de Pierre Assouline

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La République des livres
Dans le cerveau poétique de Jean Rouaud

Dans le cerveau poétique de Jean Rouaud

Il paraît que la littérature ne se vend plus et qu’il faut agir en conséquence. Du moins est-ce ainsi qu’un éditeur a récemment annoncé à ses collaborateurs que, la crise de la librairie aidant, un certain type de livres ne paraitrait plus sous son enseigne : ces livres qui ne se présentent ni comme des romans, ni comme des récits, ni comme des essais, ni comme rien du tout d’ailleurs et dont les libraires ne savent pas toujours quoi faire tant ça les désempare alors que tant de ces livres nous ont emmené au plus loin et au plus profond de ce qu’on appelle encore « littérature » sans trop savoir de quoi il en retourne au juste. Bref, le fantôme de Borges en rit encore.

Parmi eux, Jean Rouaud connu et célébré pour son cycle romanesque familial lancé avec l’attribution du Goncourt en 1990 (Les Champs d’honneur, Des Hommes illustres, le Monde à peu près, Pour vos cadeaux, Sur la scène comme au ciel). Depuis, des livres, il en écrivit d’autres de différentes formes jusqu’à sa série « La vie poétique » dont le tome 5 vient de paraître sous le titre Kiosque (281 pages, 19 euros, Grasset). Le kiosque à journaux de la rue de Flandre à Paris (XXème), c’est de là qu’il s’est lancé – et dès lors nombre de lecteurs s’y sont attachés. Un écrivain attachant, c’est quelqu’un dont on prend régulièrement des nouvelles à chacune de ses (ap)parutions, comme s’il se manifestait régulièrement à seule fin de nous parler à l’oreille.

Il se souvient à avoir donc été kiosquier, lecteur, écrivain en devenir, chanteur, commis de librairie, coupeur de dépêche d’agence à Presse-Océan. Mais kiosquier sept ans durant, tout de même, au temps où les NMPP, la centrale qui assurait la distribution des journaux, retrouvait régulièrement le syndicat CGT du Livre pour un bras de fer dont les lecteurs faisaient les frais. En ce temps-là, il c’était un métier vraiment physique ; les titres étaient beaucoup plus nombreux ; les kiosques n’étaient pas chauffés ; de loin le marchand ressemblait à un croisé avec son heaume de laine et ses mitaines. Aujourd’hui dans les kiosques à l’allure techno, on vend des jouets et gadgets comme on débite des popcorns dans les cinémas et il arrive même qu’on y trouve des gazettes

On ignore si Rouaud a aimé cela. Pas sûr qu’au bout de sept ans le métier lui soit rentré dans le corps. Pas du genre à rigoler des mêmes blagues avec les collègues. Mais enfin, cet homme de l’ouest humide a tenu bon et s’est nourri de conversations avec des clients dont la sédentarité a forcé la fidélité. Des déferlantes de vie du petit théâtre de la rue de Flandre, il a subi la séduction, en enrôlant aussitôt secrètement au titre de personnage dans son journal, simple petit carnet Rhodia dans lequel toutes ses rencontres étant réduites en haïkus avec Bashô pour seul maître, histoire de se désincarcérer de son évangile flaubertien – et aussi de L’Ere du soupçon de Nathalie Sarraute. Cela lui sera utile à l’heure de reconstituer la tapisserie de son enfance longtemps après. Déjà prêt à résister aux appels du réel au nom d’impératifs formels « au point de considérer comme dégradant d’appeler les choses par leur nom », il ne lui manquait que le déclic. Tout est parti de la découverte inopinée dans le grenier d’une photo de Joseph Rouaud mort pour la France en 1916 à 21 ans, oubliée dans un missel de tante Marie. Une image pieuse intitulée « les Champs d’honneur ». Kiosque est son comment-je-suis-devenu-écrivain, écrivain désignant quiconque a une place dans la littérature, mais bonne chance à qui voudra les définir, la place et la littérature. Il ruminera la grande leçon tirée des années de kiosque :

« Ce sont les gens qui parlent le mieux d’eux-mêmes. Aussi longtemps qu’ils sont là mieux vaut se tourner vers les acteurs et les témoins de leur propre vie que de donner la parole en leur nom aux experts qui, du haut de leur compétence, prétendent en savoir plus long que ceux-là, au premier chef concernés ».

Le goût pris à une lecture poussant de manière quasi obligatoire le lecteur à remonter en amont pour vérifier qu’il n’a rien manqué des rendez-vous avec son auteur, la curiosité m’a ramené à un autre livre du même, paru quelques mois à peine avant Kiosque, hors-série d’une toute autre facture La Splendeur escamotée de frère Cheval (279 pages, 19 euros, Grasset). Il ne relève pas de « La vie poétique » mais il est pourtant d’une puissance poétique sans pareil. Je confesse même avoir rarement lu ces derniers temps une coulée poétique aussi réchauffante et enjouée.

Cette plongée dans les secrets des grottes ornées est dédiée aux mains d’or du paléolithique supérieur qui ont fait tant de présences et de beauté des parois et à François d’Assise. Car Rouaud distingue nettement du refoulé paléolithique dans le christianisme des images. C’est là que se rejoignent la grotte Chauvet et la basilique Saint-François à Assise, dans une même manière de raconter que l’image est « l’expression d’un réel divinisé ». C’est peu dire que Jean Rouaud, ancien pensionnaire du lycée catholique Saint-Louis de Saint Nazaire, a gardé la foi, celle-ci devant se traduire avant tout par la conviction que Dieu est lumière et que celui qui fut cloué sur la croix était un homme-arbre, un humain greffé sur la puissance végétale et Dieu sait qu’il y en eut sur le chemin des Romains, même si celui-ci fut semble-t-il le seul appelé à ressusciter. Son admiration est sans mélange pour les cathédrales gothiques, monstres de dentelle et fruit d’un dépassement sans égal de l’esprit, assorti d’un dédain inentamé pour le goût de parvenu du château de Versailles ou encore le Sacré-Cœur de Montmartre et la Fondation Louis Vuitton « monuments de vacuité et enveloppes d’un vide conceptuel abyssal porté par la seule persistance d’un geste ancien dépouillé de son sens. » Il est vrai que l’on y chercherait en vain la moindre transcendance, un soupçon d’élévation.

Beauté des bisons de Font-de-Gaume, foisonnement du plafond de Rouffignac, rennes affrontés de la grotte des Combarelles, bisons rouges d’Altamira, oies gravées gardant l’entrée de l’hypogée dans la grotte de Cussac, parois muettes ou roches parlantes, toutes disent tant la beauté que l’effroi. Des cerfs-arbres y donnent leur langue au feu, des rhinocéros noirs y côtoient des chevaux-soleil pour ne rien dire des hommes-taureaux. Quel Barnum souterrain ! Mais si le mammouth est bien le permanent du lieu, le cheval en est le roi. La main d’or est habitée par l’esprit même du cheval. Le petit cheval noir, bête la plus craintive, l’ultime du bestiaire tapi au confins de la grotte, au plus profond de son ténébreux silence, c’est lui qui a le mot de la fin

On comprend bien pourquoi des spécialistes dédaignent cette littérature et cette poésie : il est en effet impardonnable qu’hors du sérail, un auteur prétende apporter un supplément d’âme, d’autres lumières, de nouvelles pistes à leur champ de recherche avec des moyens ignorée du CNRS. Il le leur rend bien qui se passe de citer leurs travaux et les leurs livres, n’incluent dans ses remerciements que le seul Boris Valentin, un savant  dont les recherches, nourries par l’ambition palethnologique dessinée par André Leroi-Gourhan et ses élèves, portent sur les modes de vie préhistoriques. Sinon, rares y sont les auteurs cités : Joachim du Bellay, Ronsard, l’Apollinaire de Zone,  Montaigne mais à peine, avec l’air de ne pas y toucher, le Malaparte de Kaputtdont seul Jean Rouaud se souvient que chacun des chapitres porte un titre d’animal. Et en prime un hommage à Paul Dardé, sculpteur de monuments aux morts et d’hommes primitifs, lointain, invisible et discret épigone de ces fresquistes pariétaux.

Il y a eu des Michel-Ange du côté de Chauvet et Lascaux mais gardons-nous d’idéaliser tant les tâcherons pullulent vers Rocamadour ou ailleurs, le trait laborieux, l’inspiration épuisée. Dans les strates géologiques de l’azilien près d’ Etiolles, les mains d’or ont perdu la main. Et de toute façon… :

« A quoi bon le progrès si l’humanité commence d’emblée par la chapelle Sixtine ? »

En nous restituant ce système de représentation du monde, où l’on dessine à destination de puissances extra-lucides, Rouaud se contente des traces. Foin des preuves ! Nul besoin de CQFD. Il sait, lui, l’architecture intérieure du cerveau poétique d’une main d’or. Il est devenu à son tour le spécialiste des phénomènes étranges en nous épargnant tout délire personnel sur chamanisme et pensée magique. Il sait dire comment un cheval à la crinière de rayons d’or se métamorphose en jument à tête noire au cours de sa traversée de la nuit.

« La roche nous dit »

C’est la leçon des mains d’or. Sa capacité d’émerveillement si longtemps après, ce fluide particulier, tient aussi, peut-être, au génie des lieux, que Jean Rouaud est des rares, parmi les écrivains, à avoir arpentés, explorés, troués du regard. A le suivre, nous sommes de plain-pied dans les entrailles de la terre et l’ambiance persuade vite que le secret des mains d’or ne pourrait y être qu’« éventré ».

« La modestie prudente du cheval à Chauvet est déjà une mesure de l’homme. Les mains d’or jureraient que non, mais le petit cheval de la grotte d’Ardèche est, métaphoriquement, inconsciemment, opportunément, prophétiquement, un autoportrait »

Manière de rappeler qu’au commencement il n’y avait que des animaux, Dieu compris. Jean Rouaud voit l’homme comme un parvenu, par rapport à ses lointains prédécesseurs dotés d’un art de la survie autrement plus admirable. Et pourtant, le constat est bien là : la  culture, c’est à dire la science, a bien vaincu, avili et dompté la nature. L’homme ayant pris son contrôle, il n’en finit pas de régler ses comptes avec l’animal qui la dominait autrefois. La tutelle a changé de camp. L’auteur en est hanté ; à tel point que lorsqu’il regarde des dessins d’oiseaux de Jean-Jacques Audubon, il songe au massacre qui s’en suivait puisqu’il l’artiste les faisait poser en l’air en les entrelardant de fils de fer.

Voilà un livre dont la musique intérieure est si envoûtante qu’on ne le referme pas sans un certain vertige. A se demander si à force d’observer ces parois par-dessus l’épaule d’un guide aussi inspiré, on n’y a pas vu l’homme s’extirper de l’animal qu’il fut.

( «  »Bisons rouges d’Altamira »; « Jean Rouaud, kiosquier émérite » ; « Geai bleu » dessin de Jean-Jacques Audubon ;  « Le panneau des chevaux de la grotte Chauvet » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Littérature de langue française.

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commentaires

1 217 Réponses pour Dans le cerveau poétique de Jean Rouaud

bouguereau dit: à

il est trés probable qu’une bonne part des hinterdit religieux concernant le sacrifice des animaux viennent de là..la protéine animale est fort probablement l’origine même de l’inteligence supérieur de l’homme..étché homo

bouguereau dit: à

havoir cette gratitude là c’est hun peu quelquechose qui nous dépasse

Chaloux dit: à

La résection de la prostate de mon secrétaire, l’infâme Pou-gros, l’apparente-t-il à l’homme préhistorique? Non, il faudrait pour cela pratiquer sur lui une autre résection, celle de la bouteille de Parnod. Trop tard. Elle est collée.

Chaloux dit: à

L’apparente-t-elle, cette vieille face de gland.

renato dit: à

Il ne faudrait pas oublier les projections : Donald Duck, Mickey, Bambi & Co.

x dit: à

Nous avons aussi largement laissé de côté les fables et les contes dont l’intitulé comportait le nom d’un animal(grenouille, bœuf, belette, rats, loup, chien, cigogne, renard etc.).
J’avais cru comprendre que la règle du jeu (son côté formel), la contrainte, imposait de se limiter aux noms communs (d’où mon regret pour Flush, et sur ce plan Moby Dick et Bambi même combat) autant qu’à la mention du nom (générique) d’animal dans le titre même si le livre ne parlent pas spécialement d’animaux (d’où Le Wagon à vaches qui évoque des humains, certes ravalés au rang de bêtes).
Pas grave, tout le monde est déjà passé à autre chose.

renato dit: à

Dans Oreiller d’herbes le coq qui marche sur les biscuits qui seront servi avec le thé…

rupibus dit: à

Une grue
S’estompe dans le crépuscule
Et traîne ses ailes comme de la fumée.
Sumitaku Kenshin

rupibus dit: à

21 mars 2019 à 1 h 24 min
oui, presque tout le monde a participé ,et il y a des anciens qui sont revenus!;on peut viser une arche de NOEavec super arc en ciels(écharpe d’iris-et les fleurs!)et bien mieux qu’un zoo !

et alii dit: à

attention, je vois que Barnes asigné un polar traduit
tout fout le camp et c’est en anglais going to the dogs

rupibus dit: à

maitenant, les animaux diagnostiquent des maladies (même les abeilles de Clopine) voilà de nouveaux thérapeutes auxquels on ne la joue pas

rupibus dit: à

sur le lama, animal diagnostiqueur d’alzheimer , wiki dit
Les paléontologues Joseph Leidy, Edward Drinker Cope et Othniel Charles Marsh ont interprété la découverte d’espèces disparues de l’ère tertiaire sur le continent américain, qui apporte des lumières sur l’apparition de cette famille et leurs relations avec les autres mammifères. À l’origine, les lamas n’étaient pas cantonnés à la partie du continent américain située au sud du canal de Panama comme ils le sont de nos jours. On en a découvert de nombreuses traces datées du pléistocène dans la région des montagnes Rocheuses ainsi qu’en Amérique centrale, dont certains beaucoup plus grands que les spécimens actuels. De nombreux animaux apparentés aux chameaux, montrant des mutations génétiques et une série progressive de changements, y ont été découverts dans des strates allant du pliocène au début du miocène. Comme aucune trace de camélidé n’a, à ce jour, été découverte lors de fouilles du vieux continent, il est actuellement admis que les Amériques sont leur terre d’origine et que certains sont passés en Asie, descendant vers le sud en fonction des modifications climatiques pour devenir les chameaux. Il y a peu de mammifères dont le passé paléontologique ait été retracé avec autant de succès3.

rupibus dit: à

pour claudio B
Pedra Furada au centre-est du Brésil. Après plusieurs contestations sur les dates, on envoie à l’université nationale d’Australie,
–Quand j´ai fait mes études d´archéologie, l´existence de l´Homo Sapiens était daté de 40 mille ans. On sait qu´aujourd´hui cette date recule à 180 mille ans. Si le Sapiens est la mutation de quelque chose qui a donné un tronc génétique commun, il serait impossible que cette éclosion ait eu lieu partout en même temps. L´hypothèse actuelle est que l´expansion a été réalisée par l´Homo Erectus, qui savait déjà naviguer. En partant de l´Afrique, avec les courants maritimes qui viennent de l´est, ils seraient arrivés au Nordeste du Brésil, et auraient suivi le cours du fleuve Paranaiba et du fleuve Piaui pour s´enfoncer dans les terres et se retrouver là où sont les sites de la Serra da Capivara.

Une différence entre la Serra da Capivara et les peintures rupestres en Europe c´est le mouvement des personnages, les peintures forment parfois des scènes où tout est en mouvement, les animaux et les humains. En Europe on voit un mouvement naturel des animaux, pas des ensembles coordonnés.

Les peintures montrent des humains toujours en mouvement, gestes de danse, fluides, délicats, scènes d´acrobatie. Il n´y a pas des images de violence, de sang, de luttes et de morts. Il y a plutôt une ambiance de fête et d´amusement, les personnages humains se tiennent souvent par la main, en ronde, autour des arbres, on les entend presque chanter.

rupibus dit: à

A PETRA FURADA brésil
ona des représentations de glyptodon qui sont des tatous de 2tonnes

rupibus dit: à

orner:
expression artistique commune à de nombreuses cultures dans le monde. Il y a 5300 ans, le corps d’Otzi, l’ « homme des glaces » retrouvé dans les Dolomites (Italie) en était orné, de même que des momies égyptiennes vieilles de 2300 ans. Mais mettre la main sur les outils qui ont permis ces réalisations n’est pas courant. En l’occurrence, dans le cas américain, cette trouvaille apporte la preuve de pratiques de tatouage jusque-là inconnues, par des cultures autochtones ancêtres des Pueblo, célèbres plus tard pour leurs prestigieuses architectures en adobe de Chaco Canyon ou Pueblo Bonito, au nord du Nouveau-Mexique.

sciences et vie

et alii dit: à

polémiquezz donc!on verra ce qu’il en sortira
Une polémique littéraire comme il n’en existe presque plus oppose le lauréat du prix Goncourt 2017, Éric Vuillard et l’historien américain, spécialiste de la France de Vichy, Robert Paxton.

Janssen J-J dit: à

l’amie du jaguar (E. Carrère, son 1er roman)

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