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La République des livres

Vargas Llosa à tous vents

Par Daniel Lefort

Il existe une forme singulière dont usent certains écrivains, généralement au soir de leur vie, après avoir accompli une œuvre monumentale par son abondance ou sa diversité, pour porter à leur perfection leur art d’écrire et le propre de leur génie, quelque chose comme la quintessence de leur œuvre. Ce sont pour la plupart des écrits assez brefs, dotés d’une densité particulière et d’un magnétisme souvent envoûtant. À titre d’exemples, et non des moindres, je citerai Les eaux étroites de Julien Gracq, La fille du capitaine de Pouchkine, Bartleby de Melville ou encore La vie de Rancé de Chateaubriand – textes dont on pressent qu’ils ont éveillé de profondes harmoniques dans l’esprit de leurs auteurs et qu’ils puisent au tréfonds de leur sensibilité.

Les vents (traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, L’Herne, 98 pages, 14€) de Mario Vargas Llosa appartient à cette veine intime. C’est un texte d’une centaine de pages, soit la dimension d’une longue nouvelle, qui concentre sur une journée un moment de l’existence du narrateur au crépuscule de sa vie : son ressort narratif est un trou de mémoire. Déambulant dans Madrid, il s’aperçoit soudain qu’il ne se souvient pas de l’adresse de son appartement et se trouve incapable de se rappeler l’itinéraire parcouru. Le récit s’ordonne en fonction du délabrement physique du vieillard – au rythme des vents qui tourmentent ses intestins (d’où le titre), puis de la merde qui souille ses vêtements – et du fonctionnement erratique de sa mémoire, ressassant à l’infini ses obsessions de vieil homme fidèle à ses principes et à ses souvenirs contre la nouveauté technologique et les changements de comportement social des nouvelles générations. On pense au titre du fameux poème de Rimbaud que Vargas Llosa aurait pu emprunter : « Les remembrances du vieillard idiot ».

Ce pourrait être un portrait de vieillard mais l’absence d’individualité – nous ne saurons rien, par exemple, de son histoire personnelle ni de ses traits physiques – et la dépersonnalisation du narrateur en font plutôt une allégorie de la vieillesse dans ce qu’elle a de plus impressionnant : la déchéance du corps et l’aliénation de l’esprit. Le fonctionnement de sa pensée – qui passe sans transition du présent au passé, du ressassement mémoriel à la vitupération des réalités nouvelles – révèle à quel point il perd la tête, et son trou de mémoire est la prémonition du trou final où, après l’avoir recouvrée, il finit par tomber au fond de son lit.

Comme le roman du grand écrivain hongrois Sándor Márai, Dernier jour à Budapest (Albin Michel, 2017), le texte de Vargas Llosa aurait pu s’intituler « Dernier jour à Madrid ». Il est peut-être osé de mettre en regard un épais roman – chargé des reflets de toute une époque – et un mince volume où quelques motifs tournent comme dans la cage de l’écureuil, mais cela donne une vue saisissante sur le contraste absolu entre deux visions de la vieillesse. D’un côté, le personnage du célèbre écrivain surnommé Sinbad lance le dernier éclat crépusculaire et glorieux de l’Empire austro-hongrois en faisant pour le dernier jour de sa vie une fastueuse – et dérisoire – tournée en calèche dans les lieux qu’il fréquentait quotidiennement, recevant au passage l’hommage de ses admirateurs avant de rentrer chez lui pour sombrer placidement dans le sommeil de la mort. De l’autre, le narrateur anonyme que Vargas Llosa fait déambuler en totale solitude dans les lieux symboliques du centre de Madrid, soliloquant avec des accents qui se rapprochent curieusement de Beckett et fermant la boucle de son périple déboussolé en rentrant chez lui pour plonger dans « quelque chose de visqueux et de confus, évidemment ce n’était pas un rêve, mais les prémices, l’accueil de la mort. »

On connaît la virtuosité stylistique de Vargas Llosa qui se manifeste dans ses romans par l’intrication des fils de l’intrigue et des dialogues. Dans Les vents, cette virtuosité s’incarne dans le jeu des répétitions et le rendu de la mémoire qui tourne sur elle-même, avec une telle maîtrise qu’on admire avec quelle précision l’art de l’auteur parvient à rendre compte de la confusion mentale de son personnage. De même, on s’amusera de voir Vargas Llosa reprendre dans les divagations du narrateur, de manière parodique, les thèmes développés naguère dans La civilisation du spectacle (Gallimard, 2012).  Les vents, d’apparence si modeste, se hisse en réalité à la hauteur des grandes fictions de Vargas Llosa et semble refuser superbement son caractère apparent d’œuvre testamentaire.

Ce texte porte sur la page de titre : Mario Vargas Llosa, de l’Académie française » : pour la première fois, la glorieuse mention apparaît avec ce volume traduit d’une plume toujours aussi alerte et subtile par le double français de l’auteur, Albert Bensoussan. En dépit de ces pages qui nous ramènent à notre condition d’humbles mortels, serait-il possible que son intronisation sous la Coupole ait donné à Mario Vargas Llosa une petite rallonge d’immortalité ? Tout porte à le croire si l’on pense qu’il a pulvérisé la limite d’âge réglementaire pour entrer dans cette auguste institution, qu’il est en passe de publier en ce moment même un dernier (dernier ?) roman et si l’on prend Les vents pour ce qu’il est, une œuvre de fiction, où les pistes autobiographiques que l’on soupçonne s’évanouissent au feu de l’imagination. C’est d’ailleurs en plaçant en face du narrateur la figure du contradicteur, son ami Osorio, que Vargas Llosa inscrit son texte dans la grande tradition des duos littéraires nés du Don Quichotte de Cervantes.

DANIEL LEFORT

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.

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commentaires

4 Réponses pour Vargas Llosa à tous vents

Jacques dit: à

La vieillesse est le signe annonciateur de notre mortalité.

rose dit: à

La synalèphe est un métaplasie
Oui, il peut y avoir élision.

rose dit: à

Jacques

Quelqu’un a écrit cela même il y a quelques jours.
Que faites-vous des gens jeunes ou bien des enfants, qui connaissent la mort avant que d’avoir vieilli ?

rose dit: à

Pardon, erreur de billet.

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