, autre imposteur mais sans panache et d’une grande médiocrité. Cercas lance au passage un concept :
« la nouvelle industrie de la mémoire a besoin de s’alimenter du kitsch historique qui offre à celui qui le consomme l’illusion de connaître l’histoire réelle tout en lui épargnant le moindre effort » et en lui épargnant le vertige de la complexité et les trouble des contradictions.
Mais est-il possible de coincer un menteur qui justifie les fragilités de ses souvenirs de guerre en invoquant Fabrice à Waterloo et Bézoukhov à Borodino ? Peut-on écrire un livre sur un Enric Marco sans pactiser avec le diable ? L’écrivain et son antihéros se sont maintes fois rencontrés. Des heures et des heures d’entretiens au cours desquels le premier dépouille le second de tous ses faux habits comme on pèle un oignon jusqu’à ce que ce dernier l’implore :
« S’il te plaît, laisse moi quelque chose ».
Mécanicien dans un garage, il a tardivement entrepris des études d’histoire à l’université en se disant qu’il fallait parfaitement connaître l’Histoire pour mieux falsifier son histoire. Quant à se demander comme un tel affabulateur a pu exercer de telles responsabilités, il n’y a qu’une réponse : « parce qu’il était le personnage idéal pour le faire ». Qu’on ne s’y trompe pas : non la personne mais bien le personnage. L’Imposteur est au fond l’histoire d’un homme ordinaire qui voulut se faire passer pour un héros et réussit à être le romancier de lui-même.
(« Enric Marco dans le documentaire de Santi Fillol et Lucas Vermal qui lui est consacré sous le titre « Ich Bin Enric Marco »)
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