de Pierre Assouline

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La « zone grise » ou les tribulations d’un concept

La « zone grise » ou les tribulations d’un concept

Ce roman –là, j’avoue ne l’avoir ouvert qu’en raison de son seul titre, la Zone grise (336 pages, 19,50 euros, éditions de l’Olivier) m’ayant toujours intrigué, sinon inquiété. Les auteurs, deux sœurs du nom de C. et L. Mary, ne me disaient rien, et pour cause, un premier roman. Je ne ferais pas la critique de ce « roman policier psychique » comme il se présente car, au bout d’une cinquantaine de pages, il m’est tombé des yeux avant de me tomber des mains. Pourtant, les morceaux placés en épigraphe m’inclinaient à l’aimer, l’un extrait des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, l’autre de « La préoccupation du père de famille » de Kafka. Quand on ne sent pas le le bon lecteur d’un livre, il ne faut pas s’acharner. Le hasard objectif de la librairie m’a mis alors sous les yeux une autre nouveauté qui m’a aussitôt consolé : La zone grise (Intervista a Primo Levi, ex deportato, traduit de l’italien par Martin Rueff, 160 pages, 16 euros, Payot).

Cet entretien de 1983 entre Primo Levi (il mourut quatre ans plus tard) et les historiens Anna Bravo et Federico Cereja, deux universitaires turinois, avait déjà paru en 2000 sous le titre Le devoir de mémoire (Mille et une nuits), mais son oralité n’avait pas été respectée, non plus que les questions ; plus regrettable, les hésitations de l’interviewé avaient été gommées. Cette fois, la conversation est restituée dans son intégrité, encadrée en préface et postface de deux analyses éclairantes de Carlo Ginzburg et Anna Bravo. Le plus écrivain des chimistes y revient naturellement sur son vécu concentrationnaire, sur l’exigence de dignité dans le dénuement absolu, l’isolement linguistique (1% des déportés comprenaient l’italien dans son camp),  la rareté des suicides à Auschwitz, la chance et le hasard ; mais c’est surtout ce qui ressort de l’ensemble du recueil sur les aventures, heurts et malheurs de la zone grise qui m’a arrêté. Elle est partout depuis, mais de quoi est-elle le nom au juste ?

Il est toujours périlleux d’attribuer la paternité d’une expression à un auteur. Aussitôt repéré le premier, on se demande s’il n’y en a pas eu un autre avant. Disons que jusqu’à preuve du contraire, Primo Levi est le premier à avoir évoqué la chose dans Si c’est un homme (Se questo è un uomo, 1947) avant de l’isoler et de l’analyser bien plus tard dans le chapitre de Les naufragés et les rescapés (I sommersi e i salvati, 1986) intitulé justement « La zone grise ».primo

Elle désigne le lieu ambigu censé séparer les opprimés des oppresseurs. Il sépare autant qu’il relie les camps des maîtres et des esclaves. S’y trouvaient des kapos, des prisonniers-fonctionnaires ayant reçu un grade et une responsabilité. Des privilégiés minoritaires dans la population des camps, mais majoritaires dans celle des survivants. L’oppresseur se servait de cette classe hybride aux contours mal définis pour saper l’élément qui lui résistait le plus dans le camp : la solidarité entre déportés.

Primo Levi, qui se reprochait rétroactivement de ne pas avoir suffisamment prêté attention aux structures hiérarchiques concentrationnaires dans Si c’est un homme, y a beaucoup travaillé par la suite, en se focalisant sur la zone grise. A ses yeux, il ne faisait aucun doute qu’une réflexion sur le pouvoir en était le noyau, le pouvoir dans ce qu’il a de plus corrupteur, et qu’elle était de nature à bousculer la catégorisation manichéenne entre bons et méchants, la bipartition ami/ennemi et eux/nous, pour en ajouter une troisième, particulièrement dérangeante car irréductible à un jugement tranché et définitif. Ou plus précisément sur le pouvoir tel qu’il s’exerce dans sa forme la plus totalitaire, au sein d’un système concentrationnaire, sur des individus qui n’ont de choix qu’entre la terreur et la soumission, en tous temps et sous toutes les latitudes, faut-il le préciser. Mais en acceptant d’être importé par nombre de chercheurs vers l’ensemble des sciences sociales et humaines, et en s’universalisant, le concept a pris le risque de se vider de puissance originelle.

L’historiographie italienne de la Résistance lui a fait subir sa première distorsion idéologique en y plaçant ceux qui s’étaient tenus à égale distance des deux camps, fasciste et antifasciste. Depuis, l’expression a trouvé une telle fortune, elle a été si délavée notamment par les médias, qu’elle a perdu son sens jusqu’à produire des contre-sens. Pas une analyse sur le flou des frontières qui ne nous épargne la référence à la zone grise ! Qu’en aurait pensé Primo Levi, lui dont la parole était toujours claire et précise, lui que l’on présente désormais comme un moraliste, voire comme un philosophe de l’éthique ? L’historienne Anna Bravo en a une idée :

 « Il y a fort à parier qu’il aurait été très surpris de l’usage fait de l’expression zone grise pour définir l’espace des frontières mobiles qui existent entre les pratiques de guerre qui tendent à rendre l’ennemi inoffensif et celles qui sont mises en acte pour l’exterminer. Comme l’a justement rappelé Lawrence Langer, il aurait repoussé – «  toute tentative d’assimilation entre cette conduite dans les camps de concentration et la collaboration de femmes et d’hommes libres dans les régimes de Vichy et de Quisling, en France et en Norvège ». Le jugement change de sens selon que la collaboration intervient à l’intérieur ou à l’extérieur des barbelés »

D’une fausse analogie à l’autre, « zone grise » est devenu synonyme de « vague », « insondable », « confus », « ambigu », « opaque », « passif ». Gris, quoi. Ainsi un concept, qui commençait à peine à modifier notre regard sur l’univers concentrationnaire, se galvaude en se popularisant, trouve sa gloire en même temps qu’il se dégrade en métaphore.

(Photos Passou et Marcello Mencarini)

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619 Réponses pour La « zone grise » ou les tribulations d’un concept

Aquarium dit: à

TKT dit: 24 février 2014 à 19 h 09 min

Il est né stupide, il mourra stupide.
Tel est son destin.

bouguereau dit: à

.. pasque le tien c’est enculette tu te crois béni de belzébut dédé

Aquarium dit: à

bouguereau dit: 24 février 2014 à 19 h 19 min

Comme dirait Aquarius, tu es aussi mauvais lecteur que TKT mon pauvre Bouguereau.

Mme Michu dit: à

Alors la littérature … c’est pas pour eux.

Vous savez djedla les femmes sont parfois bizarres. J’en ai connu une qui à 19 ans aimait San Antonio et patatras 3 lustres passés là voilà qui vous refile du Marc Levy. Bon, je ne sais pas si en l’occurrence la fréquentation des cercles du pouvoir y était pour quelque chose, paraît que ça rend fou… À se demander tout de même si souvent femme s’avarie et que bien folle est qu’ici fille.

Mme Michu dit: à

Et franchement se taper tout le reste, parfois non.

TKT dit: à

Aquarium, attention, vous avez sur la Note consacrée à H. Cartier-Bresson, reporté vos commentaires de la Note présente. Cette méthode est la signature d’Enculette le débile. JC, votre frère jumeau, lui adore faire croire qu’il est un autre et que l’on se trompe sur lui. Vous devriez tous les deux, vous payer une psychanalyse de groupe.

Niveau d'excellence dit: à

TKT dit: 24 février 2014 à 19 h 39 min

Mais quelle burne !

Tiens, face à Thierry, je n’oserai plus jamais traiter Chaloux de ce terme, il ne fait vraiment pas le poids.

renato dit: à

Enfin, le célinien petit, tu accommodes une potée sans nom… même si le support change ça change quoi du moment que les gens lisent ?

Le renatien pour tous dit: à

renato dit: 24 février 2014 à 20 h 44 min
Enfin, le célinien petit, tu accommodes une potée sans nom… même si le support change ça change quoi du moment que les gens lisent ?

Quelqu’un à une explication ?

renato dit: à

« Quelqu’un à une explication ? »

Demandez au célinien petit, pauvre bigorneau accidenté…

Le chat dit: à

Renato,
lorsque j’écris XV siècles, c’est XV siècles…
XV millénaires pour l’épopée de Gilgamesh et Enkidu,
vous montrez que vous ne savez pas comprendre ce que vous lisez.
Explication de texte :
Je pense que la mémoire d’avant l’écriture pour des textes (pour leurs contemporains) importants se servait de la versification et de la musicalité afin de perdurer.
Et ils ont perduré puisqu’ils nous sont parvenus.

étagère dit: à

19h33 San Antonio en collection constitue un véritable gisement de trouvailles en matière d’insultes, quoique les lire dissuade d’avoir à les dire ou les entendre, un style,,un credo pour les hommes qui renieraient jusqu’à leur grammaire précis de vocabulaire.

renato dit: à

Prenez quelques infos supplémentaire Le Chat… BàV, r

Mme Michu dit: à

Pour aller plus loin :

Yes, kicking down the road you can !

Ebooks fr dit: à

Merci
La « zone grise » ou les tribulations d’un concept

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