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La République des livres

De quoi en faire une maladie

Par Jean-Pierre Pisetta

S’il y a des fléaux qui inspirent, le Covid est bien de ceux-là. J’ai pris l’habitude, depuis un certain temps déjà, de chercher chaque année une nouvelle italienne inédite que je traduis avec ma classe de traduction littéraire de l’Université libre de Bruxelles. Dans le but de la publier, signée par les étudiants, bien sûr. Jusqu’à présent, tous les textes que nous avons tirés de l’oubli ont connu ce sort heureux, grâce aux revues qui les ont acceptés.

Il y a environ un an et demi, je découvre, dans un vieux recueil de nouvelles italiennes, le texte d’un auteur dont je n’ai jamais entendu parler, Libero Bigiaretti. Le recueil en question présente sa nouvelle intitulée Les lunettes (Gli occhiali, en italien). Je la propose à la seule étudiante inscrite dans l’option traduction littéraire au cours de l’année académique 2019-2020, elle l’apprécie et nous la traduisons. Une fois la traduction terminée, je l’envoie à la revue « Europe », qui nous publie souvent, et qui la reçoit favorablement. Comme chaque fois, on me demande aussi un petit texte sur l’auteur à publier en même temps que la traduction.

N’ayant jamais rien lu d’autre de Libero Bigiaretti, je cherche des informations à son sujet et, surtout, ses livres. Mais ils sont tous épuisés. Rayé du catalogue, notre auteur, qui n’est pourtant décédé qu’en 1993. J’en trouve malgré tout quelques-uns sur la Toile et plusieurs bouquinistes m’en envoient.

C’est peu dire que j’apprécie tout ce que je lis de lui. Un seul de ses livres a paru en français, chez Denoël en 1968, sous le titre La contre-image (La controfigura, en italien). Parmi tous ceux que je reçois, il y en a un que le commentateur de Bigiaretti (je me suis aussi procuré un essai qui lui a été consacré) classe tout à fait à part dans sa production, un recueil de quatre récits, assez longs, intitulé Uccidi o muori (« Tue ou meurs »). La raison pour laquelle le livre fait exception est que cet écrivain on ne peut plus réaliste a produit là un ensemble de textes relevant du genre « fantastique », expérience que Bigiaretti ne recommencera plus (et le livre paraît en 1958).

J’ouvre le recueil en mars 2020. Le premier confinement vient de commencer en Belgique lorsque je commence le deuxième récit, intitulé La maladie.

Si j’avais lu ce texte un an plus tôt, je l’aurais certainement apprécié car il ne parle pas que d’une maladie : il décrit aussi le tempérament d’un arriviste forcené, une relation homosexuelle entre la femme du « héros » et la fille de son patron, des thèmes guère traités dans l’Italie des années 1950, bref le texte conserve une étonnante modernité malgré ses soixante ans d’âge. Mais l’histoire de cette maladie étrange, inconnue, qui se révèle au fil des pages de plus en plus effroyable, en cette période épidémique me subjugue totalement, et apprenant à la fin que « c’est ainsi que débuta la mystérieuse épidémie qui décima… », je me suis aussitôt saisi de ma plume (j’écris toujours d’abord à la main) et j’ai traduit le texte.

Ce sont les éditions Allia qui, en juillet 2020, répondaient en premier à mes dix envois du manuscrit.

Le livre a paru le 4 mars dernier, avant même que la revue « Europe » ne publie la traduction des Lunettes, ce qui ne saurait tarder à présent.

La traduction de La maladie (Allia, mars 2021), en dehors des habituels efforts que requiert tout transfert d’une langue à une autre, efforts stylistiques, en particulier, dans ce cas, m’a néanmoins confronté à un problème que j’ai cru ne jamais pouvoir résoudre et dont la solution m’a pris presque plus de temps que la traduction de tout le récit.

Le docteur que consulte le personnage principal, Gino Rovelli, lui demande un papier d’identité pour s’assurer que le patient qu’il a en face de lui a bien l’âge qu’il prétend avoir. Gino Rovelli lui donne, pour ce faire, sa « carta postale ». Le docteur observe alors la photo… Cette « carta postale » était donc pourvue d’une photographie.

Aujourd’hui, lorsqu’on ne trouve pas un terme dans un ou plusieurs dictionnaires,  on le cherche sur la Toile et en quelques instants, parfois en quelques secondes, on obtient souvent une réponse ou des occurrences qui nous mettent sur une piste de réponse.

Essayez de taper « carta postale » sur la Toile et vous comprendrez mon embarras.

Un traducteur pressé aurait sans doute éludé le problème et remplacé cette « carta postale » par une quelconque pièce d’identité. Mais moi je n’étais qu’embarrassé, pas pressé, car personne ne m’avait demandé de traduire ce texte, je n’avais signé aucun contrat m’imposant un délai, et alors j’ai cherché.

D’abord auprès de mes amis italiens de Belgique, mais uniquement auprès de ceux qui avaient autour de vingt ans en 1958 – date de publication de l’original en Italie – et qui auraient pu voir ou utiliser une de ces « carta postale ». En vain. Je me suis alors adressé aux amis de la même tranche d’âge en Italie, sans plus de résultats. On me donnait des interprétations possibles, mais aucune certitude.

Entre-temps, je terminais la traduction du récit (52 pages dans l’original). Le terme « carta postale » était resté en italien et souligné dans mon travail. Il fallait que je continue mes recherches : je ne me rendrais pas.

J’ai alors eu l’idée de chercher sur la Toile des glossaires des Postes italiennes, des musées de la Poste, et j’ai enfin trouvé un site avec un lexique de termes postaux mais « carta postale » n’y figurait pas. Plus tard, j’en ai découvert un autre, mais « carta postale » était inconnu dans ce bataillon-là aussi. Cette fois, j’ai cru bon d’écrire au gestionnaire de ce dernier site, un particulier, peut-être un ancien employé des Postes, qui y avait laissé son adresse de contact.

Et la lumière fut.

« Bigiaretti, me répondait mon sauveur, utilise sans doute un terme familier qui circulait dans ces années-là pour désigner ce que l’on appelait officiellement la « tessera di riconoscimento postale » (carte de reconnaissance postale), terme qui se trouve d’ailleurs dans mon glossaire [effectivement], et qui servait de pièce d’identité postale pour pouvoir effectuer des opérations au guichet. Elle était effectivement pourvue d’une photographie pour pouvoir reconnaître le client. » Et il m’envoyait, à titre d’exemple, la reproduction d’une de ces « cartes d’identité émises par l’administration des Postes ».

Après avoir remercié mille et une fois mon correspondant, je pouvais enfin remplacer le terme italien dans ma traduction et y mettre à la place une solution qui reflétait mes recherches : « carte d’identité postale ». Le manuscrit pouvait prendre le chemin des maisons d’édition à qui je souhaitais l’adresser.

Quelques mois plus tard, je recevais de chez Allia, qui l’avait donc accepté, une version relue par la maison, avec des améliorations proposées pour ma traduction. Je tournais les pages de ce texte amendé, acceptant certaines modifications, en rejetant d’autres et soudain, une déflagration se produisit dans mon cerveau à la vue du mot « postale » biffé après la « carte d’identité ». Ce mot avait donc été considéré comme inutile, superflu, de trop. Cette « carta postale » qui m’avait fait suer sang et eau allait devenir, pour le lecteur final, une simple « carte d’identité », banale, de celles que tout le monde connaît.

« Mourir pour des idées, d’accord », mais on peut mourir aussi pour un seul mot !

Évidemment, « de l’extérieur », ce terme « carte d’identité » pouvait peut-être suffire, mais « de l’intérieur », cette biffure… j’en aurais fait une maladie, à mon tour.

Je n’ai pas dû arracher des pavés, dresser des barricades, parce que chez Allia, on les écoute, les traducteurs, a fortiori quand ils apportent de l’eau à son moulin. Et nous avons rapidement convenu de garder cette précision, en l’amendant quelque peu et en préférant « des Postes » à « postale », cette carte d’identité étant délivrée « par l’administration des Postes ».

J’ose espérer que l’un ou l’autre lecteur de La maladie se demandera, en lisant « carte d’identité des Postes », à quoi pouvait bien ressembler ce type de document. C’est le but d’une traduction dite « fidèle », n’est-ce pas ? de causer la même interrogation dans la langue cible que celle qui habite aussi le lecteur moderne de La malattia en italien, lorsqu’il tombe sur cette pièce d’identité appelée « carta postale » par Bigiaretti, « carta postale » qui n’est pas, bien sûr, une « carte postale » touristique qui s’appelle, en italien, une « cartolina ».

Mais j’oubliais : personne ne lit plus La malattia en Italie puisque le recueil qui contient ce texte est devenu une rareté et que Bigiaretti, en outre, a valsé aux oubliettes de la littérature italienne.

Bah ! je n’ai quand même pas perdu mon temps. Après avoir découvert le pot aux roses, j’ai écrit à toutes les connaissances italiennes que j’avais dérangées avec ma « carta postale » pour leur expliquer de quoi il s’agissait. Une amie ma répondu, après m’avoir remercié pour cette explication, que sa grand-mère avait bien raison de lui dire, en piémontais, chaque fois qu’elle apprenait encore quelque chose dans ses vieux jours :

« Mai ura d’meuire ! »

Il n’est jamais l’heure, en effet, de mourir.

JEAN-PIERRE PISETTA

(« Jean-Pierre Pisetta » et « Libero Bigiaretti » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

4 Réponses pour De quoi en faire une maladie

Jazzi dit: à

Belle conscience professionnelle qui vous honore.
Le propre de la littérature n’est-il pas de conserver la mémoire des objets en usage à l’époque concernée, d’autant plus quand ceux-ci sont devenus obsolètes et totalement oubliés ?

Paul Edel dit: à

Superbe texte et merci JP Pisetta .Un détail, en 1968, c’est le grand Georges Piroué qui s’occupait du département italien chez Denoël et qui a été un grand introducteur de la littérature italienne, et spécialiste de Pirandello et de Leonardo Sciascia .Un homme discret mais un « passeur » magnifique..

Véronique SCHOPP dit: à

Toutes mes félicitations pour votre ténacité qui nous permet de découvrir cette carte d’identité des Postes datant de la fin des années 50 en Italie. Votre article merveilleux sur le sujet m’a donné grande envie de lire votre traduction de « La malattia », que je viens de commander en ligne. Merci ! J’ai 62 ans et fais partie moi aussi de ceux qui adorent se coucher le soir en ayant appris quelque chose de nouveau ou découvert une belle surprise de la vie. Comme disent si bien nos amis les Anglais : ‘This Post Office identity card MADE MY DAY! »

Monique Bernard dit: à

Si tous les traducteurs étaient comme vous, on pourrait rêver…

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