Zoé Milagros, telle qu’en elle-même enfin…
Le prénom, le nom de baptême véritable de Zoé Valdés est Milagros. Je ne sais s’il figure sur ses papiers d’identité, mais mon accès à sa vie/son œuvre a eu quelque chose de miraculeux. C’est, d’ailleurs, son roman Miracle à Miami qui fit de moi, depuis 2002, son traducteur. Et ce sésame m’ouvrit la porte de cet univers d’une exilée dont la trajectoire me rappelait, en plus grand, plus pathétique, plus révoltant, la mienne propre, moi qui, en mon âge avancé, revois tout ce que j’ai laissé au rivage algérien : mes murs, mes fétiches, mes orishas, et par-dessus tout cet insolent soleil qui fut d’Alger comme il était de La Havane. Mettant mes pas dans les siens, j’ai redessiné son visage, retracé son parcours et, peut-être, retrouvé sa voix. Et j’ai parcouru avec elle sa Vie intense (278 pages, 23 euros, La Part commune).
Depuis ses ancêtres venus de Chine, dont elle retrace la saga dans une de ses œuvres les plus intimes et attachantes, L’Éternité de l’instant, en 2005. Métisse dans l’âme, comme tout un chacun sauf que ce chacun-là ne veut pas toujours l’admettre, elle sait revendiquer cet ADN contrasté de Todas las sangres / Tous sangs mêlés, qu’exaltait José María Arguedas. Et c’est tous ces visages qu’elle nous présente, dont cette prunelle verte qui lui vient de sa grand-mère irlandaise. Mais oui, cubaine dans l’âme, cette Chinoise de Zoé est irlandaise. Elle a parcouru tant d’océans, autant que, en 2005, ces Louves de mer, ces femmes pirates des Caraïbes dont elle a exalté le souffle libertaire et l’esprit de révolte. La rébellion féminine, certes, elle l’a illustrée dans toutes ses pages, aussi bien chez l’artiste peintre Remedios Varo, dans La Chasseuse d’astres (2014), que chez Dora Maar, compagne de Picasso, dans La Femme qui pleure (2015). Et de ce Néant quotidien, titre emblématique de son inspiration, elle a nourri, depuis 1995, toutes ses pages en leur donnant une couleur intense.
Avec cet aboutissement de l’ultime ouvrage Paris était une rumba (à paraître) qui est récit d’une Havanaise devenue parisienne. Découvrant ses couleurs, ses odeurs, Paris et sa « gueule d’atmosphère ». Une découverte et le « nouveau monde » se trouvait de l’autre côté, dans cette inversion, tête à l’envers, que la narratrice retrouve sur les toiles de Chagall. Une aventure tourneboulante qu’elle saura transcrire dans ce touchant récit : La Nuit à rebours (2016). Paris lui apprend le mot « nonchalance » et cette longue promenade dans ce Paris de La Vie intense qu’elle n’en finit pas de découvrir prend des couleurs pastel. Et les eaux de la Seine imprégnées d’or. Elle a quitté La Havane, son feu, sa forge et l’empire des mots sur un air de guaguancó, et elle découvre la ville-lumière, toute de feutre, de délicatesse, de tendre beauté dissimulant la misère : nous découvrons là Balthus, qui la déshabille, et la main baladeuse d’Alberto Moravia, nullement insensible à ses charmes.
Paris est une ville de rencontres, et Zoé Valdés sait en faire défiler la galerie, peintres, écrivains, libraires…, et même la très haute stature de Samuel Beckett, qui nomme Kiuba » son île naufragée. Quiubo, qu’y avait-il qu’il n’y a plus ? Son âme de poète parsème sa confession de belles stances, elle invoque Rimbaud ou Mallarmé, quand ce n’est pas Saint John-Perse, et enrage de ne pas écrire comme Cioran. Dans la cour des grands, Proust et Flaubert jouent à la marelle. Et Cortázar, sous sa tombe à Montparnasse, lui réclame une rose.
Le temps passe, et les rues résonnent des chansons de la môme Piaf ou de cet autre étranger que fut Francis Lamarque : tous deux ont chanté ce Paris-là, fallait-il pour ce faire qu’ils fussent venus d’ailleurs ? Et que dire de Gainsbourg ou d’Yves Montand ? Même Joséphine Baker… L’étranger n’a pas de prix ! Sur la place de la Contrescarpe, au pied de son nid d’aigle, Hemingway ne cesse de sourire : il découvre en Zoé une âme sœur, oui, Paris était une fête, mais sur un air de rumba cubaine. Paris, qu’elle entend au départ comme Parir, qui signifie « accoucher » en espagnol, vient de mettre au monde et à la lumière (dar a luz, en espagnol) une écrivaine. Miracle vivant : Zoé Milagros !
Et Paris comme un baiser sur la bouche. Dans le parcours d’une vie, de 1959, année de sa naissance — qui est aussi l’année de la « révolution castriste », qu’elle clouera au pilori dans son essai politique La Fiction Fidel (2009) — à nos jours, Zoé Valdés, forte d’un travail passionné de romancière, poète et essayiste aux quarante ouvrages, revoit et revit, dans La Vide intense, les moments forts de son existence. Sa plume alerte, brillante et luxuriante, recrée cette vieille ville de La Havane où elle est née et a grandi dans un de ces anciens immeubles coloniaux tombés en ruine qu’on appelle les solares, avec toutes les privations d’une classe défavorisée, et surtout toutes les contraintes d’un régime autoritaire.
Elle n’a de cesse de condamner la tyrannie qui la suit et l’opprime depuis qu’elle a ouvert les yeux sur la vie et dans cette île paradisiaque devenue un enfer, et qu’elle appelle Cacania (Cagonia), proche ici de la « Cacanie » de Robert Musil, cette Autriche-Hongrie en pleine déconfiture. Regardant Cuba et son passé depuis le rivage de son exil, tout en réfléchissant à son art d’écrire et à cette alchimie, Zoé délivre dans ces pages un témoignage qui, pour être truculent et vif, n’en est pas moins marqué par l’amertume, mêlée de rage et de nostalgie ; celle d’une réprouvée qui, au milieu des épreuves et franchissant tous les obstacles, affirme sa forte personnalité, trempée dans une encre baroque, multicolore et amoureuse qui imprime à chaque page le sceau d’un talent singulier.
Si Les Filles dorment de l’autre côté, comme elle le chante dans ces poèmes parus en 2023, elle nous apprend aussi que Les Muses ne dorment pas, en l’étrange pérégrination d’une nuit au musée Reina Sofía de Madrid, en 2021. C’est pourquoi, toute page de Zoé Milagros Valdés nous tiendra toujours éveillés, l’œil ébloui.
Albert Bensoussan
(« Albert Bensoussan » photo D.R; ; Zoé Valdès » photo Patrick Gaillardin/ Hans Lucas)
Une Réponse pour Zoé Milagros, telle qu’en elle-même enfin…
Quel étonnant panaché de cultures et d’identités! Rien d’étonnant qu’il en résulte des ouvrages à tel point savoureux! On en redemande!
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