Traduction et tra-diction d’un roman d’Enrique Vila-Matas
Vilnius, le jeune héros du roman d’Enrique Vila-Matas, Air de Dylan, ressemble au chanteur Bob Dylan et cultive cette ressemblance. Le problème, c’est que Bob Dylan ressemble à tout le monde et à personne car, protéiforme, il change sans arrêt d’apparence. D’où l’évanescence physique de Vilnius qui ne peut ressembler à quelqu’un qui ne se ressemble pas. Dans cet ordre d’idées, la version française aurait pu très bien s’intituler « Faux air de Dylan », mais c’était négliger une autre piste, la voie duchampienne. Air de Dylan est aussi un hommage à Marcel Duchamp évoqué, entre autres, à la page 205 :
« Une fois, c’était un flacon de verre contenant de l’air de Paris qu’il avait offert à des amis de New York.
Il l’avait appelé Air de Paris ».
Et plus loin :
« … Vilnius trouvait que Débora et lui, après être passés par la Bernat, non seulement pouvaient commencer à se considérer comme une société infra-mince, mais qu’en plus — hommage à Duchamp — elle pouvait s’appeler Air de Dylan, ce qui leur permettait de s’imaginer eux-mêmes comme un flacon de verre contenant l’essence de leur époque, l’air de leur temps, du nôtre, d’un temps lié dans l’art au monde de Dylan, créateur fuyant, homme fait d’un si grand nombre de personnages et de personnalités ».
La cause étant entendue, ce serait Air de Dylan. Dès le titre, la traduction opte pour la modernité de Duchamp contre la postmodernité de Juan Lancastre, écrivain fantomatique, père de Vilnius, qui s’infiltre à doses plus ou moins fortes dans sa mémoire pour le tourmenter.
Marque vila-matasienne adulée en France et honnie en Espagne en raison d’une littérature qui a du mal à se dégager du costumbrismo (tableaux de mœurs dans la tradition réaliste), la fonction des citations dans l’œuvre de Vila-Matas est de la placer dans un texte infini (Borges) et de fonder une communauté de pensée (Pessoa, Walser, Joyce, Beckett, etc.). Avant Google, elles étaient le cauchemar du traducteur obligé de feuilleter toute la Recherche pour y retrouver une phrase de dix mots. Parfois le lecteur ignore la citation qui se glisse dans le corps du texte sans qu’il s’en aperçoive. Sait-il que le court-métrage de Vilnius Radio Babaouo renvoie à Babaouo, un scénario de Salvador Dalí jamais tourné, mais publié en 1932 ? Les citations d’auteurs français sont rapportées telles quelles et celles d’auteurs étrangers, s’ils sont très connus, sont empruntées aux traductions les plus courantes, par exemple celle de Scott Fitzgerald à la page 81 :
« Max (…) s’est remis à parler de Fitzgerald pour me raconter comment on avait transporté sa dépouille jusqu’à une entreprise de pompes funèbres de Los Angeles où s’était présentée son amie Dorothy Parker, laquelle, devant le cercueil, avait prononcé la même élégie qu’Œil-de-Hibou pour Gatsby : “ Le pauvre enfoiré “ ».
C’est évidemment avec les vraies fausses citations (par exemple, de Marguerite Duras dans d’autres textes) que surgissent les problèmes, puisqu’il s’agit d’interpréter des interprétations, de comprendre comment fait Vila-Matas pour torturer les mots d’autrui afin de les plier à ses désirs. Se rappeler ce qu’écrit Joseph Czapski dans Proust contre la déchéance dans une note en bas de page (p. 23).
« Rozanov répondait, attaqué par les critiques pour des citations imprécises ou faussées par une boutade : “ Il n’y a rien de plus facile que de citer précisément, il suffit de contrôler dans les livres. Mais il est infiniment plus difficile de s’assimiler une citation à tel point qu’elle devienne la vôtre et se transforme en vous. “ »
Conclusion : traduire les vraies fausses citations de Vila-Matas revient en définitive à assimiler des assimilations.
Air de Dylan raconte les relations tumultueuses entre un écrivain qui vient de mourir mais qui est encore à cheval entre deux cycles (existence fantomatique entre vie et mort), Juan Lancastre, et son fils Vilnius (artiste de l’indolence) qui essaie de se libérer des infiltrations importunes que son père injecte dans sa mémoire. Ce noyau constitue l’armature du roman et se ramifie en un grand nombre de sous-histoires qui en découlent. La complexité narrative est étrangère à la traduction. Le problème essentiel qui se pose aux traducteurs, ce sont les deux voies narratives qui parlent tour à tour, la traduction de l’oralité devenant en quelque sorte une tra-diction.
« Une traduction qui rend fidèlement chaque mot ne peut presque jamais restituer pleinement le sens qu’a le mot dans l’original », écrit Walter Benjamin dans La Tâche du traducteur. La sentence italienne « traduttore, traditore » a été battue en brèche par les progrès conjugués de la linguistique (Jakobson) et de la réflexion sur la traduction (Jorge Luis Borges, George Steiner, Umberto Eco, etc). On sait aujourd’hui que l’équivalence linguistique n’existe pas et qu’aucun dictionnaire ne peut s’ériger en juge d’une traduction. Celle-ci est de l’ordre de la métaphore et traduire revient à « dire presque la même chose » (Umberto Eco). Être fidèle au texte, c’est passer par les vertus de l’infidélité pour en retrouver la lettre.
À propos de son roman, Air de Dylan, Enrique Vila-Matas écrit dans un texte qui sera publié en France à l’automne 2013 par une association littéraire bordelaise :
« Air de Dylan cherche à l’intérieur du moment, cherche à décrire l’essence, l’air de notre temps, la fragrance de l’éphémère, la légende de l’instant, sa volatilité et sa précarité ».
Ce qui veut dire que la traduction du texte oblige à le démonter, le désarticuler, le mettre à plat et le recomposer, le reconstruire dans une matière nouvelle en l’aérant, en soufflant à l’intérieur, en le faisant respirer jusqu’à ce qu’il prenne son envol. Telle est la tâche du traducteur. La seule qui soit entièrement de l’ordre de l’art et de sa magie. Il faut imprimer un rythme au texte, illustrer ce que dit Julien Gracq : « Il y a pour chaque époque de l’art un rythme intime, aussi naturel, aussi spontané chez elle que peut l’être le rythme de la respiration ».
Traduire à un pas déterminé à l’avance, s’y tenir, rester sous ce signe afin de clore définitivement la discussion romantique, métaphysique et absurde sur les gains et les pertes dans l’exercice de la traduction.
ANDRE GABASTOU
(« André Gabastou et Enrique Vila-Matas » photos D.R.)
Air de Dylan,
traduit de l’espagnol par André Gabastou.
392 pages, 22 euros,
Christian Bourgois éditeur
15 Réponses pour Traduction et tra-diction d’un roman d’Enrique Vila-Matas
Cher Monsieur, puisque vous n’avez pas de visiteur , et que je suis d’humeur épouvantable pardonnez moi de vous dire que vous me semble un grand optimiste en écrivznt clore « définitivement » : admettons que ce soit de la faute à Vila Mata -un régal d’humour – si vous êtes si optimiste, mais n’étant pas de caractère à entrer dans les comptes d’apothicaire comme tels je ne crois pas que les discussions soient a priori absurdes et cela ne procède pas d’un grand optimisme .
Ne t’inquiète pas, André. Le commentateur ci-dessus est connu ici pour ses billevesées. N’en tiens pas compte.
J’aime entendre parler d’écrivains par ceux qui les traduisent, et le papier de M. Gabastou est bien intéressant sur cet auteur.
Il y a des passages que je suis pas sûr de comprendre.
« La sentence italienne « traduttore, traditore » a été battue en brèche par les progrès conjugués de la linguistique (Jakobson) et de la réflexion sur la traduction (Jorge Luis Borges, George Steiner, Umberto Eco, etc). On sait aujourd’hui que l’équivalence linguistique n’existe pas… Être fidèle au texte, c’est passer par les vertus de l’infidélité pour en retrouver la lettre. »
« Traduttore, traditore », puisqu’il ne s’agit pas d’interdire aux gens de traduire, ça veut justement dire « passer par les vertus de l’infidélité ».
« Clore définitivement la discussion romantique, métaphysique et absurde sur les gains et les pertes dans l’exercice de la traduction. »
Cette « discussion romantique » me paraît largement imaginaire.
L’espace ouvert par le « romantisme » allemand (Schleiermacher, Athäneum, Humboldt…) non seulement n’est pas clos mais reste celui des discussions contemporaines.
Par exemple, la relation de traduction n’est pas celle de soi à l’autre mais celle de soi à soi en se transformant par l’autre, et elle commence naturellement dans la langue maternelle.
Je ne vois pas que dans les réflexions sur la traduction on puisse faire l’économie de cette histoire (certains livres intéressants en sont du reste imprégnés, comme celui d’Antoine Berman).
La pratique de M. Gabastou (« la traduction du texte oblige à le démonter et le recomposer, en le faisant respirer …) est elle-même une illustration de cette disposition générale. Du reste, la théorie importe assez peu: « un art tout d’exécution »…
Vous tombez bien je n’avais pas saisi où Passou voulait nous conduire,en passant par votre case soudainement ce billet se pare d’une guirlande électrique ,Admiration et respect à votre utilité.
PS
Je m’étonne toujours lorsqu’un praticien de la traduction se réclame du texte de Benjamin, parce que malgré sa fulgurante beauté, il dessine une tâche que l’on peu croire impossible (die reine Sprache… bis an messianische Ende ihrer Geschichte…), et que du reste personne ne suit.
C’est une chose de sentir inspiré par des fragments de ce texte (dont on retient parfois des formules assimilables, et qui n’énoncent que des platitudes, comme la citation qui est faite ici: « Une traduction qui rend fidèlement… »), et une autre d’avoir saisi l’intention profonde de WB (qui est messianique).
Cette dernière, qui prétend la partager? Qui dans son travail d’artisan de la traduction peut se sentir en accord avec sa déclaration du rôle primordial du mot et non de la phrase (… das Wort, nicht den Satz als das Urelement des Ûbersetzers…)?
Le « Mot » n’a de sens que dans l’avant- ou l’après-Babel, et s’il peut devenir le mythe personnel du traducteur, il ne décrit en rien son travail.
de sentir inspiré > de se sentir inspiré
PPS
Merci à vous, M. Gabastou.
Grâce à vous, je lirai E. V-M.
Une page française a la web de V-M.
http://www.enriquevilamatas.com/pagefr.html
M. Bosnot.
Je suis repassé par là en vitesse, et à la relecture, ai trouvé mes messages un peu pète-sec.
Quel diable…?
De plus, quand on écrit « tâche » au lieu de « tache »…
Mes regrets à la compagnie.
Euh, ueda, vous devez être fatigué. C’est bien « tâche » et non « tache » qu’il fallait écrire. Sinon j’ai du mal à suivre votre raisonnement, comme dit Daaphnée.
« Conclusion : traduire les vraies fausses citations de Vila-Matas revient en définitive à assimiler des assimilations. »
Ce qui résout le problème, si problème il y a. Une vraie-fausse citation de Vila-Matas , ce n’est rien d’autre que du Vila-Matas pur sucre, me semble-t-il.
un grand merci pour ce papier, Monsieur Gabastou, j’ai un petit faible pour Vila-Matas, je ne sais pas si c’est très facile d’être son traducteur et si ses airs farfelus et son esprit flottant sont aisés à rendre, j’ai été y voir sur cet air de Dylan ci-dessus évoqué dans son ossature, je dois rendre homage à votre talent de passeur, on ne sent pas l’effort, le texte est fluide, compréhensible même si l’auteur s’y complaît un peu trop à mon goût à parler de son nombril et à se mettre en scène dans ses fantaisies qui sont parfois private joke ! C’est un travers auquel peu échappent malheureusement,
Je est Autre et Autre est mon Nombril.
Merci
Traduction et tra-diction d’un roman d’Enrique Vila-Matas
Monsieur Gabastou, il y a dans « Dublinesca » une coquille phénoménale. Volontaire ou non? De vous? De lui?
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