
La mémoire hurlante de Philippe Druillet
C’est l’histoire d’un type barré, mais bien barré. Son livre devait à l’origine s’intituler « Ma vie, mes mémoires, mon cul » ; son éditeur, Laurent Beccaria, a finalement préféré Delirium (280 pages, 17 euros, Les Arènes), allez savoir pourquoi. C’est égal. L’autoportrait est passionnant. Il secoue car Philippe Druillet est tout sauf un personnage indifférent. Une légende vivante, et bien remuante, tant de la bande dessinée que de la science-fiction. Delirius, Yragaël, la Nuit, Vuzz… Quand il était petit, il rêvait de devenir artiste. Il aura touché à tout (scénariste, décorateur, peintre, chineur, sculpteur et même designer), touche à tout parce que tout le touche à la manière d’un Cocteau admiré, mais préfère se dire auteur de bande dessinée, simplement. Non par fausse modestie mais parce qu’il doit tout à la BD.
Ceux qui sont nés dans la France des années 40 n’ont pas été baptisés Philippe par hasard. Pétain pour parrain, on s’en doute. Mais certains ont fait mieux, ou pire. Il est né le 28 juin 1944, le jour où un commando de la Résistance a assassiné Philippe Henriot, orateur de la propagande vichyste à la radio. Ses parents : un couple de fachos purs et durs. Son père Victor Druillet avait donné un coup de main aux nationalistes pendant la guerre civile espagnole avant de fliquer les communistes espagnols réfugiés en France ; sous l’Occupation, il fut le délégué de la Milice pour le Gers. Sa mère itou. « Mon père, son héros ». Cadre administratif dans la Milice, aussi collabo que son mari et sans regrets jusqu’à son dernier souffle. Au moment de l’ultime débandade, ils se sont naturellement réfugiés dans l’Espagne de Franco. Là que le petit Druillet a grandi du côté de Figueras, entre un père dont il finira par comprendre qu’il était « une ordure » et une mère qu’il a toujours haïe à l’égal d’« un monstre ». Après la mort de son père, une fois rentrés en France, la famille s’installe dans le XVIème, à la loge du concierge. Mais ce n’est pas de son statut social que le lycéen de Janson-de-Sailly aura honte, c’est des convictions de sa mère. A son enterrement, il n’y a pas si longtemps, il n’a pas pu se retenir d’éclater de rire. Druillet fils lâche enfin le paquet à 70 ans. Il balance ses géniteurs. Ce qu’il leur pardonne le moins ? L’avoir élevé dans le mensonge. Celui d’une réalité repeinte par leurs soins aux couleurs du fascisme. Une inversion de toutes les valeurs. Il lui a fallu un documentaire découvert à la Cinémathèque pour découvrir ce que fut vraiment l’Occupation.
Voilà, c’est fait. Et pour le reste ? Ses influences en vrac, pour ne pas dire en chaos : Edgar P. Jacobs, génial créateur de Blake et Mortimer, Hergé, le Kubrick de 2001, l’odyssée de l’espace, le Matin des magiciens de Bergier et Pauwels : « Ils disaient qu’il y avait quelque chose derrière le miroir, c’était bouleversant ». Et de manière plus diffuse l’univers ésotérique des signes, des symboles et des codes tels qu’on les retrouve dans les sociétés initiatiques. Pas étonnant que les cercles et les triangles soient devenus sa signature subliminale, sa marque de fabrique.
Pour ce bloc de granit qui est aussi un bloc de sensibilité, tout est combat. Il semble n’avoir rien fait dans sa vie qui n’ait été sous le signe de l’excès. Dessiner, travailler, baiser, flâner, collectionner, s’abreuver, se droguer, se fâcher, aimer surtout. Il faut lire cet autoportrait comme une reconnaissance de dettes. Un « Ce que je dois » qui n’exclut pas un franc-parler ravageur. On la retrouve intacte dans ce livre, sa langue crue, imagée, violente, grossière, inventive. Grâces en soient rendues à celui qui a tenu la plume, et co-signe en couverture, David Alliot, un spécialiste de Céline. La parenté entre le dessinateur et le romancier n’est pas à chercher que dans le langage : en 1945 à Sigmaringen, le docteur Destouches soigna et fit sauter sur ses genoux le bébé du chef milicien Victor Druillet…
Lone Sloane, son chevalier errant de l’espace, son héros double, est né lors de son séjour au service photographique des armées. Incroyable tout ce que l’ennui encaserné a pu stimuler comme vocations pas très militaires.Le fait est que Druillet est un pur autodidacte qui a fait seul ses humanités en traînant ses santiags dans les musées. Gustave Doré fut son maître à dessiner, Gustave Moreau son maître à peindre, Gustave Flaubert son maître à écrire (il a travaillé sept ans à mettre son Salammbô en images). Appelons cela la bénédiction des Gustave. Turner lui arracha des larmes et les grottes de Lascaux demeurent dans sa mémoire comme la révélation absolue. A connu Rimbaud via Léo Ferré.
Barbare autoproclamé, il se présente volontiers comme fou à lier, ce qui est toujours un peu suspect. Sauf qu’il est vraiment du genre à hurler au lieu d’engueuler, à monter sur les tables pour haranguer. Aime jouer le rôle du primal face aux intellos qui le débectent. Ce qui ne l’empêche pas de dîner souvent chez Jacques Attali avec ses copains et le président Mitterrand qui le séduit (« Un sphinx qui dégageait la puissance d’un Terminator »). Il faut toujours qu’il la ramène. On croit qu’il a la haine alors qu’il a la rage. Grande gueule et fort-en-gueule, assurément. Les cancérologues qui ont soigné sa femme jusqu’à sa mort se font copieusement et nommément insulter dans le livre. Parle volontiers de lui à la troisième personne et se charge le cas échéant de dire tout le bien qu’il pense de « mon œuvre ». N’empêche qu’il est miné par l’angoisse. Torturé, Druillet ? Le moins qu’on puisse dire. Mais le doute est son moteur. Sa camisole, il se l’est passée tout seul. Pas que la vodka et le scotch à outrance, même si le capitaine Haddock est son personnage de chevet. Coke en stock à tous les étages. Son œuvre lui doit beaucoup. Le chapitre aurait pu s’intituler « La vie du rail ». Puis l’héroïne à flux tendu. De sacrés voyages dont il a failli ne pas revenir. Atterrissages en catastrophe et dépressions en série. Trois tentatives de suicide. Mais qu’en serait-il du délire maîtrisé de ses albums sans ce délire-là ?
Quelque chose en lui du rescapé. Toujours debout après tout ce qu’il a absorbé comme alcools et comme drogues. Un cas d’école pour la médecine. Si l’on examinait ce livre au microscope, on y verrait le rare précipité d’énergie vitale d’un autodestructeur. Les pages sur ses femmes sont les plus émouvantes. Celles sur ses hommes les plus fortes. Ses années Pilote et ses années Métal hurlant. Le compagnonnage avec Goscinny, Moebius, Bilal, Jean-Pierre Dionnet et Cabu en qui il voit « notre Daumier ». On peut les préférer à celles qu’il consacre à d’autres de ses potes, Benjamin de Rothschild en qui il voit son Laurent de Médicis, ou le commissaire-priseur Cornette de Saint-Cyr.
Inventeur de son style et de son genre, c’est un authentique créateur. De ceux qui donnent vie à des univers et des personnages. Ils ne sont pas si nombreux. Ses rêves, ses cauchemars, ses délires, ses fantasmes, tous constitutifs d’une vision, ont façonné notre imaginaire. Peu d’écrivains peuvent en dire autant. Si la bande dessinée est devenue un art à part entière, si elle a droit de cité dans les musées et les galeries, c’est aussi à lui qu’elle le doit. Aussi mais pas uniquement à lui.
Après avoir craché le morceau, Druillet semble plus apaisé mais pas moins toxique. Ebahi par la dimension médiumnique de ses propres albums, il n’est pas surpris par ce que la technologie a fait de nous, il suffisait de bien lire Ballard et Philip K. Dick il y a longtemps déjà pour le deviner. Il annonce le retour d’une sauvagerie archaïque. Quand on y sera, on se retrouvera tous dans sa nuit et ce ne sera pas triste.