Un terrifiant sentiment de fatalité
La pampa argentine est un espace métaphysique – on le sait au moins depuis Jorge Luis Borges – et les écrivains de ce pays ont fait de la nouvelle le temps de l’étrangeté – merci Julio Cortázar. Espace infini et temps inépuisable que la génération montante n’hésite pas à explorer avec des moyens et une sensibilité inédits. C’est le cas de Samanta Schweblin qui, après avoir récolté ses premiers succès en Amérique latine – avec des recueils tels que Des oiseaux plein la bouche – et le Prix Juan Rulfo en France, se trouve sur la short list du Man Booker International Prize grâce à ce court roman, Distancia de rescate (Distance de secours), traduit par Toxique. (Samanta Schweblin, Toxique, traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya, Gallimard, 121p., 14€)
Pourtant, quoi de plus ordinaire que le quotidien de deux femmes en vacances, chacune avec son enfant, dans cette étendue infinie des champs de soja qui ont remplacé la pousse naturelle du bétail dans les prés couverts d’herbe vierge? C’est le même vert champêtre, mais l’un désigne une monoculture intensive gorgée de produits chimiques – engrais et pesticides que les ouvriers déchargent du camion rempli de bidons – l’autre – qui nourrissait les bêtes dont ne subsistent que les chevaux, les chiens qui aboient au passage de la voiture et les canards du lac – a disparu. Subsistent-ils vraiment? Pas pour longtemps : l’étalon meurt, puis le chien, puis les canards, atteints par un mal insidieux, épouvantable, qui couvre de taches la peau du garçon de Carla et consume la fille d’Amanda. Les êtres qui survivent sont des infirmes, atteints de malformations qui les font percevoir comme des monstres.
Il suffit que l’angoisse maternelle, métaphorisée par la «distance de secours» comme un fil qui tiraille l’estomac, rencontre la réalité de la mystérieuse maladie des enfants et de la mort des animaux pour que la peur s’installe en permanence dans les esprits comme dans le paysage. Peur atavique, qui alourdit la vie de son poids de malheur :
«Tôt ou tard, quelque chose de terrible va arriver. Ma grand-mère a prévenu ma mère, pendant toute son enfance, ma mère m’a prévenue, pendant toute mon enfance, moi je dois m’occuper de Nina.»
Quand le monde se dérègle, il affecte la sensibilité la plus fine et entraîne un désaccord profond entre le moi et l’univers. Cette perturbation de l’ordre naturel des choses est le produit de l’activité humaine, sans intention maligne, mais puissamment nocive.
C’est le sens du titre français, Toxique, qui met l’accent sur la dimension physique, la sensation, là où le titre espagnol, Distancia de rescate, porte sur le mental, le sentiment. Mais plus que du sentiment, ou de la sensation, les personnages du roman subissent l’étreinte du pressentiment, de l’appréhension, de l’angoisse qui rôde, aussi fuyante et insaisissable que l’eau, du ruisseau ou du lac, chargée de poison, et exerce sur le lecteur un pouvoir médusant. Il est peu d’histoires où le physique frôle d’aussi près le mental, où le mental esquisse une ouverture sur le métaphysique. Non que la métaphysique soit présente: la romancière la tient soigneusement en lisière, mais elle apparaît au lecteur comme une tentation pour expliquer l’inexplicable. Le mal qui se répand, invisible, n’est-il pas le Mal chargé de transformer la vie la plus banale en destin?
À l’opposé de la débauche d’adjectifs et de superlatifs qui donne toute leur amplitude aux Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, Samanta Schweblin met une très grande économie de moyens au service de son art, économie qui s’accompagne du rythme haletant qu’imprime au récit un dialogue dominé par la pulsation de l’angoisse. Le temps presse, la fin approche pour Amanda que les questions et les commentaires de David, le fils de Carla assis près de son lit au centre d’urgence, poussent dans une affolante recherche de «l’endroit précis où surgissent les vers», de «l’instant précis» où se produit «le plus important (…), tout ce qu’il nous faut savoir.» Rien n’épargnera au lecteur le «terrifiant sentiment de fatalité»…
DANIEL LEFORT
(photos D.R.)
6 Réponses pour Un terrifiant sentiment de fatalité
comme une tentation pour expliquer l’inexplicable
Ce pays a une histoire.
https://conflits.revues.org/2043
et aussi, l’endroit précis où surgissent les dinosaures, dans cet espace immense
http://www.tdg.ch/savoirs/sciences/Patagonie-decouverte-d-un-vaste-gisement-fossilifere/story/22930936
Si la Pampa devient un désert – et demain feue l’Amazonie – et si les dinosaures qui sont aux commandes s’efforcent de dérégler les horloges du temps, quel espace de vie restera-t-il aux gens du commun?
« quel espace de vie restera-t-il aux gens du commun? »
La littérature, pour finir en beauté ?
Pourtant, quoi de plus ordinaire que le quotidien de deux femmes en vacances, chacune avec son enfant, dans cette étendue infinie des champs de soja qui ont remplacé la pousse naturelle du bétail dans les prés couverts d’herbe vierge?
Je ne sais pas M. Lefort. Elles portent un pull » Benetton », comme pour dire fatalement :
vous me reconnaissez ?
le terrifiant sentiment de fatalité, c’est aussi » Argentine , mémoire d’un saccage, le hold-up du siècle », film de Fernando E.Solanas.
Sojalisation in Sojaland:
http://www.lepetitjournal.com/santiago/economie/56572-economie-largentine-voit-du-soja-partout.html
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