Ce que « cervantiser » veut dire
D’une manière générale, il existe deux sortes d’écrivains, ceux qui conçoivent leur tâche comme une carrière et ceux qui la vivent comme une addiction. L’écrivain qui appartient à la première catégorie prend soin de sa promotion, se dépense pour assurer sa visibilité médiatique et aspire au succès. Ce n’est pas le cas pour celui qui appartient à la seconde.
Pour ce dernier, réaliser son propre épanouissement lui suffit amplement, mais si toutefois il arrive que son addiction lui procure quelques gains matériels, alors il passe de la catégorie des toxicomanes à celle des dealers ou des revendeurs. J’appellerai ceux de la première classe, des littérateurs et ceux de la seconde, des écrivains tout court, ou plus modestement des incurables apprentis en écriture.
Aux tout débuts de ma longue trajectoire, d’abord comme littérateur, ensuite comme apprenti en écriture, j’ai dû céder au chant des sirènes de la gloriole et sacrifier à la recherche du succès – être exposé aux feux de l’actualité -, «créer l’événement» comme disent avec obscénité les parasites de la littérature – sans prendre en compte le fait, très bien souligné par l’intellectuel et président de la République espagnole Manuel Azaña, que l’actualité éphémère est une chose et que la modernité atemporelle des œuvres appelées à perdurer, malgré l’ostracisme qui les frappe souvent au moment où elles sont écrites, en est une autre fort différente.
Le vieillissement de ce qui est nouveau traverse le temps avec son illusion de fraîcheur fanée. Tandis que la douceur trompeuse de la notoriété est pathétique quand elle n’est pas tout simplement aberrante. Etrangère à toute instrumentalisation et manipulation d’un spectacle d’ombres chinoises, l’œuvre d’art authentique n’est soumise à aucune urgence: elle peut sommeiller en effet pendant des décennies comme «La Régente» de Leopoldo Alas dit Clarín, ou pendant des siècles tel le «Portrait de la gaillarde andalouse» de Francisco Delicado.
Ceux qui ont réduit au silence notre premier écrivain en le condamnant à vivre dans l’anonymat jusqu’à la publication de «Don Quichotte» ne pouvaient pas imaginer que la puissance génésique de ses romans lui survivrait et atteindrait une dimension transcendant les frontières et les époques.
Je suis totalement d’accord avec Fernando Pessoa quand il écrit: «Je porte en moi la conscience de la défaite comme un étendard de la victoire». Etre l’objet d’éloges de la part de l’institution littéraire me conduit à douter de moi-même, mais être considéré à ses yeux comme persona non grata, me réconforte en revanche dans ma conduite et dans mon travail. Du haut de mon âge, je ressens l’acceptation d’une telle reconnaissance comme un coup d’épée dans l’eau, comme une célébration inutile.
Conquise à grand-peine, ma condition d’homme libre invite à la modestie. Le regard qui part de la périphérie vers le centre est toujours plus lucide que l’inverse, et, à l’évocation de la liste de mes maîtres condamnés par les gardiens de la norme national-catholique au silence et à l’exil, je ne peux m’empêcher de penser avec tristesse et mélancolie à la vérité de leurs critiques et à leur exemplaire honnêteté.
La lumière jaillit du sous-sol quand on s’y attend le moins, disait avec ironie Damaso Alonso après avoir réussi le pénible sauvetage de Luís de Góngora du déni sous lequel il était enseveli: qui pourrait encore rester dans l’opposition ?
Ma réserve instinctive par rapport aux nationalismes sous toutes leurs formes, et à leurs identités totémiques incapables d’embrasser la richesse et la diversité de leur propre contenu, m’a poussé à m’accrocher à la nationalité cervantine si revendiquée par Carlos Fuentes, comme à une bouée de sauvetage, parce que je me reconnais pleinement en elle.
Cervantiser c’est s’aventurer, la tête recouverte d’un fragile casque transformé en heaume, dans le territoire incertain de l’inconnu. C’est aussi douter des dogmes et des prétendues vérités, présentées comme intangibles, car cela nous aide à échapper au dilemme qui nous taraude, entre l’uniformité imposée par le fondamentalisme de la technoscience dans le monde globalisé d’aujourd’hui et la réaction violente et prévisible des identités religieuses ou idéologiques, qui se sentent menacées dans leurs croyances et essences.
Au lieu de s’obstiner à déterrer les pauvres ossements de Cervantès en vue d’en faire la promotion auprès des touristes comme s’ils étaient des saintes reliques qu’on aurait fabriquées en Chine, ne vaut-il pas mieux exhumer et tirer au clair les étapes obscures de sa vie après son rachat difficile contre une rançon à Alger?
Combien de lecteurs du « Quichotte » savent les ennuis financiers, l’indigence qu’il dut endurer, sa demande rejetée d’émigrer en Amérique, la faillite dans ses affaires, son séjour dans la prison sévillane pour non-acquittement de dettes, l’insupportable inconfort qu’il vécut dans le quartier malfamé du Rastro de Valladolid avec son épouse, sa fille, sa sœur et sa nièce en 1605, année durant laquelle il rédigea, au milieu de la promiscuité des quartiers marginaux et des bas-fonds de la société, la Première partie de son roman?
J’ai dédié, il y a des années de cela, quelques pages à un opuscule portant comme titre «Documents cervantins inédits à ce jour» du presbytérien Cristóbal Pérez Pastor, imprimé en 1902 dans l’intention, souligne-t-il, que «règne la vérité et disparaissent les ombres», une œuvre dont la lecture m’a fortement impressionné, dans la mesure où, malgré les preuves irréfutables et les recherches ultérieures, la vérité ne s’imposa guère en dehors d’une poignée d’érudits.
Aujourd’hui, plus d’un siècle après la publication de cet ouvrage, subsistent toujours des zones «d’ombre». Au moment où les conférences, les hommages, les commémorations et autres célébrations se succèdent les unes après les autres, engraissant au passage la bureaucratie officielle et les ventripotents cloués à leur fauteuil, peu sinon très peu de spécialistes continuent à se consacrer à l’examen sans préjugés de la carrière théâtrale ratée et à l’exploration des longues années passées, comme il le dit dans le prologue du «Quichotte» «à dormir dans le silence de l’oubli», de «ce poétereau déjà vieillissant» (plutôt versé dans le malheur que dans la versification) qui attend en silence ce que dira ce faillible législateur de toujours qu’on nomme le public.
Atteindre l’âge de la vieillesse, c’est prendre la mesure de la vacuité et du caractère chimérique de nos existences, autrement dit, de ce que Gabriel García Márquez nomme «cette exquise merde de la gloire», en passant en revue les prouesses dérisoires accomplies par le colonel Aurelíano Buendía et les combattants résignés de Macondo. L’agréable jardin où se déroule la vie de ceux qui ont le plus ne doit pas nous distraire du sort réservé à ceux qui ont le moins, en ce monde où le progrès prodigieux des nouvelles technologies s’accompagne inexorablement de la propagation des guerres et des conflits meurtriers, et de l’extension sans fin de l’injustice, de la pauvreté et de la faim.
Puisque l’entreprise des chevaliers errants consiste, comme disait don Quichotte, à «venger les injures, secourir et à venir en aide aux opprimés», j’imagine l’Ingénieux Hidalgo de la Manche enfourchant Rossinante, renverser, lance à la main, les sbires de la moderne Santa Hermandad en train d’exécuter les ordres d’évacuation des condamnés à l’expulsion de leur maison et les corrompus de la spéculation financière, ou bien, traversant le détroit de Gibraltar, et arrivant au pied des murailles de Ceuta et de Melilla qu’il prendrait pour des châteaux enchantés avec le pont-levis et les tours à créneaux, se porter au secours des immigrés dont le seul crime est leur instinct de vie et leur soif de liberté.
Même s’il est difficile pour le héros de Cervantès et pour nous lecteurs touchés par la grâce de son roman, de nous résigner à l’acceptation d’un monde gangréné par le chômage, la corruption, la précarité, les inégalités sociales croissantes et l’exil des jeunes à la recherche d’un emploi, et quand bien même ce refus serait considéré comme une folie, nous l’accepterions de bonne grâce. Car le bon écuyer Sancho Panza saura comment dénicher le dicton qui justifiera et défendra les raisons de cette folie.
Le panorama qui s’offre à nos yeux est sombre : crise économique, crise politique et crise sociale. D’après les statistiques que j’ai à portée de la main, plus de 20% des enfants de notre Marque Espagne vivent actuellement en dessous du seuil de pauvreté, un chiffre inférieur malgré tout au pourcentage du chômage. Les raisons qui doivent nous pousser à l’indignation ne manquent pas et l’écrivain ne peut les ignorer sans se trahir lui-même.
Pour nous, il ne s’agit pas de mettre notre plume au service d’une cause, aussi juste soit-elle, mais d’instiller le ferment contestataire de celle-ci dans le domaine de l’écriture. Faire rentrer la trame romanesque dans le moule de formes usées jusqu’à la corde ne peut que condamner l’œuvre littéraire à l’insignifiance. Et encore une fois, Cervantès nous montre, à la croisée des chemins, la voie à suivre.
Sa conscience des méfaits du temps, «qui dévore et consume toute les choses», dont il parle dans le magistral chapitre IX de la Première partie du livre, l’a conduit à prendre de l’avance sur lui en se servant des genres littéraires en vogue comme matériau de démolition afin de construire un prodigieux récit des récits qui se déploie jusqu’à l’infini. Comme je l’ai dit il y a plusieurs années, la folie d’Alonso Quijano, troublé par ses lectures, contamine également son créateur rendu fou par les pouvoirs de la littérature.
Il nous faut revenir à Cervantès et assumer la folie de son personnage comme une forme supérieure de sagesse, telle est la leçon à retenir du «Quichotte». En retournant à Cervantès, nous ne nous évadons pas de l’injuste réalité qui nous entoure, bien au contraire nous y pénétrons de plain-pied. Disons bien haut que nous pouvons. Ceux qui ont été contaminés par notre premier écrivain n’abdiqueront jamais devant l’injustice.
(discours du lauréat du prix Cervantès 2015, traduit de l’espagnol par Abdelatif Ben Salem)
(« Juan Goytisolo » photo D.R.; « Portrait imaginaire de Miguel de Cervantes » par Juan de Jauregui ; le « Quijote » de Picasso)
5 Réponses pour Ce que « cervantiser » veut dire
Vive Goytisolo.
Beau billet d’un grand écrivain. Respect.
Un grand merci.
http://www.rtve.es/alacarta/videos/premio-cervantes/discurso-integro-juan-goytisolo-premio-cervantes-2014/3103044/
discours prononcé en 2015, mais prix Cervantès 2014
txte integal en espagnol 12mn
Cervantès vivant. Magnifique. Curieux d’ailleurs comme Don Quichotte réapparaît aujourd’hui, à la fois comme une lecture incontournable, comme un mystère dont on ne trouvera pas la clef et comme une force agissante. Les chefs-d’œuvre parlent, puis se taisent -comme s’ils décidaient de se retirer-, puis parlent à nouveau, suivant les temps.
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