Gloria victis !
Quand on n’est pas soi-même conservateur, réac, daté ni ringard, il faut oser s’emparer d’un genre tel que le roman historique, qui pâtit depuis des lustres de cette réputation aux relents de naphtaline, pour espérer le renouveler. Ce défi, un écrivain français l’a déjà relevé en quelques livres à peine (édités par Actes sud à l’exception du premier chez Léo Scheer) ; et il a tenu son pari sur la durée avec un tel brio que l’on se demande s’il n’a pas réinventé l’un des plus vieux genres littéraires.
Pour autant, le discret Eric Vuillard ne la ramène pas. Régulièrement remarqué par les grands jurys d’automne, il est tout aussi régulièrement abandonné en route, comme si un écrivain d’histoire ne pouvait décemment pas figurer dans des palmarès rongés par l’autofiction, l’écriture blanche et la peoplelisation. Sa manière s’articule entre le roman et l’essai, lequel s’enrichit de tout ce qu’il peut gratter du côté de la socio-histoire, du regard en profondeur des anthropologues, de la recherche historique, sans oublier les patrons, Michelet et Hugo.
Pour l’essentiel, il s’est consacré à la conquête du Pérou par Francisco Pizarro et à la chute de l’empire Inca (Conquistadors, 2009) ; à ce que la violence de la première guerre mondiale a d’insaisissable avec dans les premiers rôles le stratège Alfred von Schlieffen, Bismarck et Foch bien sûr, mais aussi Gavrilo Princip et Sophie Chotek (La bataille d’Occident, 2012) ; au partage de l’Afrique à Berlin en 1884 avec en prime l’achat d’un pays par le roi des Belges qui en fait sa propriété privée (Congo, 2012) ; l’histoire des spectacles de masse de Buffalo Bill Cody et des massacres d’Indiens à travers le Wild West Show dans l’Amérique des années 1890 (Tristesse de la terre, 2014) ; enfin et la prise de la Bastille au moment où le peuple entre en fusion du point de vue, un récit diffracté venu d’en bas, parmi des émeutiers ordinaires à partir de leurs propres témoignages confrontés aux archives de la police, sur l’affrontement de la violence populaire et de celle du pouvoir (14 juillet, 2016). Un bandeau pourrait ceindre cet ensemble :
« Gloria victis ! » (gloire aux vaincus ! par opposition au « Malheur aux vaincus ! » qu’aurait lancé Brennus, chef des gaulois Sénons après la prise de Rome en 390 av. J.C.)
Autant de récits, c’est bien le terme précisément élu par l’auteur en sous-titre de chacun d’eux, des livres engagés donc politiques, où l’écriture est toujours très tenue, dense et serrée, griffue et elliptique, mais d’une élégance assurée. On voit son projet se dessiner de livre en livre comme autant de degrés : épier les mouvements de la vie collective, rendre un visage aux invisibles, restituer l’événement à la foule sans nom pour mieux la raconter, ce qui n’immunise pas contre certaines naïvetés dans la relecture parfois idéaliste des faits. En mettant en tension des noms propres que la postérité a consacrés, il attend de la littérature d’histoire qu’elle nous « dégrise » et nous aide à nous défaire des mythes. Son statut d’écrivain l’y autorise autrement qu’un historien, la littérature étant par excellence le lieu de la liberté de l’esprit :
« Si je veux mettre à côté de ces géographes en habit un nègre du Congo et si je veux, sur la banquette du carrosse, déposer un panier et si, dans le panier, je veux mettre quelques-unes de ces petites mains mutilées que j’ai vues sur les photographies les plus émouvantes du monde, qui peut m’en empêcher ? »
Son premier souvenir historique, sa mère le lui a raconté car il n’était âgé que de quelques jours : sur le balcon de l’appartement familial, il vit son père sur une barricade à Lyon en 1968… S’il devait le traiter à la Vuillard, ce serait en conjuguant le temps bref et rapide de l’événement saisi en instantané, avec la longue et lente réflexion mélancolique qu’il suscite en s’inscrivant dans l’histoire d’un homme, d’un groupe, d’une ville, d’un pays… Eric Vuillard cherche dans le passé le lien avec notre temps, ce qui entre en résonance avec nos actuelles angoisses ; des échos non pour les dissiper mais pour les mettre en perspective. Il pratique la concordance des temps. En voilà un qui doit écouter France culture le samedi matin… Et quand l’Histoire est muette, vide de témoignages ? c’est justement là, dans cette brèche, que la littérature doit s’engouffrer pour donner voix à ce qu’il a qualifié d’une expression saisissante, dans un long entretien aussi bien parlé qu’il écrit, accordé au site alternatif proche du groupe de Tarnac Lundi matin :
«une souffrance sans archives”.
(« Image de la première guerre mondiale » photo D.R.)
801 Réponses pour Gloria victis !
Christiane, dites plutôt mon gibier, comme dans les dessins animés.
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