De l’esprit et de l’âme dans leur rencontre avec les muscles
Question culture, la réputation des sportifs est réglée de longue date : ils ne lisent pas. Ni sur le sport, ni sur leur propre discipline, ni même sur son histoire glorieuse. Rien, nada, nothing sinon L’Equipe dans le meilleur des cas ou alors des albums richement illustrés sur le football. Cette fâcheuse réputation, il est vrai guère démentie par les chiffres, encourage les éditeurs à s’abstenir de toute prise de risque de ce côté-là malgré la qualité des livres de chroniqueurs sportifs chevronnés tels que Vincent Duluc, Denis Lalanne, Bernard Morlino. 2024, année olympique française, nous vaudra peut-être quelques surprises, il ne faut jurer de rien.
Il est vrai que même sur un plan purement littéraire, les écrivains ne s’y sont guère aventurés de Jean Echenoz sur le coureur Emil Zátopek (Courir, 2008) à Luc Lang sur les arts martiaux (Le récit du combat, 2023) en passant par Olivier Guez (Eloge de l’esquive, 2014), Eric Fottorino (Je pars demain, 2001), Jean-Philippe Toussaint (Football, 2015), Paul Fournel (Besoin de vélo, 2001), Jean Hatzfeld (Où en est la nuit, 2011, Robert Mitchum ne revient pas, 2013, Deux mètres dix, 2018) pour ne rien dire de Jean-Paul Dubois dont l’œuvre est traversée par la passion pour le rugby. Mais on ne voit pas grand-chose chez nous de l’ampleur de The Amateurs (1985) consacré par David Halbsertam à l’équipe olympique américaine d’aviron, ou du Grand roman américain (1980) de Philip Roth sur le baseball ou encore de End Zone (2023) de Don DeLillo sur le football US. Il y a pourtant matière à romans, récits et biographies dans les stades, sur les terrains, à même la piste cendrée, du côté des rings, des dojos, des vestiaires pour ne rien dire de l’inépuisable vivier de personnages. Mais non, c’est décrété, les sportifs n’en veulent pas ; quant aux lecteurs, on dit qu’ils ont du mal à s’identifier lorsqu’il s’agit d’un sport qu’ils n’ont jamais pratiqué. Raison de plus pour s’arrêter sur ceux qui bravent le poncif et s’interrogent sur le sport fut-ce de la manière la plus baroque qui soit.
Et d’abord un livre qui ne doit rien à la littérature et tout à la passion du sport mâtinée d’expertise en mathématiques et en physique. Pourquoi les cyclistes, les cavaliers, les motards, les skieurs, les patineurs, les coureurs se penchent-ils dans les virages ? Pourquoi un sprinter du 100 mètres décélère-t-il aux deux-tiers de la course à l’approche du fil ? Pourquoi les basketteurs donnent-ils l’impression d’être suspendus quand ils saurent ? Pourquoi saute-t-on plus haut en fosbury flop dorsal qu’en ciseaux ? Pourquoi une balle de golf est-elle percée d’alvéoles, entre 250 et 500 de toutes formes et profondeurs ? Pourquoi le ballon de football est-il formé d’hexagones et de pentagones ? Pourquoi un aileron permet-il à une voiture de course de ne pas décoller de la route ? Pourquoi ne faut-il pas trop baisser la tête lorsqu’on est penché sur le guidon de son vélo ? Y a-t-il une loi d’évolution des records etc C’est vrai, après tout : pourquoi ?
Les réponses se trouvent dans Pourquoi est-on penché dans les virages ? (165 pages, 20 euros, CNRS éditions) un livre très astucieux, à vocation pratique et didactique. L’auteure Amandine Aftalion est sportive, naturellement (elle pratique assidûment la natation) mais surtout passionnée de sport. L’originalité de son livre tient à ce qu’elle répond aux 40 questions de bon sens qu’elle pose (deux ou trois pages par réponses, argumentées avec graphiques et équations à l’appui le cas échéant) en scientifique : normalienne, directrice de recherches au CNRS, elle est connue pour ses recherches sur les condensats de Bose-Einstein. Même si l’on est aussi ignare que moi en mathématiques et en physique, on comprend. Je ne vais évidemment pas vous donner les réponses à toutes les questions sus citées. Pour ce qui est de la question-titre, sachez que c’est un problème de force centrifuge qu’il faut contrer en sachant qu’elle est proportionnelle au carré de la vitesse. Reste à l’optimisation mathématique à combiner toutes les contraintes afin de minimiser le temps, la trajectoire, l’énergie dépensée, l’effort fourni, la résistance d’un matériau… Après l’avoir lu (ici un extrait), on rêve d’un livre cette fois plus philosophique de la même auteure qui serait une méditation sur les rapports entre l’homme et la vitesse.
Cela dit, afin d’atténuer un peu le pessimisme exprimé par le début de ce billet, je ne saurais trop recommander la lecture de Des écrivains et du sport (385 pages, 26 euros, éditions du Volcan). Julien Legalle, un bibliothécaire assez fou de sport pour avoir cofondé l’association Ecrire le sport, y a réuni quatorze portraits d’auteurs (mé)connus pour leur addiction aux exercices physiques codifiés, disciplinés et réglementés. Certains en acteurs, d’autres en spectateurs. Il en est même qui furent croyants et pratiquants. Une sélection qui n’a rien d’exhaustif et tout de subjectif. On s’en doute, le football a la part belle (Albert Camus, Luis Sepulveda, Pier Paolo Pasolini, Vladimir Nabokov) suivi par la boxe (Arthur Cravan, Ernest Hemingway), la gymnastique (Colette), le karaté (Harry Crews), le cricket (Arthur Conan Doyle, Samuel Beckett), le football américain (Jack Kerouac), le tennis (David Foster Wallace), le rugby (Beckett encore) et même, tenez-vous bien, le surf (Agatha Christie, qui l’eut cru ?). Chacun des sélectionnés a droit à une copieuse biographie assortie d’une assez complète bibliographie. L’ensemble est rigoureux, précis et d’une grande richesse dans les détails et les anecdotes significatives. Car, naturellement, tout cela n’a d’intérêt que par ce que cela dit de différent d’œuvres dont nous croyions tout savoir. Il y manquait parfois un sous-texte sportif qui apporte un autre éclairage.
Samuel Beckett, seul Nobel de littérature à figurer dans le Widen Cricketers Almanack, qui ne ratait jamais les retransmissions du Tournoi des cinq nations, n’a évoqué le sport dans son œuvre qu’à une reprise : une quinzaine de lignes dans le monologue de Lucky d’En attendant Godot. Sa passion était ancienne et authentique ; mais de là à déduire que son acharnement à édifier son œuvre « rappelle celui des athlètes de haut niveau en quête de performance » nous parait solliciter un peu trop sa biographie ; d’autant que Fin de partie concerne plutôt les échecs, son autre passion, un jeu certes reconnu comme un sport- faut-il n’avoir jamais participé à un tournoi pour en douter.
Le tifoso Pasolini, jeune supporter du Bologne FC, voit juste en expliquant que le tifo est une maladie infantile qui dure toute la vie. Il considère le football comme un langage, un moyen d’abattre les murs érigés entre les classes sociales et comme le dernier spectacle sacré. Il l’a d’ailleurs largement commenté et théorisé (ses écrits sur le sport sont parus en français en 2012 aux éditions le Temps des cerises sous le titre Les Terrains) ; il se passionnait pour tant d’autres disciplines que l’on pourrait raconter l’histoire du sport italien vu par ses yeux ; athlétique jusqu’à la fin tragique de ses jours, il ne perdait jamais une occasion d’organiser un match, de susciter des rencontres, lui qui détestait perdre comme ce fut le cas lorsque l’équipe de tournage de son Salo ou les 120 journées de Sodome affronta à son initiative celle de Novecento dirigée par son ancien assistant Bernardo Bertolucci, les deux films étant en tournage en même temps dans la même région !
Hemingway, passons rapidement tant il s’est abondamment raconté sur ce plan-là non sans en rajouter, comme d’habitude. Mais Nabokov ! Je l’avoue, j’ignorais qu’il avait pratiqué tant de sports et que le goût de la compétition, de l’effort, de la solidarité, de la rivalité qui transparait dans certains de ses livres lui venait de là. Il était gardien de but dans une équipe d’exilés russe à Berlin dans les années 30 mais a raccroché les crampons après une blessure. Football, boxe, tennis, croquet, tir à l’arc, équitation sans oublier, bien sûr, le seul sport auquel il s’adonna jusqu’à son dernier souffle : les échecs (encore que la chasse aux papillons…). Un vrai touche-à-tout car, question sport, tout le touchait. Leur point commun : l’esprit du jeu. Il y avait consacré une conférence au Club des écrivains à Berlin en 1925, texte qu’il publiera ensuite sous le titre de Play. Le jeu ou l’art de la guerre dans lequel la dimension esthétique prend toute son importance. Un essai sous forme de manifeste, axé sur les combats de boxe mais valable pour tous les autres sports. Il y est question de sublimation de la violence par son imitation, nous révèle Julien Legalle. Il semble bien que le sport, surtout le football, encore et toujours, soit un thème récurrent de sa fiction- encore que à première vue, dans Ada, son chef d’œuvre, ou Lolita (pardon, il y a du tennis…) mais c’est bien le cas, en filigrane ou en majesté, dans Pnine, Brisure à senestre, L’Exploit…
On voit à travers ces quelques exemples à quel point ce recueil, aussi dévolu au sport qu’à la littérature et à leur interpénétration, est une mine. Et puis quoi, un tel livre ne saurait être entièrement mauvais lorsqu’il s’avance pris en sandwich entre une préface de Benoit Heimermann et une postface en hommage à Antoine Blondin. Ce qu’il y a entre les deux leur fait honneur. L’ombre des glorieux anciens absents de ce livre, celle des Giraudoux (50 secondes 1/5 sur 400 mètres), Montherlant, Morand, Mac Orlan, Leblanc, on la retrouve évoquée d’une manière ou d’une autre, dans le recueil qui ouvre véritablement l’année olympique : Je me souviens de… la foulée de Perec (212 pages, 19,90 euros, Seuil). Le maitre d’œuvre Benoit Heimermann (décidemment, cet ancien grand reporter sportif est partout !) a sollicité vingt-sept écrivains pour leur demander quel était leur meilleur souvenir des Jeux Olympiques. Une sacrée distribution ! Une seule contrainte : un incipit à la Perec, celui de Je me souviens… Beau programme et résultats surprenants, émouvants, touchants, édifiants. On y apprend que l’acteur Bud Spencer des westerns spaghetti Trinita a dû être mince et glabre lorsqu’il était un nageur sélectionné deux fois de suite aux J.O. dans les années 50. Le texte le plus étonnant et le plus critique à l’égard des Jeux, est encore celui de Luc Lang pour qui « la surenchère du chiffre » en a tué l’esprit et qui appelle donc de ses vœux « une décroissance » desdits J.O. Ce n’est pas gagné. Les autres contributions gagnent aussi toutes à être lues. Leur point commun ? Le souvenir d’enfance, la télévision en famille. Pas toutes, mais presque.
Me revient alors soudainement le souvenir d’une conversation avec Jean-Luc Godard au cours de laquelle il s’illumina lorsqu’il fut question de tennis. Il jouait régulièrement avec un coach près de chez lui à Rolle (canton de Vaud) tant que sa condition physique le lui permit. Il nourrissait un projet de film dont il m’avait exposé la trame, laquelle tenait en un principe : suivre un grand champion (était-ce Ana Kournikova ?) dès son arrivée à l’aéroport pour disputer le tournoi de Roland-Garros, l’accompagner à son hôtel puis au stade, suivre tous ses déplacements et ses matchs jusqu’à son départ pour rentrer chez lui en ne cessant jamais de le filmer mais uniquement… les pieds du début à la fin car là réside la grâce et le génie du joueur d’exception ! Godard, quoi.
(« Dessin » photo de Janoon028 ; « Vladimir Nabokov au tennis »; « Agatha Christie, surfeuse. Photo de Christie; « Camus »; « Alfred Jarry » D.R.)
1 201 Réponses pour De l’esprit et de l’âme dans leur rencontre avec les muscles
@Le sujet trop sérieux pour polémiquer inutilement avec un Bas du front.
En effet ; assez soupé de ce blah blah
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