de Pierre Assouline

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La République des livres

Les migrants des Lettres italiennes

Par Fulvio Caccia

Le Festival du livre de Paris s’apprête à accueillir l’Italie comme invitée d’honneur. Les projecteurs seront ainsi braqués, l’espace d’un week-end sur sa littérature donnant ainsi lieu à l’habituelle grande messe comme seul le microcosme littéraire parisien sait la faire. On aura ainsi droit à une déferlante médiatique dans laquelle on tentera de cerner les mystères insondables de la littérature transalpine. Déjà le Figaro littéraire donne le ton : « L’Italie, le pays des géants », titre flatteur s’il en est, qu’accompagne la photo de deux totems : Alberto Moravia et Erri de Luca suivi par les comptes rendus sur les nouveaux adoubés (Vincenzo Latronico, Teresa Ciabatti, Andrea Bajani). Car Paris joue encore ce rôle initiatique pour les écrivains étrangers. Le Monde suivra bientôt, Libération ainsi que les autres quotidiens nationaux. Mais dans cette photo de famille dont la vertu cardinale consiste à rassurer les élites parisiennes sur « le laboratoire italien » dont ils ne veulent pas voir le miroir qu’il leur tend, il manque un acteur essentiel : l’écrivain migrant.

La critique se cantonne généralement à sa variante la plus ancienne pratiquée depuis la Renaissance par les humanistes italophones dont les représentants historiques vont de Christine de Pizan à Umberto Eco en passant par Casanova, Goldoni et Ungaretti. Cette élite, souvent bien née, parfaitement à l’aise dans l’une ou l’autre langue, incarne cette Internationale de lettrés qui a façonné La république mondiale des lettres (Seuil) dont Pascale Casanova a dressé le constat.

Aujourd’hui, le parcours brillantissime de Giuliano da Empoli, « nouvelle coqueluche des cénacles parisiens » dixit Le Figaro, l’exemplifie encore éloquemment. Cet Italo-Suisse, né en France, ancien conseiller politique du président du Conseil italien Matteo Renzi, casse la baraque avec sa première fiction. Le Mage du Kremlin (Gallimard) qui brosse le portrait de Vadim Baranov, éminence grise de Vladimir Poutine, remporte un vif succès. Plus de 300 000 exemplaires vendus et, en prime, Le Grand prix du roman de l’Académie. Qui dit mieux ? Aussitôt la question se pose. À quelle littérature nationale une œuvre écrite par un étranger dans la langue du dit pays appartient-elle ?

Question éternelle qui illustre la superficialité du « petit contexte », l’histoire littéraire nationale, dont un Milan Kundera avait déjà dressé le constat dans son essai Le rideau (Gallimard). Et pourtant, c’est bien à partir de la langue que l’appartenance nationale va s’établir. Il revient à Armando Nisci, professeur à La Sapienza de Rome d’avoir circonscrit dès les années 80 les nouveaux périmètres de cette Letterature italiana della migrazione (Lilith) qu’exploreront à sa suite de nombreux chercheurs. Mais comment la caractériser ? Au traditionnel lettré, exilé forcé ou volontaire, s’ajoute celui du fils d’immigrant et du réfugié des anciennes colonies. C’est le cas de l’Italo-Somalienne Cristina Ali Farah dont le roman Madre piccola vient d’être traduit par François-Michel Durazzo (Zulma). Dans ce tableau impressionniste, l’auteure donne une voix à la diaspora somalienne vivant en Italie. Les éditeurs de l’hexagone sont sensibles à ce type de littérature issue de l’histoire postcoloniale ; en phase avec l’exotisme, devenu le modèle de réception dominant de la critique française autant académique que journalistique. Par ce biais, ces écrivains accèdent au label « littérature de voyage » et aux salons du livre dédiés dont le plus emblématique demeure « Étonnants voyageurs » à Saint-Malo.

Dans ce domaine, l’Italie a une longueur d’avance sur la France qui reste attachée à un autre type de classification, fruit de sa propre expérience coloniale : la francophonie. Ce tournant a été sanctionné en 2007 par le manifeste intitulé « Pour une littérature-monde en français » publié dans Le Monde, justement. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas ici de minimiser la souffrance de ceux qui ont éprouvé cette expérience dans leur chair, mais de mettre en lumière l’autre versant de cette littérature étrangère si prolixe.
Cette littérature transnationale écrite par des italophones se caractérise aussi bien par son plurilinguisme que par son éclectisme. « L’esprit le plus ouvert à toutes les notions et à toutes les impressions, le jouisseur le plus éclectique » ainsi le définit Baudelaire qui lui donne déjà une torsion hédoniste, laquelle va contribuer à la confondre avec l’exotisme. Dans ce cas, c’est l’aventure, l’expérience vécue qui importe d’abord et s’il en résulte un travail sur la langue, il est invariablement indexé sur la signalétique exotique. Pour Todorov, l’exotisme est un « relativisme culturel » qu’accompagne la consolidation nationale. Voilà pourquoi l’exotisme en littérature monte en puissance dès le tournant du XIXe siècle avec la vague des récits de voyage et s’affirmera même chez les romantiques français qui le préfèrent à l’approche éclectique, proposée alors par Victor Cousin.
Cette littérature éclectique, convenons-en, est plus difficile à cerner. Elle se décline en divers genres, croise plusieurs pays et, par son expérimentation linguistique -même si elle s’exprime en français- peut paraître « marginale ». Or la marge a aussi « ses avantages » comme le rappelle Paul Valéry dans sa définition de l’Italianité qu’il complète ainsi : « Promptitude de la familiarité ; se familiariser systématiquement. Le devenir familier avec, prenant la vigueur d’un principe, étendu à toutes choses intellectuelles et métaphysiques. Sens du procédé ».

Pensons ici au parcours de l’écrivain militant Andrea Genovese, 85 printemps qui écrit autant en sicilien qu’en italien et français. Gageons toutefois que le choix des éditions Maurice Nadeau de publier son roman Dans l’utérus du volcan n’est pas étranger à l’exotisme auquel son île natale est associée. Giuseppe Samonà, lui aussi sicilien, dépayse et déplace le pays dans La frontiera spaesata (Exorna). Cette frontière aux portes des Balkans n’est pas une ligne, mais un espace fluide en mouvement constant  comme les genres divers mis en tension dans le livre. Rien voir avec les portraits du migrant italien, chaleureux, mélancolique auquel nous a habitué naguère Cavanna dans Les Ritals (Belfond) ou encore plus récemment Tonino Benaquista, Porca miseria, (Gallimard) qui est aussi, comme on le sait, une des grandes plumes du roman policier français.

La carrière de Jean-Charles Vegliante, prix Heredia 2018, est  conforme au parcours classique de l’intellectuel. Agrégé d’italien, spécialiste des transferts culturels, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle où il a fondé le Centre interdisciplinaire de recherches sur la culture des échanges CIRCE, ce traducteur de Dante pratique une poésie toute en finesse, mallarméenne au confluent de ses deux traditions. Notons ses Fragments de la chasse au trésor, (Tarabuste) ou Incontri, seguito da Altre Babeli, poésie plurilingue (Latiano, Interno poesia). Mia Lecomte a soutenu sous sa direction une thèse importante Di un poetico altrove, poesia transnationale italofona -1960-2016, (Franco Cesati editore). C’est aussi une poète reconnue. Son recueil Là où tu as ton corps (éditions APIC) a obtenu l’an dernier le prix Vénus Khoury-Ghata alors que le titre de son dernier opus, Lettere da dove, (Interno libri) repose la lancinante question du lieu. Elle anime également « La compagnia delle poete », un collectif de poétesses étrangères écrivant en italien.

Dans la même foulée quoique dans une fréquence plus méditative, Federico Pietrobelli donne à entendre une poésie aux accents léopardiens. Ce jeune spécialiste de Caproni qui vit Paris a traduit Gherasim Luca et a publié Stretto di Veglia (Caosfera, Vicenza) et plus récemment Pallide pietre(Transeuropa) dont il a donné lecture récemment à la galerie Hus de Paris. Appartenant à la même génération, Laura Accerboni  fait entendre sa différence dans une langue plus abstraite et plus ramassée. En attestent Attorno a ciò che non è stato (Edizioni del Leone),  La parte dell’annegato (Nottetempo).  Son dernier recueil Acqua acqua, fuoco  est paru chez Einaudi. Lauréate de nombreux prix, elle compte parmi la nouvelle garde de la poésie italienne contemporaine.
Dans un registre radicalement différent, un autre trentenaire, Roméo Fratti, chroniqueur au Figaro à la rubrique, langue française, propose une poésie joueuse, proche du haïku et de l’esprit de Prévert : Demi-Teintes et Prêt à porter (Portaporole). De la poésie ludique à la performance, il n’y a qu’un pas que Davide Napoli franchit allègrement. Ce plasticien performeur revisite la théâtralité originelle du poème par des textes minimalistes et multilingues où il donne corps au vide existentiel sur lequel nous marchons comme des funambules. Le dernier recueil de sa trilogie, Le lapsus du vide, vient de paraître aux éditions Unicité. Ces écrivains sont souvent des traducteurs et plusieurs d’entre eux ont aussi en commun d’être membre d’un même collectif d’écrivains — Linguafranca — qui outre la traduction, réfléchit également aux conditions du nouvel environnement éditorial (www.linguafranconline.org). Comment identifier les nouvelles formes littéraires ; comment les renouveler sans jeter le bébé de la tradition avec l’eau du bain ? C’est tout l’enjeu dans la séquence dans laquelle nous entrons. Gilles Deleuze l’observait naguère autant chez « les immigrés, ou enfants d’immigrés… que dans les langues régionales » et défendait l’idée qu’elle pouvait ouvrir « la possibilité de nouveaux référentiaires, de nouvelles fonctions mythiques[1] ». Mais pour les voir encore de leur double exotique.

À bon entendeur, salut !

Fulvio Caccia

[1] Gilles Deleuze, « Avenir de linguistique » (préface) in Henri Gobard, L’aliénation linguistique, Flammarion, 1976, p.11

(« Fulvio Caccia » photo D.R.; « Encres de Richard Kilroy »)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.

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commentaires

8 Réponses pour Les migrants des Lettres italiennes

Mary Curry dit: à

Posso ?

« Lauréat du prix Strega et du prix Médicis étranger, Paolo Cognetti raconte dans son roman, Les Huit Montagnes, un monde féerique et majestueux, celui de la montagne. Une relation si spéciale et profonde que Paolo Cognetti y retourne une nouvelle fois dans son dernier roman, La félicité du loup. Il en parle avec l’écrivain Jean-Christophe Rufin, aussi « amoureux des Dolomites et du massif du Mont-Blanc ». »

https://www.festivaldulivredeparis.fr/fr/programmation/view/533/litterature-et-montagne

Emilia Aru dit: à

Merci Fulvio, pour ce bel article où je me réjouis de voir cité un de nos poètes !

Émilia

Romeo dit: à

Merci, Fulvio Caccia, de cet article avisé qui pose avec finesse la question de l’appartenance – nationale et culturelle – par la langue. Vous êtes très bien placé pour en parler, puisque vous-même êtes un écrivain et essayiste migrant, à la croisée de l’Italie, du Québec et de la France !

Fulvio Caccia dit: à

Bonjour Mary, votre invitation à lire et à faire découvrir Paolo Cognetti, prix Strega et prix Médicis à laquelle je réponds tardivement, est symptomatique de la confusion qui existe en France dans la réception de la littérature italienne. L’Italie est exotique mais aussi familière , sinon familiale. Cette perception du lointain proche n’est pas étrangère à la manière dont les écrivains français font leur miel de la culture italienne avec un bonheur inégal. En témoigne Philippe Sollers qui vient de mourir. J’ai voulu rappeler qu’il existe une autre Italie, loin des Dolomites, qui elle n’a rien a voir avec le territoire. Après tout Dante a écrit sa « Divine comédie » en exil. Et il définit l’italien comme la « langue pélerine ». Voilà pourquoi la proposition du gouvernement italien d’en faire dans le droit fil de Mussolini, un poète national est un contresens absolu ! A bon entendeur…

Mary Curry dit: à

10 mai 2023

Bonjour Monsieur Caccia,

Surprise et bien gênée de votre réponse à mon petit coucou pour Paolo Cognetti, pour qui je l’avoue, ma considération et finalement ma totale conviction quant à son engagement litteraire n’étaient pas gagnés d’avance.
Il est parti à la conquête d’un territoire , à lui étranger , en Italie même, eh oui comme Dante , avec une foi de charbonnier en la littérature.
C’est sa sincérité qui a fini par emporter ma conviction.
Paolo Cognetti pour qui vos considérations nationales et nationalistes sont aussi incongrues que déplacées. Ou alors je n’ai pas bien  » senti  » votre message.

Je ne connais aucun des auteurs  » émigrés « , universitaires pour beaucoup, études en France, enseignement en France, que vous citez, à part Monsieur Fratti pour quelques chroniques sur ce blog.
Si bien que cela devient trop confus pour moi. S’agissait il de mentionner des nouveaux linguistes capables de véhiculer la langue italienne hors Rome ?
Je n’ai pas compris non plus que les festivités qui ont eu lieu en Italie il y a 2 ans pour Dante Alighieri puissent vous paraître exclusivement nationalistes, tendance fascistes. Ou alors vous préférez une autre date que le 25 mars…;-)

J’ai mal présenté Paolo Cognetti, loin des montagnes mais toujours aussi proche. Poésie et littérature, voilà ce qui à motivé le voyage.

https://www.nexodigital.it/paolo-cognetti-sogni-di-grande-nord/

A bientôt, car il y a bien d’autres auteurs italophones à remercier.

Mary Curry dit: à

Cher Monsieur Caccia,

J’ai fort précipitamment oublié de relever votre tropisme franco-français, où vous avez diagnostiqué un  » symptôme « , alors que, je vous le dis si vous débutez en parisianisme littéraire, il eût été plus pertinent de parler de syndrome. Celui qui affecte le tout Paris littéraire, à la suite de Stendhal et son voyage en Italie. Voyage le plus souvent nostalgique pour plusieurs, d’un prestige bien lointain , celui d’une Renaissance éblouissante, ruiné par plus d’un siècle d’occupation.
Simplement, il y a des voyages plus remarquables que d’autres.
Il aurait été bien injuste d’oublier un  » voisin « .

« Parcourons un pays cher à Stendhal. L’Italie, patrie des écrivains, lieu de villégiature d’éminents écrivains. Jeune militaire, simple touriste, puis consul de France, Stendhal y passe un tiers de sa vie, avec une prédilection pour la région de Milan, ville de l’exil volontaire. »

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/ca-peut-pas-faire-de-mal/stendhal-et-son-amour-pour-l-italie-episode-2-4373140

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