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La République des livres

A l’ombre d’un géant

Par Daniel Lefort

On a beaucoup glosé sur la traduction, ses théories et sa pratique, beaucoup moins sur la relation du traducteur avec l’auteur. Il est vrai que cet angle d’analyse ne devient vraiment intéressant que si l’un ou l’autre des protagonistes s’exprime sur le sujet. Que dire alors de la fascination que peut provoquer l’exercice lorsqu’il est mené par un traducteur qui a introduit dans la langue française, en exclusivité et pendant un demi-siècle, tous les romans et essais – soit une bonne cinquantaine, sans compter les innombrables articles – d’un auteur parmi les rares dont la figure surplombe la vie littéraire latino-américaine, européenne et même mondiale, durant la même période ? C’est tout le sujet du dernier livre d’Albert Bensoussan, Mario Vargas Llosa, écrivain du monde (Gallimard, coll. Arcades, 234 p. 18€) où la mise en perspective de ses réflexions sur la traduction – éparses dans plusieurs livres antérieurs (Confessions d’un traître, Retour des caravelles et J’avoue que j’ai trahi) et dans de nombreux articles – dessine à propos du plus prolifique des auteurs du boom latino-américain un double portrait en miroir d’une grande richesse.

Un demi-siècle de fréquentation à distance (« Je partage le quotidien mental de Vargas Llosa depuis cinquante ans »), quotidienne à certaines périodes, cela crée des liens durables et profonds, une intimité quasi charnelle, si l’on veut bien considérer qu’elle réside ici dans la chair des textes. Intimité textuelle donc, qui repose sur une confiance jamais déçue de l’auteur dans son traducteur, à tel point que Vargas Llosa – hormis pour le premier texte traduit, Les chiots – n’interviendra jamais dans le travail de Bensoussan, se contentant de répondre aux rares questions que ce dernier pouvait avoir à lui poser. La liberté donnée au traducteur s’accompagne alors d’une extraordinaire responsabilité, à mesure que s’accroissent la notoriété de l’auteur et son exposition à la critique, et d’un sentiment d’identification qui fait du traducteur le double effacé de l’auteur : « son moi n’apparaît pas et son je – son jeu – est tout autre, cet Autre qui est l’Auteur ».

Il n’y a pas de place pour le doute, d’autant plus que l’exercice consiste en une lecture particulièrement sourcilleuse et approfondie de l’original qui, sans passer forcément sous silence ses éventuelles faiblesses, agit en fait, par un effet de loupe, comme un révélateur de ses réussites. Il est en effet probable que le traducteur soit le meilleur lecteur de l’œuvre puisqu’il l’aura analysée, disséquée et recomposée dans ses moindres détails sous peine d’apparaître comme un faussaire. Il en est aussi le plus grand laudateur, non seulement pour avoir valorisé au mieux sa lecture, et partant sa traduction, mais aussi grâce à cette admiration pour l’auteur qui est le ressort de son propre talent :

« Je dois à Mario Vargas Llosa mes plus fortes émotions de plume, car lui seul m’a donné l’illusion que je créais(…) et forgeais de bons et vrais romans ».

Plus encore, cette identification passe par un mimétisme dans la vie même :

« Si je relis – ou revois – La Chunga, ma traduction n’enlève rien, j’en suis persuadé, peut-être même ajoute-t-elle un poil ici ou là, à la force orgiaque et fantasmatique de l’original, car les fantasmes de Mario sont devenus les miens (je souligne). Quant à l’Éloge de la marâtre, je suis tellement entré dedans que je ne peux plus pénétrer dans mon cabinet de toilette pour me faire, tel jour les ongles, tel autre les poils de oreilles et celui-là le talc des aisselles, sans psalmodier, plagiant Georges Bataille plagié par Vargas Llosa, la foi hygiénique de don Rigoberto ».

Mais cette identité adoptée par le traducteur ne se reflète pas dans son travail sur le texte, dont la réussite se mesure à la fidélité. Quelle fidélité ?

« La fidélité consiste (…) à cerner le texte et à le couler dans le moule d’une autre langue en tordant ici, en infléchissant là, par toutes sortes d’acrobaties linguistiques qui, au final, restituent un produit, somme doute, équivalent. »

Plus qu’une transposition, Bensoussan recherche un faisceau d’indices qui donnent cohérence à la traduction et en font un texte parfaitement écrit en français et, en même temps, jumeau de l’original. En réalité, la tâche est délicate car, si j’emprunte à Voltaire la formule qu’il décoche à Marivaux – et en la dépouillant de toute son ironie cruelle -, je dirais que tout l’art du traducteur revient à « peser des œufs de mouche avec des balances en toile d’araignée », ce que Valery Larbaud n’a pas manqué d’exprimer, comme le rappelle Bensoussan :

« Tout le travail de la Traduction est une pesée de mots ».

Car il faut une attention extrême et un sens de la nuance parfois infinitésimale entre les mots pour trouver, non le plus littéral ni le plus exact, mais le plus juste. C’est la justesse, vertu cardinale, des mots qui fait la réussite d’une traduction. Tout l’intérêt de son livre réside dans les nombreux exemples de ces approximations successives qui permettent d’arriver à la solution et je peux témoigner de cette rigoureuse exigence pour avoir co-traduit, avec Bensoussan, les cinq derniers livres de Mario dans une parfaite coïncidence de vues.  Un seul ici, tiré des Chiots :

« …lorsque la jeune fille confie, enfin, qu’elle le trouve « beau gosse » (pintón), je lui fais dire un autre mot, je gauchis le « beau gosse » vers la frange également ambiguë du vocabulaire et c’est « mignon » qu’il est finalement à ses yeux. Ce « mignon » rétablit en son signe le mariposa/papillon perdu dans l’inévitable équivalence des mots et des choses. »

Passant en revue les ouvrages de Vargas Llosa, Bensoussan dessine les lignes de force d’une œuvre qui, parallèlement aux romans, couvre la plupart des genres, du théâtre à l’essai, de l’étude littéraire au journal de voyage politique, mais il met aussi en relief d’une manière saisissante les multiples facettes d’un personnage hors du commun. Vargas Llosa a débordé la littérature de toutes parts grâce à un engagement politique qui lui a fait parcourir le spectre des idéologies depuis le marxisme jusqu’au libéralisme en restant d’une remarquable fidélité à lui-même au nom de la liberté. Il dégage ainsi la figure d’un écrivain profondément péruvien, dont une grande partie de l’œuvre romanesque est une sorte de comédie humaine au Pérou, avant de devenir progressivement une figure internationale – intervenant aussi bien en Israël qu’en Irak ou en Catalogne sur les grands problèmes du monde – puis universelle avec le prix Nobel en 2010.

Le dernier coup d’éclat de Vargas Llosa – son élection à l’Académie française – forme l’ultime chapitre du livre d’Albert Bensoussan, à la fois court et discret. Pourtant, il s’agit d’une révolution au sein de la vénérable institution qui accorde un fauteuil à un écrivain étranger, n’ayant, de surcroît, jamais écrit en français. Mais qui entre ici à l’Académie ? Pour la première fois, le traducteur entre la main dans la main de l’écrivain, car ce magnifique aggiornamento de la vieille maison qui s’ouvre enfin sur le monde aurait-il eu lieu si l’œuvre de Vargas Llosa n’avait pas été accessible en français ?  L’aurait-on reconnu comme le plus brillant exégète de Madame Bovary ou des Misérables si ces essais magistraux n’avaient pas été traduits et publiés dans notre langue ?

Au-delà de son amour pour la France, que Vargas Llosa a partagé avec la plupart des grands auteurs latino-américains, sa présence dans les débats intellectuels en France – avec Jean-Paul Sartre jadis et Régis Debray naguère – et sa contribution exceptionnelle à l’étude et à la diffusion de la littérature française lui donnent tous les titres requis pour une consécration qu’il a déjà trouvée avec la publication de ses romans dans la collection de La Pléiade et qui maintenant l’attend sous la Coupole. Nul autre que son fidèle traducteur – déjà distingué pour son travail par la médaille de vermeil de l’Académie – ne pouvait légitimement, et en toute glorieuse modestie, l’y accompagner après avoir été si longtemps sa voix française.

Daniel Lefort

(« Daniel Lefort », « L’auteur et son traducteur » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.

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commentaire

Une Réponse pour A l’ombre d’un géant

OZYMANDIAS dit: à

Traduire, ce n’est pas trahir. Traduire c’est sentir et s’attendrir.
Sentir les mots de l’auteur et s’attendrir sur sa prose pour finir par l’adopter et vivre avec lui comme un ami.
Albert Bensoussan et Mario Vargas Llosa en sont l’exemple le plus illustre et le plus probant.
Merci Daniel Lefort pour votre bel article.

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