La rentrée en fanfare des premiers romans
Les gazettes s’échinent, comme chaque année à la même époque, à chercher « le » thème de la rentrée littéraire en regroupant quelques livres artificiellement ; certaines trouvent un air de famille à des romans où les parents sont remis en question ; d’autres regroupent les romans à clefs entre eux, ce qui a au moins le mérite de pointer la vanité du genre ; on attend ceux qui déploreront à juste titre le grand absent, à savoir la question sociale ; alors que le retour en force, en vivacité, en énergie, en audace, en liberté du premier roman sur le devant de la scène littéraire devrait suffire à exciter la curiosité. Cela faisait longtemps qu’il n’y en avait pas eu autant, de cette encre, signés par des jeunes femmes.
Jacques-Pierre Amette, dont les critiques enchantèrent longtemps les pages culturelles du Point, a bien dit sur son blog la joie et l’émotion qui furent les siennes à chaque rentrée littéraire à l’instant de découvrir des premiers romans. Car c’est souvent la promesse d’une révélation, d’une voix nouvelle, d’un autre son qui surgit là où ne l’attend pas dans la cacophonie de septembre. La surprise et l’imprévu. Un primoromancier, comme on dit sans grâce, se permet tout car il n’a rien promis à personne et nul ne l’attend pour lui réclamer des comptes. Il n’est que de penser à la violence inouïe et à l’ironie subversive du premier roman de Patrick Modiano La Place de l’Etoile (1968), si puissante, provocatrice, dérangeante que non seulement elle s’absenta du reste de son œuvre, mais elle fut tempérée, amendée, corrigée dès la réédition du livre et dans toutes celles qui suivirent.
Madame Bovary, Sous le soleil de Satan, Le Dernier des Justes, Le Procès verbal, Une journée d’Ivan Denissovitch, Les Bienveillantes … : souvent, un premier roman est un cri ; puis il arrive que l’auteur chante sa chanson en d’innombrables variations à partir de sa partition originelle ; enfin l’œuvre se poursuit trop longtemps et s’achève en un disque rayé. En cette veille de rentrée littéraire qui voit paraître 567 nouveaux romans dont 381 de langue française et parmi ceux-ci 94 premiers romans, tout indique, une fois n’est pas coutume, que dans cette dernière catégorie se trouvent les pépites du cru 2018.
Dans La vraie vie (270 pages, 17 euros, L’Iconoclaste) d’Adeline Dieudonné (née en 1982), la narratrice, une fille de 15 ans, vit entre un père brutal, cynique, adhérent d’un club de tir, très chasse-pêche-et traditions, et une mère abrutie de coups et résignée à sa situation de souffre-douleur (« une amibe »). Elle est prête à tout pour assurer le salut de son petit frère de 11 ans et le soustraire à ce destin en « empêchant la vermine de manger son cerveau ».Lui rendre son rire en lui faisant oublier le spectacle de la violence familiale. Pour y parvenir, elle doit affronter avec ses faibles moyens, et malgré sa jeunesse, un chaos sordide. Un climat de terreur quotidienne imposée par le père. Elle résiste en se barricadant dans le royaume intérieur qu’elle s’est construit. La scène de chasse nocturne où elle est la proie est puissante. Comme le sont tous ces moments où ce qu’elle appelle « la hyène » s’empare de l’esprit et du corps de son père pour libérer ses pulsions de mort. Au-delà d’un simple fait divers de bas de page, ce vrai roman est un paquet de rage froide, de douleurs, de peurs et de colères. Malgré la noirceur du propos, il est animé d’une énergie incroyable. L’auteure réussit à rendre la tragédie familiale réjouissante tant l’écriture de ce récit compact est vive, enlevée. Une musique étourdissante s’en dégage. Un ton nouveau. Cette chronique de la survie dans une société dominée par la violence, je l’ai reçue comme un coup de poing.
Le hasard a fait que j’ai lu Ca raconte Sarah (192 pages, 15 euros, Minuit) de Pauline Delabroy-Allard juste après. Vraiment le hasard. Et là, à nouveau, un choc émotionnel. A telle enseigne que je l’ai aussitôt relu (188 pages mais d’une densité exceptionnelle, ca vaut bien 3000 pages vides de Karl Ove Knausgaard) car je craignais d’avoir raté un détail, une clef. La narratrice, une prof de 35 ans, calme, réfléchie, réservée, abandonnée du jour au lendemain par le père de son enfant, qui vit désormais avec un compagnon, est éblouie par une invitée lors d’un diner chez des amis. Une certaine Sarah venue seule, qui est tout ce qu’elle n’est pas. Une violoniste d’un quatuor qui dégage une belle énergie et fait la conquête de tous par ses élans, ses enthousiasmes, sa drôlerie, son côté fantasque. Elles s’écrivent, se revoient, se lient d’amitié. Jusqu’à ce qu’elles fassent l’amour. Leur première fois :
« Faire l’amour avec une femme est une tempête. (…) Dans cette tempête, elle était capitaine de navire, j’étais femme de marin »…
Dès lors, sur fond de Schubert, c’est le récit d’une histoire d’amour fou, suffocant, irrésistible, comme on en a rarement lue. Intime mais jamais impudique. Sarah est si vivante que ça ne peut qu’en être mortel à force. Quand son adorée s’éloigne d’elle lorsqu’on lui découvre un cancer, et qu’elle part à la recherche du temps retrouvé sur les lieux qui furent les leurs, la narratrice est ivre de chagrin, de solitude, de folie. Dès lors sa vie brûle ; elle tente de ne pas se laisser consumer, de survivre à cette folie qui la gagne. Deux parties : d’abord un portrait de Sarah, puis une introspection de la narratrice. Un délire sensuel maitrisé et ordonné par une écriture renversante quoique formatée Minuit , à qui elle l’a envoyé par la poste, et élaborée sous la tutelle lointaine de Marguerite Duras. Ca commence aux accents de La Truite à Paris puis Marseille, ca s’achève à ceux de La Jeune fille et la mort du côté de Trieste car c’est aussi de cela qu’il s’agit. Cette méditation sur la perte, je l’ai achevée les larmes aux yeux, et non sans colère en songeant que la presse sera peut-être incurieuse avec le premier roman de cette inconnue née en 1988 alors que les gazetiers noircissent déjà des pages et des pages sur les trucs d’Emilie Frèche.
Dans un tout autre genre, que Marie-Mathilde de Malfilâtre (née en 1987 et dotée d’un CV assez étonnant) semble d’ailleurs être des rares à illustrer avec Babylone Express (256 pages, 18 euros, Le Dilettante), ça déménage chez les borderlinersentre came et cul, squat et putes, deal et gangbang, glauque et parano, sordide et overdose. Razzia sur la chnouf en version néo-punk, avec en prime un GaultMillau des substances psychoactives. Quand on pense que c’est publié par l’éditeur d’Anna Gavalda… Luna, l’héroïne (si je puis dire) du roman, ex jeune fille de bonne famille et une ancienne officière de gendarmerie reconvertie dans le deal (mais oui, c’est possible et pas que dans les douanes) n’en est pas moins attachante. Mesca et aya à tous les étages. Elle balade tout le temps son tempérament de feu au Maroc, on the roadà la Kerouac mais pas pour le soleil. En Italie aussi. Elle s’enfile tout le monde et tous les produits mais au moins, elle mange sainement. Elle est végétarienne et naturopathe. A se demander parfois si la coke du petit-déjeuner est bio. Elle et son copain Marco veulent gagner assez pour s’offrir une très onéreuse formation de praticien de santé naturopathe. On la suit, on veut savoir où elle nous mène dans ce qui lui tient lieu de catharsis littéraire. Car une voix d’écrivain se dégage de ces pages. Une voix qui secoue. Une expérience que cette lecture dans une langue « brut contemporain » pleine d’humour Je vous le recommande chaudement. Ca change des mièvreries autofictionnelles à deux balles. Là, ça dépote. Je ne l’ai pas lâché et je l’ai lu avec une curiosité anthropologique comme s’il s’agissait des Nambikvaras.. Mais je ne sais trop quoi en penser, étant moins familier de l’acide que de la vitamine C.
Une réussite que La vérité sort de la bouche du cheval (272 pages, Gallimard) de Meryem Alaoui. Chronique parfois picaresque de la vie comme elle va d’une prostituée casablancaise qui ne s’en laisse pas compter, ça sonne juste car la narratrice parle dans une langue qui n’en fait pas trop dans l’argot, l’exotisme. La kyrielle de personnages secondaires qui tournent autour d’elle dans le quartier populaire du Maarif où elle œuvre sont également authentiques : son amoureux, sa meilleure amie, sa mère… Une atmosphère truculente qui m’a fait penser à La Vie devant soi. Jusqu’à l’arrivée qui d’une cinéaste qui veut mettre le quartier en boite, raconter la prostitution et propose donc à l’héroïne de tenir son propre rôle. Une aventure qui la mènera jusqu’en Amérique ! C’est mordant, endiablé, souriant malgré les drames de la vie et le terreau de la misère. Il y a là une vitalité qui défie les drames, une liberté réjouissante et beaucoup d’audaces.
(à suivre)
(Illustration de Pep Boatella ; « La plus longue phrase de la Recherche du temps perdudéployée par des proustiens fous devant le Grand Hôtel à Cabourg » photo D.R. ; « Le coin le plus dantesque de Genève » photo Passou)
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