de Pierre Assouline

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Vices et vertus de la confusion des genres

Vices et vertus de la confusion des genres

Brouiller les genres littéraires et s’affranchir de leurs frontières, c’est courir le risque d’en subir les conséquences et d’en récolter les fruits. On est à peu près sûr d’être méprisé par les historiens, les sociologues, les journalistes, les romanciers, chacun jugeant à l’aune de sa science ou de son art que c’est trop ceci et pas assez cela ; mais dans le même temps, le public y trouvera son compte si l’auteur a su parasiter et détourner avec talent tous les codes narratifs au profit de son récit. A condition de ne pas se demander si c’est du lard ou du cochon. Un cas de figure particulièrement bien illustré ces temps-ci par Laëtitia (385 pages, 21 euros, Seuil) d’Ivan Jablonka (1973).

Au départ, un fait divers qui fit grand bruit il y a quelques années. L’enlèvement de Laëtitia Perrais, une serveuse de 18 ans dans un restaurant de la Bernerie-en-Retz, à deux pas de chez elle du côté de Pornic (Loire-Atlantique) où elle vivait dans la famille d’accueil au sein de laquelle on l’avait placée avec sa sœur. Le principal suspect, qui s’avèrera être le meurtrier, fut retrouvé au bout de quarante huit heures. Mais la gendarmerie et la police mirent des semaines avant de retrouver le corps de la victime, poignardée à une quarantaine de reprises, étranglée, découpées puis démembrée (on ignore si elle fut violée).

C’était au début de 2011. Le président Sarkozy, plus impulsif et démagogue que jamais, en fit une affaire d’Etat en reprochant publiquement aux juges de ne pas avoir garanti le suivi de Tony Maillon (1979), le présumé coupable, et leur annonçant des « sanctions » en regard de leurs « fautes ». La prise de position du premier magistrat de France provoqua un tel scandale qu’elle fit descendre des milliers de magistrats dans la rue. Au regard de ces éléments conjugués, l’auteur veut y voir un fait divers exceptionnel ; mais tout fait divers ne l’est-il pas d’une certaine manière dès lors qu’il est transcendé par la littérature ? Flaubert ne s’était-il pas inspiré de l’empoisonnement de la femme d’un officier de santé, un fait divers qui avait défrayé la chronique normande sous Louis-Philippe, pour écrire Madame Bovary ?

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Historien de formation, professeur à Paris-13, co-directeur de la collection « La République des idées » au Seuil, Ivan Jablonka s’était fait connaître du public il y a quatre ans avec une enquête prenante, essai original d’ego-histoire sous le titre Histoire des grands-parents que je ne n’ai pas eusIntrigué au début, puis passionné au cours de son enquête pour finir véritablement obsédé, hanté, habité par le fantôme de la malheureuse Laëtitia , l’auteur a été partout sur les lieux (Pornic bien sûr mais aussi Nantes, Paimboeuf, Machecoul…) ; il a rencontré et interrogé tous ceux qui devaient l’être à commencer par ceux qui ne l’avaient pas été, les proches et les moins, les familiers et les journalistes, les avocats et les magistrats, jusqu’au médecin-légiste, autant de personnages qu’il fait vivre intensément ; il a assisté au procès, non pas à la paresseuse comme certains envoyés spéciaux, mais à toutes les audiences.

Il n’empêche : son héros, c’est bien, elle, l’absente, Laëtitia –et non lui, l’omniprésent Meilhon dans le box, délinquant multirécidiviste, bien qu’il soit plus intéressant, et pour cause : elle avait à peine eu le temps d’exister. L’auteur ne l’a pas moins constituée en objet d’histoire. Elle et son fait divers qui reflète en une seule personne la vulnérabilité des enfants et les violences faites aux femmes. En appel, Tony Maillon a été est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans.

Ce n’est pas le livre d’un écrivain mais d’un historien-sociologue, comme il se définit au cours du récit, à la plume plus légère que celle de ses collègues. Disons une enquête sociologique mieux écrite que le sont les travaux des sociologues, ce qui n’est pas difficile vu leur lourdeur et leur jargon ; mais cela n’en est pas moins dépourvu de qualités littéraires, surtout si on le compare à d’autres faits divers dont se sont déjà emparés des écrivains, Laetitia-Perrais.-Un-an-deja_article_landscape_pm_v8notamment le Sciascia des dossiers-enquêtes (A chacun son dû, Le Contexte, l’Affaire Moro…). Jablonka cite lui-même l’inévitable référence de De Sang-froid de Truman Capote (on en est loin, en effet) ainsi que le cas Violette Nozière entre les mains des surréalistes, ou le dialogue à travers les âges Michel Foucault/Pierre Rivière, Norman Mailer dans son Chant du bourreau et bien sûr Emmanuel Carrère aux prises avec son adversaire, Jean-Claude Romand. Plus près de nous, Philippe Jaenada s’est, lui, emparé en écrivain des affaires Bruno Sulak et Pauline Dubuisson pour en faire des récits passionnants (Sulak et La Petite femelle)

L’intérêt de Laëtitia vient de la force de la démarche, de l’enthousiasme de l’enquêteur, de son tropisme déjà ancien pour les enfants perdus, de sa rigueur de chercheur. De sa capacité à mobiliser toutes les sciences sociales pour produire une littérature qui ne soit pas fictionnelle. Cette affaire, il n’a pas voulu seulement la comprendre et l’ouvrir mais in fine la dissiper en « libérant la victime de sa mort ». Il a eu l’ambition affichée d’« écrire du vrai ». Dommage que cela verse parfois dans la moraline qui pourrait inciter certains à nous infliger ce type de lecture comme « un devoir-citoyen », ce qui, personnellement, aurait plutôt tendance à me faire fuir.

Probablement atteint du syndrome du Royaume tel qu’Emmanuel Carrère l’a récemment illustré, Ivan Jablonka se met en scène et nous fait partager ses émois et ses émotions ; or ce qui est acceptable d’un romancier l’est moins d’un chercheur en sciences sociales, ce qu’il demeure malgré tout. Il faut être Gide prenant des notes en cour d’Assises à Rouen, ou relatant l’affaire de la séquestrée de Poitiers. Ou encore Giono s’attaquant au mystère Dominici. On conçoit que le narrateur se fasse acteur de son récit dès lors qu’il a lui-même une œuvre et une biographie qui justifient qu’on le suive dans son implication personnelle. Mais si ça marche avec eux, ça marche moins avec lui. Les derniers chapitres du livre sont pénibles à cet égard, notamment « Laëtitia, c’est moi » et « Les années Laëtitia ».laetitia

Erigeant Edwy Plenel en modèle journalistique, il évoque la noblesse du fait divers en ce que celui-ci invite à se tourner vers la famille, la société, le politique, la justice etc Qu’il n’ait guère de distance avec son sujet importe peu. L’empathie a des raisons que la raison ne connaît pas et on ne saurait le lui reprocher. Son extrême bienveillance (sauf avec Sarkozy) lui inspire parfois des pages déchirantes où il dit s’efforcer d’enregistrer « à la surface de l’eau les cercles éphémères qu’ont laissés les êtres en coulant à pic ». On peut penser avec l’auteur que, bien que la vie de son héroïne n’ait duré que 18 ans, les violences qu’elle a subies sont sans âge. De là à admirer le moindre des textos de la victime et à juger que « tro kiffan le soleil  ! » l’émeut comme du René Char… A noter d’ailleurs que l’historien en Jablonka fait un grand usage, assez rare à ce jour, des programmes télévisés préférés, des post Facebook, des « like » et des SMS de son héroïne comme autant d’archives constituant une source intime et vivante de sa culture numérique.

De manière oblique, et sans rapport direct avec son objet, Laëtitia nous pousse donc aussi à nous interroger sur la statut d’un livre en sachant que la frontière est décidément ténue entre les genres. L’Académie Goncourt l’a fait figurer dans sa sélection au même titre que les romans qui la composent. Ce qui a paru ici surprenant et là incongru. Le jury Renaudot l’a d’ailleurs sélectionné pour sa liste des « Essais ». Le Monde vient de le couronner de son prix littéraire.  Il est vrai que l’éditeur lui-même n’y croyait pas. Non seulement Laëtitia est absent du grand placard publicitaire du Seuil dans Le Monde intitulé « Rentrée littéraire » mais le livre est publié non dans ses prestigieuses collections romanesques (Cadre rouge ou Fiction&Cie) mais dans l’excellente « Librairie du XXIème siècle », co-dirigée par Maurice Olender et Ivan Jablonka, une collection de sciences humaines et sociales qui s’apprête à faire paraître un inédit de Lévi-Strauss. Il est vrai que Laetitia n’a absolument rien d’un roman.

On remarque d’ailleurs que la jaquette d’un noir de jais sur laquelle se détache les seules lettre rouges de Laëtitia fait l’impasse sur le titre complet tel qu’il figure sur la couverture et la page de garde : Laëtitia ou la fin des hommes. Ce qui sonne autrement et même mystérieusement. D’autant qu’elle est suivie par cette réflexion de Spinoza placée en épigraphe :

Laetitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionem/ La joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande.

(« Obsèques de Laetitia Perrais » et « Tony Meilhon » photos D.R.)

 

 

 

 

 

Cette entrée a été publiée dans Essais, Littérature de langue française.

810

commentaires

810 Réponses pour Vices et vertus de la confusion des genres

JC..... dit: à

Beau billet, Renato ….

rose dit: à

Renato
votre « ils » recoupe-t-il tout Lee lo g les pare ts ignobles ou sont deux catégories distinctes les coformkstes qui se disent anti conformistes et les parents ignobles ?
Vous rejoignez dans ce que vous dites Mme Taubira hier soir face à Yann Barthes.
Elle a cité Blaise Pascal, sur la raison, une chose et son exact opposé.
je ne suis pas sûre que tout le monde ait compris. Grande dame !
A la question sur Ma/icron elle a répondu « il fait sa vie » remettant à sa place-insignifiante- ce petit freluquet.

rose dit: à

Tout le long de votre commentaire

rose dit: à

les conformistes

JC..... dit: à

« Taubira : grande dame ! » (rose)

Grande c.onnasse, la piétasse verbeuse ! Attention, une c.onne peut en cacher une autre…

rose dit: à

>JC
Vanessa Paradis ?
Valérie Lemercier ?
Je ne crois pas.
Aucune des trois.

rose dit: à

Un grassouillet est perdu.
Cela me fait beaucoup rire bêtement.

ribouldingue dit: à

faites ch…. les mecs….j’avais arrondi à 800 et vous foutez tout par terre! C’était bien 800! Vous pouviez pas cancaner sur le billet suivant…

renato dit: à

Se mettre à l’Opera Comique? Et voilà une idée qui n’est mauvaise, JC, mais le temps étant ce qu’il est et que ce travail ne paye pas à la hauteur de la fatigue, une action en ce sens n’est même pas envisageable. Et puis, déjà « choisir un public » ce serait un travail, et il faudrait aussi écrire le libretto, trouver un-e musicien-ne dont l’agenda ne soit pas trop chargée, idem pour la mise en scène, la scénographie, suivre les répétitions, et ainsi de suite: vraiment pas envie. Cela dit, vous pourriez vous y mettre, si ça vous tente.

berguenzinc dit: à

bérénice dit: 11 septembre 2016 à 21 h 21 min

Les Barbouzes sur la 8.

Les barres 8 sur la bouse

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