de Pierre Assouline

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La République des livres
De quelques autres romans dont on parle aussi

De quelques autres romans dont on parle aussi

Faut-il vraiment considérer un roman comme un organisme vivant doté d’un cœur battant et ses deux ventricules, le réel et la fiction ? En tout cas, Isabelle Desesquelles illustre une fois de plus cette conception dans Là où je nous entraine (288 pages, 20,90 euros, Lattès) mais avec plus d’intensité encore que dans ses précédents livres. A croire qu’elle a tout jeté dans l’affaire, tout ce qu’elle avait de plus intime et de plus précieux comme on joue son va-tout. Et pour cause : nous voilà embarqués dans l’histoire de deux petites filles dont la mère, dépressive et romantique, traductrice du russe mais du genre obsessionnel, à consacrer sa vie à un livre (La Guerre et la paix) s’est donnée la mort. L’annonce, l’absence, le vide, chacun sait les stations de ce chemin de croix. La lecture puis la découverte de la littérature et enfin l’écriture sauveront la petite fille devenue jeune fille puis femme de l’attrait du néant. Il n’y pas que la sororité : la mort hante son récit- et comment en serait-il autrement après un tel traumatisme ?

C’est le livre plus délicat à écrire, le plus difficile, le plus ambitieux pour l’auteure. Elle a su trouver la note juste et s’y tenir, qui plus est tout au long d’un double registre d’écriture, ce qui en augmente la complexité (lire un extrait ici). Comme si Thomas Mann avait intégré le Journal du docteur Faustus au Docteur Faustus, ou Gide le Journal des faux-monnayeurs à son roman. Le risque (heureusement contourné) d’un tel dispositif est de se regarder écrire. Mais quelle force sous la douceur, quelle fluidité sous la densité, quelle émeute d’émotions. On imagine l’épreuve que cela a représenté pour elle de l’écrire et la délivrance que c’est de ne plus avoir à l’écrire. L’ombre de pages de Clarice Lispector et de Philippe Jaccottet traversent ce roman. La Gene Tierney à laquelle s’identifie la narratrice est celle de The Ghost and Mrs Muir (1947), l’un des grands films de Joseph Mankiewicz enveloppé de la B.O. hitchcockienne de Bernard Hermann. On imagine que son inconscient y a puisé le néologisme d’«enfantôme ».

Le genre de livre que l’on écrit pour débarrasser les siens des non-dits qui pourraient les freiner, du poids d’un secret de famille, ce fardeau que l’on se repasse d’une génération l’autre non comme un sparadrap haddockien mais comme un paquet de névroses. L’écrivain y est incarné comme une mèche allumée sur un baril de poudre, la famille. L’explosion a produit ce roman qui secoue, trouble et parfois bouleverse. Parvenue à maturité, la narratrice croit se libérer dans une sexualité débridée dont elle ne nous cèle guère de détails, notamment dans l’évocation crue de ses relations avec un producteur qui suinte la promotion canapé. Mais la folie, les crises, le sentiment abandonnique lui font toujours cortège. Elle demeure une orpheline déboussolée qui se demande comment aimer une mère qui a fait tant de mal à ses enfants.

Avec Le Prince de Babylone (17,50 euros, 192 pages Seuil), Marianne Vic nous emporte, elle, derrière les faux-semblants d’une réussite internationale sans équivalent, sous l’illusion d’un mode de vie fastueux, l’inexorable descente aux enfers d’Yves Saint-Laurent. Par le biais d’un portrait romancé très subtilement agencé par quelqu’un de la famille (sa nièce, manifestement), nous sommes entrainés à la source du mal-être de ce créateur de génie : une famille de bourgeois névrosés totalement dysfonctionnelle dans l’Algérie coloniale, où l’on tait ce dont on ne doit pas parler (viol, inceste, bâtardise, honte de l’homosexualité), avec la figure dominante d’une mère monstrueuse régnant sur le clan féminin qui l’a élevé.

Le roman fait moins de 200 pages mais c’est la bonne distance car il est dérangeant, toxique, violent, troublant, construit sur des allers-retours chronologiques entre le Saint-Laurent oranais et le YSL parisien et marrackchi, mondial et mondain, alcoolotabagique et drogué, voué à son autodestruction, évoluant entre les Noailles, Jacques de Bascher, Karl Lagerfeld, Pierre Bergé, Victoire de Castellane, Anne-Marie Munoz… Tout ce qui n’apparaissait pas dans les deux biopics que le cinéma lui a consacrés, en tout cas pas aussi crûment, intelligemment. Une vraie mise à nu. Le roman commence et finit à l’église Saint-Roch, pour ses obsèques et pour le dixième anniversaire de sa disparition.

Le portrait du héros, sans renoncer à l’admiration affectueuse, est cruel car il ne dissimule rien de sa misogynie, de sa misanthropie et du mépris absolu qu’il vouait à tous, ne réservant son amour qu’aux animaux. Il n’en est pas moins s attachant pour ses défauts même. Un exploit car ce livre fait parler de sa famille celui qui n’en parlait jamais. Seule Marianne Vic pouvait se le permettre, et pour cause… Passionnant car très vivant, écrit, émaillé de choses vues et vécues, informé de l’intérieur. Mais quelle tristesse au fond que cette existence vouée à la solitude. Le rosebud de ce maniacodépressif qui s’étourdissait dans la relecture à l’infini de la Recherche du temps perdu ? El Nino azul de Goya, qui trônait dans son salon entre autres chefs d’œuvre, en face duquel il passait des nuits seul sans dire un mot, tableau qui se trouve désormais au Louvre…

Après la révélation du Bal des folles, Victoria Mas tient déjà ses promesses avec Un miracle (19,90 euros, Albin Michel), deuxième roman sur un adolescent perturbé qui jaillit dans une île du nord-Finistère en s’épanchant sur ses visions, son contact privilégié avec le monde invisible. S’il a eu une apparition, ce ne peut être que la Vierge. Ca finira mal pour lui. Mais on est emporté, on y va jusqu’au bout car Mas fait preuve d’une impressionnante maitrise de son sujet, de ses personnages, de son écriture (lire ici un extrait). On n’a peut-être pas aperçu Marie mère de Dieu, mais un écrivain à coup sûr.

Rien à faire : à la parution de chaque tome des mémoires de Yann Moix (celui-ci est le quatrième), je me laisse prendre par ce type pourri de talents mais si autodestructeur qu’il semble être le premier obstacle à leur éclosion. Cette fois, Paris (256 pages, 20,50 euros, Grasset). De volume en volume, je demeure convaincu que s’il avait tout rassemblé en un très gros livre, celui-ci aurait fait événement car le projet littéraire serait apparu incontestable – et Dieu sait que ce fou de littérature avait une vision et possède un indéniable talent (lire ici un extrait). Cette fois, il raconte ses tous débuts. C’est vif, drôle, pathétique. Au sens étymologique du terme: « qui émeut ».

 Enfin, tout autre chose. Encore que… Avec Simon Liberati, il faut s’attendre à tout même si l’univers de Performance (252 pages, 20 euros, Grasset) ne surprend pas dans son œuvre. Un producteur commande à un écrivain un scénario pour un projet de film sur les Rolling Stones des tous premiers temps. De leur naissance à la mort du manager Brian Epstein. En plein dans les sixties. L’écrivain, septuagénaire endetté et à sec question inspiration, n’arrête pas de ne pas écrire depuis des années. Parallèlement il vit une liaison bouleversante avec une mannequin anorexique (non, ce n’est plus un pléonasme encore que, à l’époque de la Schrimp…) qui pourrait être sa petite-fille. Il y a de belles pages sur l’icône Marianne Faithfull, la rivale Anita Pallenberg, les coucheries de l’androgyne Mick, la volupté du spectacle de la déchéance… (lire ici un extrait).

On suit l’écriture du scénario tandis que le narrateur vide les flacons de whisky. On apprend des choses sur la bisexualité de Jagger, le rapport entre la coke et le sado-masochisme, la difficulté de réussir des scènes de drogue au cinéma… Colette, Nerval, Rousseau, Larbaud, Mandiargues viennent faire un tour en vedette américaine car Liberati est un grand lecteur et il a de la patte. N’empêche que par moments, on dirait un Gault-Millau des substances : tout sur le LSD et ses variantes, les tripsd’acide, l’opium à mâcher, les champignons hallucinogènes, la poussière d’ange… « Les années 60 furent plus violentes et destructrices qu’aujourd’hui » écrit-il. Le narrateur est tellement schooté qu’il croit que les arbres ne l’aiment plus. Nous non plus et inversement. Lecture planante pour les nostalgiques de Rock & Folk première manière (j’en suis) mais c’est tout. A lire en récoutant As tears go by version Faithfull puis version live des Stones (ce livre-là supporte d’être lu en musique, ce n’est pas du Carl Schmitt).

(« Yves Saint-Laurent » photo D.R.; « Image extraite de The Ghost and Mrs Muir, film de Joseph Mankiewicz, D.R. ; Francisco de Goya y Lucientes, Portrait de Luis María de Cistué y Martínez (1788-1842), dit El niño azul (L’Enfant bleu), mars-avril 1791, Huile sur toile, 118 cm x 86 cm, Collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, don Pierre Bergé, 2009, Musée du Louvre ; « Euston Station à Londres : Mick Jagger, leader of the Rolling Stones, and his girlfriend, Marianne Faithfull, as they boarded a train for Bangor, North Wales, where they will attend a Love Pilgrimage. Also aboard the train were the Beatles. They are to spend five days living with Himalayan mystic Maharishi Mahesh Yogi, who has expounded the love doctrine around the world for years, 1967).

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