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La République des livres

Pas si « perché » que ça !

Par Jean-Pierre Pisetta

Les grands noms de la traduction, qu’ils soient grands par leurs compétences ou par la notoriété qu’ils ont acquise dans le milieu, sont des étiquettes commodes pour les éditeurs qui veulent publier, pour des raisons philologiques, littéraires ou simplement commerciales, une nouvelle version d’un classique. Il suffit d’indiquer « nouvelle édition revue par… » ou « traduction revue par… » pour cautionner une parution prétendument remise à neuf.

Il y a quelques années, j’avais acheté, en français, Le jour de la chouette, roman de Leonardo Sciascia. Il avait été traduit en 1962 par Juliette Bertrand et Flammarion en avait publié, en 1986, une « Nouvelle édition revue par Mario Fusco ». En 1962, Mario Fusco ne traduisait pas encore ; en 1986, il était une sommité dans le secteur. Son nom pouvait donc être une garantie de sérieux dans la révision de cette traduction. Peu après avoir lu ce livre, j’écrivais à Flammarion, le 23 février 2001, une lettre qui resta sans réponse.

« C’est avec une certaine consternation que j’ai découvert la traduction du livre de Leonardo Sciascia intitulée Le jour de la chouette et publiée dans votre collection de poche GF. Mon principal regret est d’avoir fait acheter le livre par une quarantaine d’étudiants de l’Institut de traducteurs où j’enseigne, car cette publication contient des erreurs, des maladresses, voire des absurdités de traduction qui, si  elles figuraient dans un des travaux de ces étudiants, seraient sévèrement sanctionnées. Or le fait de les trouver dans des ouvrages édités par des traducteurs dits professionnels ne facilite guère notre tâche d’enseignants.

Si j’avais fait acheter la traduction française de ce roman de Sciascia, c’est que je me fiais à la signature de mon éminent confrère Mario Fusco, qui semblait avoir revu la traduction de Juliette Bertrand. Mais je doute fort que cette « Nouvelle édition » ait été réellement « revue » par M. Fusco. Loin  de moi la vanité de vous importuner avec un catalogue : je me limiterai à deux exemples qui prouvent à eux seuls que M. Fusco n’a pas revu ce texte ou qu’il n’a fait, hélas, que le survoler, car je ne doute pas de sa compétence en matière de traduction.

Page 172, on mentionne (lignes 24, 25) l’ouvrage de Brancati « Le bel Antoine », Il bell’Antonio en italien. La traduction du prénom du héros est pour le moins surprenante car ce livre a été traduit en 1950 et publié chez Laffont sous le titre Le bel Antonio. Il a été réédité en 1981 sous le même titre. Si Mme Bertrand l’ignorait, M. Fusco, vu ses fonctions de professeur de littérature italienne et d’éditeur, ne pouvait pas ne pas le savoir et ne pouvait pas, par conséquent, éviter de « revoir » ce titre.

Page 89, on parle (ligne 19) d’un jeu sicilien, la « zecchinetta », qui n’a pas été traduit en français, et ce à juste titre car il s’agit d’une réalité italienne difficilement transposable. Mais pourquoi diable alors avoir traduit (lignes 22 et 23) le mot italien « briscola », jeu de cartes également typiquement italien, par « belote » ? Des mafieux siciliens qui jouent à la belote au fin fond de la Sicile, ne trouvez-vous pas cela « déplacé » ? Pour ma part, je crois que M. Fusco aurait trouvé inadmissible que cette « belote » se joue dans un Cercle où l’on préférait, d’habitude, s’adonner à la « zecchinetta ».

Excusez la longueur de cette lettre, je n’ai pas eu le temps d’en faire une plus courte », écrivait Sciascia dans ce même livre (page 175). Je n’abuserai donc pas davantage de votre temps et, tout en espérant qu’une nouvelle et véritable révision de cette traduction, par ailleurs agréable à lire, verra bientôt le jour, je vous prie d’agréer l’expression de mes meilleures salutations et de croire à tout le respect que je porte à votre maison d’édition ».

Quelques années plus tard, j’achetais Le baron perché de Italo Calvino, dans la « traduction de l’italien de [encore] Juliette Bertrand revue [encore] par Mario Fusco ». Je n’ai plus repris ma plume pour importuner Gallimard, cette fois : Calvino s’était déjà plaint en 1960 – c’est Maria Craipeau, qui l’avait interviewé pour « France Observateur », qui le rapportait – qu’on eût traduit son livre par Le baron perché, « perché, “appollaiato”, soulignait-il, évoque l’immobilité, alors que le baron est la mobilité en personne ». Pour satisfaire les mânes de Calvino, Mario Fusco aurait été bien inspiré de revoir ce titre, pour intangible qu’il paraisse et bien qu’il semble appartenir à la culture française aussi : un article du journal Le Monde, daté du 11 octobre 2012 et signé par Renaud Machart, où il était question notamment du baron Haussmann, s’intitulait tout simplement Le baron perché, sans guillemets ni la moindre référence à Calvino.

Ayant analysé une partie de ce roman avec mes étudiants, j’avais cru bon, après la lecture de cette « traduction revue par Mario Fusco », d’opérer un petit catalogue raisonné et exhaustif des passages qui auraient mérité une révision cohérente et qui auraient pu conduire à une nouvelle formulation du titre.

Les ouvrages dont je m’étais servi étaient, pour l’original : Italo Calvino, Il barone rampante, Turin, Einaudi, 1957, collection Nuovi Coralli, 1979 ; pour la traduction : Italo Calvino, Le baron perché, traduction de Juliette Bertrand (1960) revue par Mario Fusco, Paris, Gallimard (Folio), 2001.

Le terme « perché » correspond, comme le savait apparemment très bien Calvino, à l’italien « appollaiato ». C’est la position, statique, du corbeau dans la fable de La Fontaine ; « rampante » est le participe présent du verbe « rampare », « grimper », utilisé rarement (disent les dictionnaires italiens) à la place du plus commun « arrampicarsi ». (Le terme « rampant » est aussi utilisé en français pour désigner sur les blasons – dans la vieille acception du verbe « ramper » qui signifiait autrefois « grimper avec des griffes » – des animaux dressés sur leurs pattes arrière.) Le terme « rampante » évoque donc bien la mobilité, comme le soulignait d’ailleurs Calvino. On comprend que la traduction Le baron perché ait pu le décevoir.

Le terme « appollaiato » est utilisé dix fois dans le roman de Calvino, et il a été traduit à chaque fois, comme de juste, par « perché ». En voici la première occurrence : « Socchiuse le palpebre per guardare in su controcielo (dove il sole cresceva) e vide che su quello e sugli alberi vicini c’era pieno di ragazzi appollaiati » (p. 39 de l’édition italienne) ; « Il écarquilla [traduction erronée non corrigée par Mario Fusco, « socchiudere » signifiant « fermer – ou ouvrir – à demi »] les yeux pour regarder en l’air, à contre-jour – le soleil montait –, et vit que sur cet arbre et sur les cerisiers voisins, étaient perchés des quantités d’enfants » (p. 59 de l’édition française).

Les termes « rampare » ou « rampante » apparaissent en tout neuf fois dans l’original, et ils ont été traduits au moyen des solutions suivantes : « se dresser », « grimper », « hisser », « évoluer », « perché », « grimpeur ».

Le terme, et la difficulté de le traduire, avait donc bien été identifiée par Juliette Bertrand, d’autant plus que le terme courant « arrampicarsi » apparaît aussi 13 fois dans l’original, et Juliette Bertrand l’avait presque toujours traduit par « grimper » ou « se hisser ».

Le lecteur comprendra aisément que l’on pouvait rectifier le tir, dans de cette « Nouvelle édition revue par Mario Fusco », et proposer un titre français plus « mobile » et, par conséquent, plus proche des intentions de l’auteur. Je lui laisserai le soin de trouver la meilleure rectification possible tout en lui signalant, en passant, qu’une récente traduction a vu le jour, chez Gallimard encore, mais avec le même titre ! Calvino, perché au paradis des grands auteurs, continuera à « la trouver mauvaise ».

Jean-Pierre Pisetta

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

2 Réponses pour Pas si « perché » que ça !

OZYMANDIAS dit: à

Et que dire du Vicomte pourfendu et du Chevalier inexistant du même Calvino, deux piètres traductions en français qui ne reflètent guère toute la saveur de la langue calvinonienne. Fades et insipides traductions de la trilogie héraldique, hélas !

xlew b.m. dit: à

Cela rappellera la controverse « Sous le volcan » vs « Au-dessous du volcan ».
Remplaçons le volcan par un chêne vert et nous y sommes presque.
Jamais déçus dessus.
Tout repose, comme vous le dites bien, sur l’héraldique, les correcteurs français – très conservateurs, contrairement à une idée admise -, échaudés ou non par le cheval dit cabré de la Ferrari, ne voulurent pas se mouiller plus avant.
Pour brouiller le ‘rampollo’ (la source, le bourgeon de l’histoire), encore un peu plus, l’expression commune qui designe le personnel au sol d’un aéroport, « i rampanti », les rampants, s’entend dans les deux langues.
Combien de fois entendit-on, sur la RAI, le nom de « grimpeur », en français dans le texte, pour qualifier les exploits du « scalatore puro », Marco Pantani, l’elefantino napoléonien ?
Pourquoi le jeune Cosimo, baronnet de douze ans, ne prit-il les airs qu’à la fin du roman ?
Le Baron pourquoi, un titre possible désormais, perché no ?

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