de Pierre Assouline

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Fantômas, le retour

Fantômas, le retour

« Fantômas », quelle marque de génie ! dirait un pubard. Ce qui n’est pas faux. Même s’il va de soi que ses créateurs, Pierre Souvestre, avocat, journaliste, écrivain, et Marcel Allain, son jeune secrétaire, n’y pensaient pas lorsqu’ils ont lancé cette ombre en librairie en 1911, suite à la commande d’un éditeur. On ne pense jamais que l’on va créer un mythe ni une légende. Sauf à être un fabricant et à se planter. Le cinéma ne fut pas étranger à son succès immédiat. Car de même qu’il s’est emparé de Maigret dès sa naissance et ne l’a plus lâché, il a sauté sur Fantômas dès 1913 grâce à Louis Feuillade qui en a fait cinq films, en guise d’ouverture d’une mine qui donnera des pépites de plus ou moins de valeur (passons…). On y revient ces jours-ci en fanfare avec un essai Fantômas, biographie d’un criminel imaginaire de Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux (Les Prairies ordinaires, 184 p., 21 €), et le début de la réédition des Œuvres complètes avec les mêmes comme responsables de l’édition (1 270 pages et  1250 pages, 30 €.Bouquins/ Laffont), deux premiers volumes qui seront suivis par six autres, le tout formant l’intégrale dans son intégrité- une première, soi dit en pensant, qui pourrait porter en bandeau « L’encyclopédie du crime ».

Insaisissable, Fantômas, celui qui défie l’ordre, le pouvoir, l’autorité, mais pas seulement. Provocateur, le bandit magnétique est partout et nulle part. Le slogan publicitaire imaginé par la librairie Fayard le prétendait plus inquiétant que Cartouche, plus subtil que Vidocq, plus fort que Rocambole. Ce qui est une manière d’annoncer dans quelle lignée dynastique on s’inscrit étant entendu que les intrigues, dictées plutôt qu’écrites, et parfois à la diable pour obéir aux cadences infernales de l’éditeur, sont tortueuses, sombres, tordues, ténébreuses.

Pas très politiquement correct, Fantômas. Tout ce qui fait sa gloire s’inscrit contre la morale bourgeoise. Crimes sans châtiment avec rapines à la clef. De plus il y met une pointe de sadisme. Forcément, le génie du crime étant aussi un génie du mal ne peut éviter de raffiner ses tortures. Mais sa cruauté gratuite gêne encore. Disons que cela participe de son excentricité.

Il a créé son poncif en intégrant ceux des autres à commencer par ceux du policier à la Conan Doyle, des habits noirs de Paul Féval, du fantômas de l’Opéra de Leroux, de l’Arsène à Leblanc, de l’exotisme social d’Aristide Bruant et ceux des mystères de Paris à la Eugène Sue. Tous les codes du feuilleton y sont, à commencer par sa périodicité (un roman par mois), de manière à créer un rendez-vous avec le lecteur accroché par cet appel. Malgré cet enracinement dans les techniques du XIXème siècle, l’épopée de Fantômas n’en est pas moins perçue en son temps comme une incarnation de la modernité grâce notamment au graphisme de ses couvertures, aux mutations urbaines qu’il décrit et aux nouvelles inventions techniques dont il fait usage (automobile, téléphone, métro…).

Les deux auteurs (ou Souvestre et son nègre Allain, comme on dit aussi) ont écrit trente-deux mois durant sans interruption trente-deux titres de la saga (février 1911-septembre 1913). Pas sûr que tous les historiens de la fameuse année 1913, qui concentre tant d’inventions, de créations et d’imaginations artistiques, aient rendu justice à celle-ci. La série propage un réel halluciné porté par une imagination nourrie à la lecture des faits divers (grands crimes, naufrage du Titanic) et de l’actualité politique (l’arrestation de la bande à Bonnot). Elle exerce une influence qui va de l’avant-garde poétique de son temps (Apollinaire et Max Jacob sont les fondateurs de la Société des amis de Fantômas dès 1912) aux surréalistes qui suivront et se passionneront, et au-delà au Francis Blanche de Signé Furax. Voilà une œuvre caricaturale et excessive jusqu’au mauvais goût revendiqué, ce qui ne va pas de soi lorsqu’on accède au double statut apparemment antagoniste de mythe populaire et littéraire.

Le maître de l’effroi est aussi un Protée des égouts. Ne pas oublier les personnages secondaires. Chacun le sien. Quant à moi entre Fandor et Juve, j’ai de longue date élu la maîtresse de l’anti-héros, Lady Maud Beltham, dont les cas de conscience adultérins fleurent bon le goût du pêché. Frac, haut-de-forme et loup noirs quand il apparaît, cagoule et collant noirs quand il disparaît, noir est ce géant qui domine la ville, spectre aux yeux gris qui s’efface sans laisser de traces.

On ne devrait pas pouvoir faire d’histoire de la ville au XXème siècle sans se référer, d’une manière ou d’une autre, à la violence urbaine selon Fantômas. De là à en faire, comme Cendrars, « l’Eneide des temps modernes », à voir une œuvre d’art dans chacune de ses scènes de crime et à en faire une figure de l’inquiétante étrangeté freudienne, n’exagérons rien. Unheimlich, Fantômas ? Hmmm… Une expression suffit déjà à faire le trait d’union entre le début et la fin du premier demi-siècle : « l’armée du crime » qui stigmatise les Apaches voyous-trafiquants-proxénétes et terreurs des bals au début ,et les « terroristes » de l’affiche rouge à la fin.

En un siècle et des poussières, l’aventure de Fantômas l’a fait passer du statut de personnage à celui d’icône, phénomène assez rare pour qu’on le re/marque. Si l’on devait effectivement assister à sa résurrection littéraire, ce serait aussi le signe de nos inquiétudes. Alors, ça se relit, Fantômas ? Et comment : essayez Le Mort qui tue, pour commencer. Rien que le titre, déjà…

(« Léon Smet dit Jean-Michel, père du futur… Johnny Hallyday, dans Monsieur Fantômas (1937) d’Ernst Moerman)

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