Avec Patrick Modiano, le monde va découvrir une certaine France
Une surprise que la consécration de Patrick Modiano par le prix Nobel de littérature ? Pour une large part, même si quelques uns, tel Bernard Morlino, l’avaient annoncée à force de la souhaiter. Parieurs et pronostiqueurs se sont trompés une fois de plus. Cela dit, l’écrivain a reçu un cadeau empoisonné de la part du comité Nobel. Passe encore qu’il soit assailli par les reporters du monde entier et qu il doive sacrifier, s’il réussit à se faire violence, au rituel du discours de remerciement lors de la remise officielle à Stockholm, lui qui a déjà tant de mal à s’exprimer des que l’auditoire dépasse trois personnes. Le sale coup est ailleurs : dans le communiqué officiel par lequel les académiciens suédois ont justifié leur choix.
Deux mots sont à retenir : mémoire » et « Occupation ». Pas de problème pour le premier, ce qui n’est pas le cas du second, lequel ramène encore et encore ses livres aux années noires. Bien sûr, elles n’en sont pas absentes, et c’est une litote de le dire ainsi ; bien sûr, avec elles, il a créé son propre poncif ; et nul doute qu’elles le hantent d’autant plus qu’il ne les a pas vécues, étant né au lendemain de la Libération. Mais en inscrivant ce mot dans leurs attendus, ils l’ont réduit. Car son univers dépasse et transcende depuis longtemps la période 1940/1944 , son dernier roman en témoigne.
Mais basta ! Disons que ce malentendu est la rançon de la gloire et que le reste, ce qui nous importe le plus une fois tues les trompettes de la renommée, c’est la littérature. En l’espèce une œuvre compacte, d’une remarquable homogénéité, dont la cohérence et l’unité s’imposent même à ceux qui prétendent lire toujours le même livre lorsqu’ils lisent un Modiano, sortie d’une plume qui n’a cessé de creuser le même sillon depuis quarante ans, insensible aux modes, à l’air du temps, aux pressions de la librairie. Romancier et non écrivain et encore moins homme de lettres, eût dit Simenon dont on a fait l’héritier à juste titre. Romancier parce que bon qu’à ça, eût dit Beckett, et il faut le prendre comme un compliment.
Il y a du ressassement dans cette obsession pour une époque. Mais pour bien le saisir, il faut savoir qu’il n’est que le paradigme de ce qui lui est le plus cher : l’ambiguïté des situations, la confusion des sentiments, le flou des atmosphères, le trouble des gestes, la vaporisation des présences au monde, la somme de nos incertitudes conjuguée à celle de nos hésitations. La vie, quoi ! tout ce qui fait notre indécision en temps de paix comme en temps de guerre, celle-ci n’étant que le décor une fois le premier jet lâché avec une violence à peine contenue dans la Place de l’Etoile. S’il est bien le produit de la nuit de l’Occupation, il en est sorti depuis, mais sans jamais quitter la France, et surtout Paris, ses rues, ses cafés, ses spectres, ses traces, ses annuaires obsolètes, sa topographie fantasmée, son cadastre secret et sa géographie de l’absence, toutes choses très précises qui l’aident à rêver la ville à la recherche d’un temps perdu. Piéton de Paris, cet artiste du halo rongé par l’instinct de fuite est le personnage irréel de ses romans qui mérite mieux le néologisme qu’ils ont suscité : « modianesque ». Il ne désigne pas une vision du monde, car il n’y a pas moins « engagé » que lui, mais une sensation du monde.
Le quinzième lauréat français des Nobel (et le quarantième Nobel de Gallimard !) ajouterait : « Oui, c’est bizarre…. ». Car sa prose poétique relève d’un art tout musical. Comme une chanson : toujours le même refrain mais avec un autre point de vue. On a connu de plus noirs ressacs. Le sien, pour n’être pas toujours lumineux, est nimbée d’une grâce qui a partie liée avec la mélancolie sans verser dans une douteuse nostalgie. Une prouesse. On appelle cela « la magie Modiano » faute d’en avoir pu définir ou dessiné les contours. Quant à en expliquer le mécanisme, autant y renoncer et c’est tant mieux. Disons simplement que Modiano est un écrivain tel qu’Oscar Wilde l’avait défini : quelqu’un qui passe ses matinées à mettre une virgule, et ses après-midis à l’enlever.
Réjouissons-nous de ce que des académiciens suédois, plutôt bien inspirés depuis une quinzaine d’années, l’aient couronné. Déjà traduit dans une trentaine de pays, il y sera désormais également lu. Car l’un ne va pas nécessairement avec l’autre, aux Etats-Unis par exemple, où il est inconnu (même son Goucourt 1978 s’y est vendu à moins de 2500 exemplaires). Murakami, Roth et quelques autres patienteront. Avec le sacre de Patrick Modiano, des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde, et c’est tout le mal qu’on leur souhaite, vont découvrir une certaine France.
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