de Pierre Assouline

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La République des livres
Les fantômes de la guerre civile espagnole

Les fantômes de la guerre civile espagnole

Pas de rentrée littéraire sans une forte présence de la guerre dans la fiction : les deux guerres mondiales bien sûr, avec un tropisme marqué pour l’Occupation (et cette fois à noter le roman d’Alexandre Seurat L’administrateur provisoire et celui de Laurent Sagalovitch Vera Kaplan sur lesquels je reviendrais), la guerre d’Algérie régulièrement et depuis peu la guerre que le terrorisme islamiste livre au reste du monde. Mais de toutes ces parutions, la plus originale concerne cette fois un type de guerre qu’un peuple s’est livré à lui-même : la guerre civile espagnole, celle-ci serait-elle à son insu le véritable premier acte de la seconde guerre mondiale.

C’est bien d’un roman qu’il s’agit. Aux historiens les preuves, aux romanciers les traces, même si pour écrire Avec la mort en tenue de bataille (217 pages, 17 euros, Albin Michel), beau titre emprunté à un poème de Rafael Alberti (ici en espagnol … La tierra que os entierra la defendéis, seguros, a tiros con la muerte vestida de batailla… ») l’auteur a puisé aux meilleures sources, notamment dans les recherches effectuées par l’historien britannique Antony Beevor ; mais le puissant récit de José Alvarez, son deuxième roman, porte surtout l’empreinte de son propre traumatisme familial, les ombres portées de sa mère et de la mère de celle-ci, et les déchirements fraternels entre deux camps irréductiblement opposés comme tant de familles espagnoles en ont connu alors . Né en 1947 à Santander, devenu un fameux éditeur de livres d’art à Paris (il a créé les éditions du Regard), il attendait le bon moment pour s’attaquer à ses propres fantômes qui sont également ceux de tout un peuple.

L’héroïne Inès del Valle, car c’en est une dans le sens plein du terme, est une mère de famille sans nouvelles de ses cinq enfants. Son mari, un capitaine au long cours, silencieux, secret, distant, étant bloqué en Argentine, elle les avait envoyés en France en croyant les mettre à l’abri. Naviguant entre confiance et trahison, elle part à leur recherche en 1936 dans un pays « dont la grandeur n’eut d’égale que sa folie ». Un pays en proie de tous côtés au rapt et trafic d’enfantsPour cette Inès comme pour tant d’autres de ses compatriotes, la guerre agit comme un révélateur : elle se découvre un tempérament de ©Patricia Canino, Violeta, Pariscombattante, armée d’une seule conviction plus morale que politique qui se veut l’allégorie d’une Espagne fière, libre, indépendante (« Ne jamais renoncer »), tôt résolue à renvoyer dos à dos républicains et nationalistes tant l’écoeure le spectacle des exactions dont elle est témoin en traversant le territoire, et tant l’accable le jeu des rivalités et des ambitions pour l’exercice du pouvoir. Le sang coule à flots dans les arènes mais ce n’est plus celui des bêtes. L’auteur ne nous fait grâce d’aucun massacre, jusques et y compris, ultime tabou, ceux perpétrés par les Brigades internationales dans leurs propres rangs vis à vis de leurs déserteurs. Nul n’en sort grandi. L’horreur est de toutes parts.

La réussite de ce tableau goyesque brossé par José Alvarez tient à sa capacité de nouer son histoire à l’Histoire en articulant, sans forcer la note, ses personnages avec les événements, les uns et les autres d’un temps cassé par la guerre, dépouillés de tout et pour certains jusqu’à leur humanité. Il restitue bien le rythme dément que la guerre civile impose à ceux qui s’y jettent, où l’ennemi est si intérieur qu’il force chacun à le combattre en soi aussi. Selon l’écrivain François-Olivier Rousseau, un tel livre est de nature à démentir Cioran lorsque celui-ci décrète que les guerres civiles présentent cet avantage que l’on n’y tue que des gens qu’on connaît. Le regard effaré d’Inès témoigne du contraire.

On croise la haute figure du philosophe Miguel de Unamuno qui, lors de la célébration du « jour de la race » (espagnole, bien sûr) osa affronter la meute phalangiste prête à le lyncher en son université à l’issue d’un discours historique le 12 octobre 1936, d’une colère à peine contenue, et n’eut été l’intervention de la femme de Franco présente au premier rang aux côtés des dignitaires nationalistes, qui lui prit ostentatoirement la main pour l’exfiltrer, il y passait probablement :

Yo siempre he sido, diga lo que diga el proverbio, un profeta en mi propio país. Venceréis, porque tenéis sobrada fuerza bruta. Pero no convenceréis, porque para convencer hay que persuadir. Y para persuadir necesitaréis algo que os falta: razón y derecho en la lucha. Me parece inútil el pediros que penséis en España. He dicho ( J’ai toujours été, quoiqu’en dise le proverbe, prophète en mon pays. Vous vaincrez parce que vous avez une force brutale supérieure. Mais vous ne convaincrez pas parce que pour convaincre il faut persuader. Et pour persuader il faut quelque chose qui vous manque : la raison et le bon droit dans le combat. Il me semble inutile de vous demander de penser à l’Espagne. J’ai terminé)

On croise aussi Federico Garcia Lorca assassiné en 1936 par des rebelles anti-républicains et achevé en 1998 par une saillie homophobe du poète nobélisé Camille José Cela ; un Hemingway aussi complaisant avec le camp républicain qu’Orwell ne le fut pas avec les mêmes ; Simone Weil bouleversée par les tueries commises par ses amis anarchistes, de même que Stephen Spender quittant le PC, François Mauriac est évoqué pour ses articles du Figaro qu’Inès traduit ; ces présences nécessaires font d’autant plus regretter l’absence du grand Bernanos, l’écrivain catholique qui eut le courage de tirer contre son camp après avoir assisté à l’horreur perpétrée au nom du Christ-roi, d’autant que José Alvarez dénonce à juste titre la complicité entre le clergé et le général Franco, collusion qui avait justement révulsé Bernanos et irrigué ses Grands cimetières sous la lune (1938).

On doit au poète Garcia Lorca d’avoir théorisé la notion de duende issue du flamenco et de la tauromachie, cette rage venue du plus profond de l’être et qui se manifeste par la lutte du corps avec un autre corps qui l’habite. C’est peu dire qu’elle a animé l’auteur d’Avec la mort en tenue de bataille et irrigué les pages de son livre de toute sa sourde violence.

(« Le philosophe Miguel de Numuno quittant l’université sous les menaces  » photo D.R. ; « Violeta » photo Patricia Canino)

Cette entrée a été publiée dans Histoire, Littérature de langue française.

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commentaires

1 217 Réponses pour Les fantômes de la guerre civile espagnole

Widergänger dit: à

J’arrive pas à le croire, mais Attali publie pus. Doit être en grève.

Jean Langoncet dit: à

j’eausse aimé être levure pour voir ça !

Fais pas ta sucrée Berzik ; tu connais bien le rôle des levures indigènes

Jibé dit: à

Il n’y a qu’à lire son Journal, à Mann, Phil. Il n’a pas voulu garder le secret. Et Katia avait dans sa jeunesse des allures de bel éphèbe…

Phil dit: à

Widergänger, lu quelque part que Attali est grippé. Au mois d’août seule l’élite peut se gripper.

Chaloux dit: à

L’article sur Mort à Venise est très bien fait et intéressant. J’ignorais que le film avait eu de tels développements. Il y manque la lettre de Marguerite Yourcenar, injustement accablante pour Visconti et surtout pour Dirk Bogarde.

Phil dit: à

Le journal a commencé à être publié en 75 et non en 55 à sa mort. Ce n’est pas la meilleure idée de Visconti d’avoir fait de l’écrivain un musicien.

Jibé dit: à

Oui mais en musicien, ça permet de mieux envoyer la sublime guimauve musicale en dolby stéréo, Phil !

Chaloux dit: à

Passage de l’écrivain au musicien : je me suis toujours demandé, en dehors du fait que la musique est plus facile à faire passer au cinéma, si l’influence de Romain Rolland avait pu jouer.

Paul Edel dit: à

Ne pas oublier que cette « mort à Venise » a été rédigée et publiée en 1912, à un moment où Thomas Mann voit l’Europe s’assombrir et les périls nationalistes monter. Mann veut lancer un avertissement à propos de ce qu’il nomme « une décadence européenne» .Dans cette nouvelle il prophétise une catastrophe que personne ne veut voir , par la métaphore de l’attitude des vénitiens qui cachent aux touristes les premiers malades du cholera…. Mais on retient surtout aujourd’hui le portrait d’un célèbre écrivain classique, Gustav Aschenbach -sorte de jean d’Ormesson germanique de l’époque, d’une écriture traditionnelle et aux clichés réconfortants. soudain la déflagration et l’irruption érotique d’une rencontre avec un bel adolescent, Tadzio, fait s’effondrer sa construction bourgeoise et tout le sens de son œuvre.. C’est donc le drame et la perte des valeurs qu’un écrivain a édifié qui est analysée. .la révélation de son homosexualité est décrite dans toute sa puissance. l’ironie c’est que Mann utilise une langue allemand d’un classicisme parfait. Double ironie puisque Thomas mann lui même cacha mal aux yeux de ses enfants son attirance pour les jeunes serveurs dans les hôtels et restaurants.
Dans les années 1940-50, thomas Mann a bien insisté sur l’importance de cette nouvelle, qui fut un « virage » dans son œuvre.
il n’a pas caché qu’il y avait mis beaucoup de lui dans cet Aschenbach, son double honteux , grand écrivain bourgeois vieillisant honteux de son homosexualité
On remarquera également que, de son côté, Heinrich Mann ,frere de Thomas, avait lui aussi génialement écrit l’esclavage érotique d’un vieil homme pour une jeune personne, dans » l’ange Bleu. ».là il s’agissait encore d’un honorable professeur de lycée livré soudain tout entier au vertige érotique pour une jeune artiste de cabaret..

Phil dit: à

Il est difficile de comprendre aujourd’hui le ressenti des enfants Mann, surtout les aînés Klaus et Erika, en compagnie de leur père. Un de ses romans laisse imaginer le champ de son expérience intime et familiale: Dans Blutwälsungen – sangs mêlés ?-, l’ecrivain encore jeune raconte avec une belle aisance la relation incestueuse entre un frère et un soeur. Il s’autocensurera dans une réédition.

Jibé dit: à

« si l’influence de Romain Rolland avait pu jouer. » ?

Tu confonds avec Stefan Zweig, Chaloux !

Chaloux dit: à

Je pense surtout au Beethoven de Rolland. Je me demande si Visconti le connaissait. Sans doute.

JC..... dit: à

Fin de la guerre civile espagnole … ouf ! Enfin …

D. dit: à

berguenzinc dit: 31 août 2016 à 19 h 31 min

j’aime l’anagramme de Luc….

Moui enfin les anagrammes semblent vous séduire au vu de votre pseudo…

D. dit: à

L’anagramme de D. est relativement simple.

Daniel Gasperini dit: à

Les meilleurs livres sur la Révolution espagnole sont les suivants :

– Burnett Bolloten, « La Révolution espagnole, la gauche et la lutte pour le pouvoir ».

– Miguel Amorós, « Durruti dans le labyrinthe ».

– Carlos Semprun-Maura, « Révolution et contre-révolution en Catalogne ».

– George Orwell, « Hommage à la Catalogne ».

– Anonyme, « Protestation devant les libertaires du présent et du futur » (traduit par Guy Debord).

Le meilleur film sur le sujet est celui de Ken Loach, « Land and Freedom ».

Un extrait du livre de Carlos Semprun :

« Tout le monde était d’une manière ou d’une autre contre les collectivisations, sauf les travailleurs eux-mêmes. Certes, la CNT-FAI les revendiqua comme « sa » création et ce sont la plupart du temps des militants de ces organisations qui en prirent l’initiative. Mais le décret qui les limite et les dénature fut aussi, en grande partie, son œuvre. Les travailleurs qui avaient réalisé et défendu l’autogestion de nombreux secteurs industriels et agricoles avaient donc pour ennemis non seulement les militaires et les fascistes représentant la bourgeoisie, mais aussi objectivement les nouvelles couches bureaucratiques qui, placées sous les mêmes drapeaux qu’eux, avaient déjà commencé à rétablir, sous des formes parfois nouvelles, la vieille exploitation du travail salarié et la hiérarchisation totalitaire de la vie sociale. »

Daniel Gasperini dit: à

Présentation par Guy Debord du livre « Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937 » :

« Cet appel d’un milicien anarchiste inconnu, appartenant à la fameuse « Colonne de Fer », paraît bien être, jusqu’à ce jour, l’écrit le plus véridique et le plus beau que nous ait laissé la révolution prolétarienne d’Espagne. Le contenu de cette révolution, ses intentions et sa pratique, y sont résumés froidement, et passionnément. Les principales causes de son échec y sont dénoncées : celles qui procédèrent de la constante action contre-révolutionnaire des staliniens relayant, dans la République, les forces bourgeoises désarmées, et des constantes concessions des responsables de la C.N.T.-F.A.I. (ici amèrement évoqués par le terme « les nôtres ») de juillet 1936 à mars 1937.

Celui qui revendique hautement le titre, alors injurieux, d’« incontrolado », a fait preuve du plus grand sens historique et stratégique. On a fait la révolution à moitié, en oubliant que le temps n’attend pas. « Hier nous étions maîtres de tout, aujourd’hui c’est eux qui le sont. » À cette heure, il ne reste plus aux libertaires de la « Colonne de Fer » qu’à « continuer jusqu’à la fin », ensemble. Après avoir vécu un si grand moment, il n’est pas possible de « nous séparer, nous en aller, ne plus nous revoir ». Mais tout le reste a été renié et dilapidé.

Ce texte, mentionné dans l’ouvrage de Burnett Bolloten, a été publié par Nosotros, quotidien anarchiste de Valence, des 12, 13, 15, 16 et 17 mars 1937. La « Colonne de Fer » fut intégrée, à partir du 21 mars, dans l’« armée populaire » de la République, sous l’appellation de 83e Brigade. Le 3 mai, le soulèvement armé des ouvriers de Barcelone fut désavoué par les mêmes responsables, qui réussirent à y mettre un terme le 7 mai. Il ne resta plus en présence que deux pouvoirs étatiques de la contre-révolution, dont le plus fort gagna la guerre civile. »

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