
« Wolf Hall » ou l’homme est un loup pour Cromwell
Il est rare qu’un film soit à l’unisson du livre dont il est l’adaptation ; mais le phénomène est plus remarquable encore lorsqu’il est fidèle non seulement à l’esprit et à la lettre mais dans la qualité. Le cas de Wolf Hall, biographie romancée à grand succès devenue biopic promis à un égal retentissement, décrivant l’ascension fulgurante de Thomas Cromwell dans l’ombre d’Henry VIII. Il est « le » conseiller du roi, éclipsant tous les autres par l’audace de ses intuitions politiques. Le monarque en fit son super secrétaire et le plus influent de ses ministres. On retrouve Cromwell derrière la répudiation de Catherine d’Aragon, le mariage avec Anne Boleyn, la rupture de l’Eglise d’Angleterre avec Rome et la dissolution des monastères
Après avoir été adaptée au théâtre, les deux premiers volumes de cette trilogie sont devenus une série que BBC 2 a diffusé avec succès le 21 janvier (et bientôt sur Arte). L’histoire, écrite par Hilary Mantel, un auteur qui croule sous les honneurs et les récompenses, puis filmée par Peter Kosminsky, se déploie sur la période qui roule de 1500 à 1535. On découvre ici un enfant maltraité par un père vulgaire, devenu par sa seule volonté un autodidacte polyglotte créé premier comte d’Essex, l’un des plus vieux titres nobiliaires du Royaume-Uni, impopulaire à la Cour pour avoir réussi à s’élever si haut par son seul talent, un pragmatique qui aimait faire la fête, certes roué mais au service de son roi et non de son propre intérêt, l’aidant à traverser les machinations politiques d’intrigants plus machiavéliques les uns que les autres.
Des portraits de l’école de Holbein circa 1530 montrent un Cromwell sérieux, épais, lourd. Celui du réalisateur Peter Kosminsky, interprété par un Mark Rylance magistral, a un charme ténébreux, un regard pétillant d’intelligence, des manières subtiles sans jamais en faire trop.
Les historiens l’ont souvent maltraité, opposant le calculateur opportuniste en lui au probe Thomas More. Et il n’était qu’un personnage mineur dans le Henry VIII de Shakespeare, intervenant aux actes III et V. En ce sens, tant la trilogie romanesque que la série télévisée, jouant l’une et l’autre sur cette rivalité, par leur exceptionnelle audience, valent réhabilitation.
Juriste de formation, comme son héros, Hilary Mantel (1952) est fascinée par les Tudors. Elle est précédée par sa réputation d’excentrique dépourvue de sur-moi. Elle croit au pouvoir des fantômes, à la puissance des revenants et à la force d’évocation du détail vrai. Son souci de l’exactitude historique se noue à celui de la vérité romanesque, l’abondante correspondance de Cromwell, parfaitement conservée depuis, ayant été sa source majeure
Son narrateur omniscient ne nous laisse rien ignorer des motivations des personnages dans son œuvre. Ici, l’auteur arrive à créer un effet de distance même si tout est vu par le regard d’une seule personne. Protégé du cardinal Wolsey avant de devenir celui d’Henry VIII, son héros est avant tout l’ambassadeur du lecteur, celui qui lui décrypte un monde qui serait inintelligible sans ce précieux guide. Comme le narrateur nous met sous la peau de Cromwell plus que de tout autre, on finit par voir l’Histoire en train de se faire avec son regard. Ainsi Anne Boleyn est-elle cruelle et affectée.
Ironique, désenchanté, sans illusion, un brin cynique, Cromwell est bien la créature de la romancière. Elle l’a modelé pour qu’il reste le conseiller de l’ombre malgré sa puissance officielle. Ne dit-on pas que l’on voit mieux de biais et mieux encore quand on a l’illusion d’être en coulisses, derrière les puissants, dans l’ombre de leurs mentors ?
Tant la romancière que le réalisateur racontent au fond une histoire moderne qui se déroulerait au XVIème siècle, même si c’est filmé à la lueur des chandelles, le chef opérateur faisant preuve d’une remarquable maîtrise de la lumière. Elle parvient à être moderne dans sa facture sans jamais paraître anachronique. C’est particulièrement flagrant s’agissant de religion : Cromwell est souvent projeté dans un tension entre passé et présent, où nos préoccupations trouvent une résonance. C’est aussi que la romancière ne fait pas parler ses personnages dans un anglais du XVIème siècle mais dans un idiome qui combinerait un certain archaïsme à l’anglais contemporain. De quoi faire avaler la noirceur parfois indigeste du kitsch Tudor.
Contrairement à l’historiographie anglaise, ni le roman ni le film ne font de Cromwell un acharné de Luther non plus qu’un zélé défenseur du protestantisme. Du moins ils oscillent entre l’homme de foi et le roué qui instrumentalisent la foi à des fins politiques. La Réforme lui apparaît comme une querelle théologique de circonstance que le roi pourrait instrumentaliser à son profit. La romancière et le cinéaste se placent au fond à équidistance entre ceux qui ont minimisé le rôle de Cromwell dans la Réforme anglaise et dans la parlementarisation de la suprématie royale, et ceux qui lui attribuent un rôle-clé dans ces bouleversements.
Hilary Mantel avait gâché du plâtre avec A Place of Greater Safety (1992), fresque révolutionnaire consacrée à Danton, Robespierre et Camille Desmoulins, son premier roman historique regardé rétroactivement comme un échauffement de sa saga Cromwell qui a réussi le tour de force d’enchanter tant les critiques, les lecteurs, les spectateurs que les téléspectateurs.
Le premier tome de cette vie de Cromwell lui avait valu le Man Booker Prize, équivalent du Goncourt pour la lanque anglaise ; le deuxième, un deuxième Man Booker Prize ; logiquement, le troisième, à paraître cette année, devrait lui en valoir un troisième, sauf à croire que dans ce monde-là, les jurés sont des goujats. Sa sortie est guettée dans une atmosphère de frénésie égale à celle du prochain Harry Potter. On sait juste que le récit s’ouvrira sur l’expression du visage de Thomas Cromwell devant l’échafaud juste après l’exécution d’Ann Boleyn.
A propos, pourquoi Wolf Hall ? Pas seulement parce que c’est la maison des Seymour, dont la fille Jane devint la troisième femme d’Henry VIII. C’est surtout parce que l’homme est un loup (wolf) pour l’homme, pensée qui ne nous quitte guère en observant Cromwell naviguer dans la conquête du pouvoir.
(« Portrait de Thomas Cromwell par Holbein le jeune, 1532)1533 » et photos tirées du film de Peter Kosminsky)