Albert Memmi, dedans et dehors
S’il est un homme à avoir pensé la Tunisie au temps de l’Indépendance, c’est bien l’écrivain Albert Memmi, romancier à succès – prix Carthage 1953 –, intellectuel engagé et sociologue accompli. La littérature de langue française en Tunisie commence réellement avec lui et la publication de La statue de sel, roman parrainé par ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau et préfacé par Albert Camus. Memmi est alors un Tunisien convaincu. Né en 1920, à l’approche de son centenaire, il nous livre dans Tunisie, An I (édité et annoté par Guy Dugas, Biblis, CNRS éditions, 226 p., 10 €) ses carnets intimes, ceux où il a noté, presque au jour le jour, ses impressions quand la Tunisie se préparait à devenir indépendante (en 1956), se débattait en luttes intestines, installait Bourguiba (qui sera proclamé « président à vie ») sur son trône – le journal télévisé dans les années 70/80, quand je visitais cet attachant pays, nous montrait à chaque séquence Monsieur le Président derrière son bureau, se levant empressé pour recevoir tel haut dirigeant, tel dignitaire, tel ambassadeur, lui serrant la main et le gratifiant de cet éclatant sourire qui faisait tout son charme.
Oui, la Tunisie était pleine de charme et l’on se plaisait à évoquer Didon, les Phéniciens, Carthage, la lumineuse civilisation qui avait inventé notre alphabet et son écriture – les caractères hébraïques, à l’évidence, en sont redevables – et nous, natifs du Maghreb, aimions ce pays d’autant plus qu’après son Indépendance l’Algérie, arabisée, islamisée à outrance, nous était interdite. Eh bien ! ce que montre Albert Memmi dans ses carnets − et il le ressasse jusqu’à plus soif − c’est l’impossibilité d’avoir une place dans ce pays nouvellement affranchi du colonialisme où seuls les musulmans avaient droit de cité. La Tunisie, qui fut carthaginoise, romaine, vandale, byzantine, arabe et ottomane, puis française (le protectorat date de 1881), choisit résolument son camp en 1958 en intégrant la Ligue Arabe. Et tant pis pour l’immense population berbère (le même sort affligera la Kabylie et les Aurès, colonisés par l’arabité : que sont devenus les Imazighen, ces « Hommes libres » ?).
On notera, néanmoins, que le président Bourguiba, dans son discours de Jéricho, en 1965, fut le premier de ses dirigeants à appeler les pays de la Ligue Arabe à la reconnaissance d’Israël ; on connaît la suite : lettre morte. De fait, la Tunisie, dès lors qu’elle acquit son Indépendance et proclama dans l’article II de sa Constitution : « La Tunisie est un état islamique de langue arabe », exclut des affaires publiques et des instances décisionnaires juifs et chrétiens, même s’ils n’avaient que peu d’attaches avec leur religion supposée. Voilà ce qui interpelle le sociologue Memmi qui ne cesse, dans cet essai, d’interroger l’identité et la place de l’Autre dans la société tunisienne. Lui qui, en Tunisie, se sent à la fois dedans et dehors.
Sa vie durant, Memmi aura traité des différences entre les êtres et de la difficulté des sociétés à les accepter. En fait, toute son activité intellectuelle, dans son combat contre l’injustice, la discrimination et pour la liberté, a tourné autour d’un seul mot : racisme, et d’un seul concept, qu’il inventa, l’hétérophobie, autrement dit la haine de l’Autre. S’étant défini comme « un Juif tunisien de culture française et de gauche », il note, le 12 mars 1956 (soit huit jours avant la proclamation d’Indépendance) :
« … au sein de la communauté tunisienne, il y a des problèmes spécifiques aux Juifs, posés par ma non coïncidence avec les musulmans. Que nier ces difficultés, ne pas les voir, c’est fermer les yeux (ainsi pour le problème d’Israël ; ainsi pour le problème de la religion musulmane et de la part qu’elle prendra dans le futur état) ».
Cela ne peut être plus clair pour lui et, un an durant, dans ses carnets, il pèsera et pensera cent fois ce problème qui, à partir de son cas personnel – la place d’un Juif dans la (bientôt) république tunisienne –, passe au crible l’identité, l’exclusion et le racisme. Il notera le 8 avril, donc trois semaines après l’Indépendance, au milieu des désordres et à chaud :
« Que des faits d’antisémitisme soient souvent des diversions colonialistes, des provocations, c’est vrai, mais que la tentation raciste soit constante chez les arabes actuels, c’est non moins évident ».
Quelle désillusion et que d’amertume dans ce constat chez des gens qui, comme lui, ont tant lutté pour l’affranchissement de la Tunisie de la tutelle coloniale ! À cet égard, le cas de l’historien Paul Sebag est des plus éclairants : voilà un Juif tunisien, membre actif du parti communiste, arrêté à ce titre, incarcéré et torturé par les autorités de Vichy, qui lutta des années durant pour la libération de la Tunisie, et qui va se retrouver mis sur la touche du PCT (parti communiste tunisien) à l’avènement de l’Indépendance, puis chassé de son poste de professeur à Tunis. Le 19 juin, Memmi qui le rencontre note les propos de Sebag, qui sent venir l’exclusion :
« Nous avons lutté pour que les Tunisiens fassent leurs études dans leur langue maternelle. Maintenant, les Juifs, comme les Français, ont comme langue maternelle le français. Il n’y a pas de raison pour les soumettre à leur tour à cette rupture. Il faut des mesures de transition. (Alors que Bitché Slama souhaitait (comme les destouriens) une arabisation totale et immédiate) ».
Memmi, avec sa logique implacable, conclut :
« 1./ Il faut aider les Tunisiens parce que leur cause est juste. 2./ Partir parce que cette cause n’est pas la mienne ».
Telle est sa dialectique du dedans/dehors. Les quelque cent mille Juifs tunisiens n’eurent, en effet, d’autre solution que de partir, qui en France, qui en Israël, et il ne reste aujourd’hui en Tunisie qu’entre 1500 et 2000 Juifs, beaucoup à Djerba où ils sont les gardiens d’un des lieux les plus saints du judaïsme : la Ghriba. Paul Sebag, pour sa part, homme internationaliste s’il en fût, conclut, amer :
« Je ne voulais pas tenir compte du fait juif. Il s’impose à moi ».
Rejoignant, par-dessus la Méditerranée, le raisonnement de Jacques Lanzmann, communiste (jusqu’en 1957), sympathisant castriste et engagé dans le combat algérien auprès du FLN, qui écrit à Georges (frère de) Memmi :
« Si la guerre éclatait en Israël, j’irais me battre » (note du 11 mars 1956).
Ce qui nous vaut, quelques mois plus tard, cette lucide constatation d’Albert Memmi :
« L’attachement de tous les Juifs à Israël est un acte de méfiance envers tous les autres pays (malgré l’extraordinaire bonne volonté des Juifs envers leurs pays d’adoption) parce qu’ils ne sont pas sûrs du lendemain, même en France… »
Qui niera l’actualité, aujourd’hui, d’une telle affirmation lorsqu’un parti présidentiable ose faire croire que les Juifs de France auraient la double nationalité (française et israélienne) et qu’il entend – à Dieu ne plaise – la supprimer ? Un Romain Gary, dans sa sagesse, se bornait à ce constat : « Israël, c’est important pour les Juifs ». Pour sa part, Albert Memmi appartient au comité de parrainage du mouvement « La Paix Maintenant », œuvrant pour que sur cette terre déchirée de Palestine Juifs et Arabes puissent vivre en partage et en harmonie. Y a-t-il quelque alternative au destin juif, une échappatoire ?
« Soyons sérieux », note Memmi : « Le juif n’a pas la liberté de se choisir juif ou non-juif, il est juif, il ne reste plus qu’à être librement juif ».
L’originalité et la valeur d’un tel livre, qui vient à son heure, tient à l’authenticité et à l’acuité de notes prises au jour le jour, sans nul déguisement, sans afféterie ultérieure, sans réinterprétation des faits a posteriori. Le mémorialiste note tout ce qui retient son attention, avec même, parfois, la drôlerie du quotidien, comme lorsque surgit, au détour des pages, Bourguiba « en caleçon ». Ou lorsqu’il note, après un départ en vacances avorté :
« Je veux bien ne pas partir, à condition d’avoir quelqu’un contre qui grogner pour m’avoir empêché de partir » !
Ainsi les petites faiblesses ou les sautes d’humeur sont-elles consignées dans ces cahiers d’écolier où Memmi rédigeait ses notes, à côté des grandes intuitions et des vérités du sociologue, celui qui dans ses Portraits (édition critique coordonnée par Guy Dugas, éditions du CNRS, 1290 p., 45€) multipliait les analyses aiguës et les justes aperçus : Portrait du colonisé, du colonisateur, du Juif, de l’Arabe, de la femme, de l’Autre… Pour beaucoup et pour nous, Albert Memmi, en son grand âge, demeure, soixante ans après avoir commencé à jeter des notes sur ces pages, un guide et un sage.
ALBERT BENSOUSSAN
(« Albert Bensoussan » photo Deborah Bensoussan , « Albert Memmi » photo D.R.)
4 Réponses pour Albert Memmi, dedans et dehors
Y a-t-il quelque alternative au destin juif, une échappatoire ? « Soyons sérieux », note Memmi : « Le juif n’a pas la liberté de se choisir juif ou non-juif, il est juif, il ne reste plus qu’à être librement juif ».
Si c’est vous qui le dites en hommage à Memmi, eh bé, on n’est pas sorti de l’auberge !…
« Avant d’être un but de guerre, c’est à dire une affaire d’hommes, Carthage est d’abord l’invention d’une femme. […] Elissa la rebelle, qui aurait quitté sa ville de Tyr après que son frère, le roi Pygmalion, « le plus scélérat des hommes », eut assassiné son mari par cupidité. Des sources convergentes établissent la création de Carthage par Elissa en 814 avant Jésus-Christ (bien qu’une tradition fixée à l’époque grecque classique évoque Carthage avant la chute de Troie, vers 1184 avant Jésus-Christ). Elissa, partie avec son trésor et quelques aristocrates tyriens, navigue vers l’ouest, fait escale à Chypre, où elle embarque le grand prêtre de la déesse Astarté (et quelques jeunes prostituées sacrées pour ses compagnons), gagne dans ses navigations le surnom d’Errante (avant de devenir pour toujours Didon en Afrique). En vue des côtes africaines, elle engage ses vaisseaux dans un golfe (l’actuel golfe de Tunis) et aperçoit une péninsule attirante, en forme de flèche. Elle débarque.
Virgile l’éclaireur, le poète latin qui chanta les peines des cœurs simples mais aussi les armes et l’homme, le « maître divin » de Victor Hugo, a immortalisé cette arrivée et la fondation de Carthage dans L’Eneide en rappelant que « c’est une femme qui a tout conduit ». Virgile et son Eneide trempée aux sources de la légende des siècles et qui résiste si bien au temps. Tout nous ramène à lui et pas seulement cette mosaïque du Bardo, à Tunis, qui le représente assis, un rouleau de papyrus dans les mains, entouré des muses de l’histoire et de la tragédie : Troie bien sûr, « toute couverte de ses ruines fumantes », présente sur les fresques d’un temple de Carthage, mais aussi les femmes, ces vies dédiées à l’amour et à la mort, les douleurs de l’histoire, ses promesses, et les lunes vagabondes. De Carthage, Virgile nous dit la découverte par les phéniciens, dans un bois sacré, d’une « tête de cheval ardent, signe qui promettait à la nation la gloire guerrière et une éternelle abondance ». Encouragés par ce cheval, dont la souple silhouette galopera longtemps sur les monnaies frappées à Carthage, les fugitifs décident de fonder une ville. « Arrivés aux lieu où tu verras maintenant d’énormes murailles et la citadelle imposante de la nouvelle Carthage, ils achetèrent tout le terrain qu’ils pouvaient entourer avec une peau de taureau : d’où lui vient le nom de Byrsa. »
Sans doute faut-il expliquer cette histoire de Byrsa, car elle est révélatrice de l’habileté diplomatique et commerciale de la Phénicienne. Didon a commencé par négocier l’implantation de sa ville avec les autorités numides. Elles lui concédèrent un lopin de terre susceptible d’être recouvert par une peau de bœuf (bursa, « peau de bœuf » en grec, « bourse » en français). Jamais à court d’intelligence, elle accepte leur proposition, qu’elle retourne en sa faveur en faisant découper la peau de l’animal en très fines lanières qui, mises bout à bout, sont longues de quatre kilomètres, et capables de circonscrire un terrain assez vaste.
Après la fondation de Carthage, le roi des Libyens, un certain Hiarbas, la demande en mariage. Elle feint de lui donner sa main, pour préserver l’avenir, mais par fidélité au cadavre de ce mari égorgé laissé derrière elle, elle organise un simulacre de cérémonie expiatoire avant ses noces et, au dernier moment, monte sur le bûcher qu’elle avait elle-même allumé, non loin de ce qui sera l’espace sacrificiel du Tophet*. Toute l’histoire à venir paraît écrite dans ces instants prémonitoires, comme d’habitude. La première femme annonce la dernière. Même grandeur d’âme, même courage, même force d’amour. L’histoire de Carthage est aussi une histoire de cœur. »
(Daniel Rondeau, NiL éditions, 2008)
« Soyons sérieux », note Memmi : « Le juif n’a pas la liberté de se choisir juif ou non-juif, il est juif, il ne reste plus qu’à être librement juif ».
cette liberté semble s’affirmer comme une revendication pleine de ressentiment, de peur, pour justifier un sionisme soft.
C’est ce que m’inspire ce portrait de M. Memmi, dont je n’avais jamais entendu causer.
Un peu plus jeune, l’histoire de René Cardoso, semble moins donner dans le pathos.
« La famille de René Cardoso s’est installée en Tunisie au XVIIe siècle, venue d’Italie. D’origine juive, elle avait dû fuir l’Espagne après 1492. Elle était tellement intégrée dans la vie locale qu’avant l’indépendance, il y avait même une rue Cardoso à Tunis. René, lui, est né en 1927. »
http://geopolis.francetvinfo.fr/tunisie-la-democratie-en-marche/2016/10/26/lindependance-de-la-tunisie-vecue-et-racontee-par-un-francais.html
La Tunisie, une histoire de femmes : Elissa-Didon, Wassila Bourguiba, Leïla Ben Ali…
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