Un dernier livre testamentaire
Au soir de sa vie, l’écrivain impénitent, portant sur ses épaules le poids d’ouvrages accumulés pendant plusieurs décennies, se pose souvent la question du dernier livre : à quel moment pourra-t-il mesurer ce qui lui reste de temps et de force pour achever celui qui clôturera son œuvre ? Sera-ce une autobiographie ? des mémoires ? un roman ? Lorsque l’œuvre est abondante, il semble que les derniers textes puisent de plus en plus dans les souvenirs et le vécu de l’auteur, comme si sa création devait rejoindre une réalité qui commence à lui échapper. Ce qui était jet vigoureux devient pluie éparse, le nerf de la narration se fractionne, l’objectif unique du texte s’éparpille en fragments. Mais c’est aussi le temps de la distance et de la réflexion sur l’écriture, le jaillissement affaibli de la narration fait place peu à peu, et parfois totalement, à l’essai. On songe ici à Julien Gracq qui épuise sa veine romanesque avec les trois nouvelles de La presqu’île pour commencer avec Lettrines une série de recueils de réflexions et d’impressions sous les espèces du fragment.
Dans son Testament de Barcelone (La Part commune, 20€), Albert Bensoussan présente cette tendance sous un angle particulier en encadrant la fiction par des textes qui renvoient de l’essai. Ce que Gracq engageait dans le temps de l’œuvre, Albert Bensoussan l’inscrit dans l’espace d’un seul livre. Les Préliminaires qui ouvrent le volume relèvent directement de la préface et donnent les clés du petit roman qui suit, lequel précède une Note finale, portrait de la belle-mère de l’auteur, Enriqueta la meva sogra, en rappellant une foule de souvenirs où transparaît l’histoire contemporaine de l’Espagne et notamment de la Catalogne. Après cette Note finale, un premier Appendice consiste en une note de lecture sur le livre de Xavier Benguerel, La rage des vaincus, qui retrace la fin de la guerre civile en Espagne du côté des Républicains avec « les bombardements franquistes sur Barcelone, la fuite aux Pyrénées et l’enfermement, par les sbires de Pétain, de ces milliers de réfugiés (…) au camp de Saint-Cyprien, au Boulou, à Gurs, Agde, Septfonds, le Vernet ou Argelès-sur-Mer ». Le second et dernier Appendice relate la mort de Matilda, dressant ainsi à l’épouse catalane un tombeau de mots qui, dans ses phrases brèves, rythmées comme des vers et riches en échos sonores, est aussi un bouleversant poème en prose où domine l’hexamètre :
« Les avant-bras marbrés. Mais le front restait chaud. L’infirmier est passé (…) Je me suis jeté sur elle et j’ai crié : Matilda, tu me meurs !… Et j’ai arrosé son visage de mes larmes. Matilda s’en était allée ».
Ce mélange enchaîne la préface, le roman, le portrait, la note de lecture et le poème comme autant de genres que Bensoussan a exploité et travaillé tout au long de sa carrière d’écrivain. Il convient d’y ajouter la traduction, spécialement de la littérature hispanique d’Amérique latine et des plus grands auteurs du boom du roman latino-américain : Mario Vargas Llosa – dont il a traduit pratiquement tous les ouvrages depuis plusieurs décennies -, mais aussi Guillermo Cabrera Infante – en particulier ce chef-d’œuvre de la langue française qu’est la traduction de Tres tristes tigres [Trois tristes tigres] -, Gabriel García Marquez, José Donoso, Manuel Puig entre autres, sans compter les plus jeunes comme le Colombien Hector Abad.
D’ailleurs, le petit roman central qui met en scène Dora Mugró est présenté par le narrateur comme la traduction des quatre cahiers, écrits en catalan, qui forment le journal intime de la dame, son Dietari, retrouvé en fouillant sa maison devenue celle du narrateur et de sa femme. Bensoussan use de toutes les ficelles de l’invention romanesque pratiquée au moins depuis Cervantes[1] : la découverte d’un manuscrit dans un lieu caché – « l’arrière-fond d’une bibliothèque en bois d’olivier dont l’ouverture était masquée par des veines gothiques » – le personnage qui raconte sa vie – « c’était, disons, une confession en bonne et due forme, une succession de mouvements de l’âme » – et les marques d’une pseudo-authenticité telles que la calligraphie ou la reprise des mots corrigés : « le texte de Dora multipliait les points de suspension, les hésitations sur les mots, les crochets pudibonds, les parenthèses silencieuses, voire des mots barrés, qu’il me fallait respecter. » Respect qui n’empêche pas le pseudo traducteur de se plaire à « récrire un texte qui pourtant [lui] échappait ». On comprend qu’ici, tout est fiction.
La vie racontée par Dora ne dépasse pas la banalité du quotidien d’une femme esseulée qui avance en âge et passe son temps à attendre la visite, de plus en plus improbable à mesure que le temps passe, de son amant, riche industriel amateur de courses automobiles. Le récit à la première personne calque le temps de l’écriture sur l’écoulement des heures dans une seule journée qui se prolonge dans un délire imaginaire – « vingt-quatre heures soixante-douze ; vingt-quatre heures quatre-vingt-deux… » et s’achève dans la solitude de la diariste après la mort de son chat et celle de son amant, achèvement qui est chute dans le mortel infini du temps – « cette histoire que je déroule pour tuer le temps. Oui, le tuer. » – et chute incessante dans l’écriture.
C’est donc la richesse de cette écriture qui est à la fois la substance et le nerf du récit, une écriture à la fois savante – où l’érudition, que favorise le soliloque, affleure – et populaire, notamment dans les nombreux mots catalans qui émaillent le texte et lui communiquent une vraie truculence. La prose, fluidifiée par sa constante oralité, éveille la poésie à chaque instant par la présence de nombreux vers blancs, de rimes intérieures – « son corps promis à la putréfaction dans la vallée de la désolation » ; d’échos quasi musicaux – « …sur l’estrade, bruit de crotale. Une Carmen monumentale (…) s’avance… » ; de mots rares :
« Une heure durant, il me palpa la tête (…), redessinant du gras du doigt le pointillé du pariétal, du temporal et de l’occipital, (…), le poids fléchi des fontanelles, l’incertain tracé de l’ethmoïde et du sphénoïde… »
et d’énumérations parfois drolatiques, comme celle des différents types de sein :
« Poire de la Saint-Jean, sac d’écus (de la famille de la bourse plate !), pomme d’Api, pis de chèvre, epiploon, verrue, champignon, bolet, trompette de la mort, tétine, cargo treu banya [escargot sort sa corne], museau de Pékinois, pousse-pied, anémone, pistil… ».
La veine poétique d’Albert Bensoussan s’épanouit merveilleusement dans l’érotisme qui baigne le texte de métaphores et lui donne à la fois sa puissance et sa délicatesse charnelles, pendant romanesque au très beau recueil de haïkus que cet admirateur du Japon a composés et réunis sous le titre L’Orpailleur (Al Manar, éditions Alain Gorius, 2013).
L’érotisme mène à l’art, qu’il soit littéraire ou plastique, omniprésent dans le petit roman que Bensoussan enchâsse au milieu du livre. Dora est peintre, et son chat Pololo est son modèle, comme elle-même devient le modèle du peintre Evarist Cabanelles, qui l’initie à la véritable sensualité. Sa relation câline avec son chat fait penser à la célèbre gravure de Félix Vallotton, La Paresse, où le bras de la femme nue, allongée sur un sofa, prolonge son abandon dans la caresse de la tête du chat dressé au bord du divan – geste que l’auteur, peut-être par réminiscence, ne manque pas de noter.
Avec un tel débordement de vie, écrire en toute conscience un testament, même à l’âge des patriarches, est une gageure : ce n’est, par principe, ni un genre, ni littéraire. Si malgré tout il le devient, cela permet d’espérer de l’auteur, sinon d’autres testaments, du moins quelques codicilles.
DANIEL LEFORT
[1] Qui, rappelons-le, prétend tirer El Quijote de la traduction d’un manuscrit en langue arabe.
(« Daniel Lefort » photo D.R.; « La paresse », gravure de Félix Vallotton »)
3 Réponses pour Un dernier livre testamentaire
Daniel Lefort nous promet là une friandise ô combien tentante. Connaissant les talents multiples de Bensoussan, qui manie, on le sait, en virtuose, aussi bien l’essai que la fiction, on reste persuadé que la promesse sera très largement tenue.
Bel article de Daniel Lefort sur ce livre d’Albert Bensoussan qui réunit et harmonise plusieurs genres, récit, réflexion, autobiographie,érotisme et, comme souvent chez cet auteur, cette générosité qui consiste à nous faire aimer les œuvres d’autres écrivains.
Merveilleuse analyse de la somme littéraire et mémorielle que livre et délivre Albert Bensoussan depuis les temps de son Algérie natale jusqu’aux années rennaises où j’eus le bonheur de recevoir son enseignement puis son amitié fidèle, indéfectible, affectueuse, oserai-je dire, que la présence de Mathilde à ses côtés me rendait plus délicieuse encore. Connaître Albert est un privilège de ma vie.
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